Le sourire de Pouchkine

[원문] 러시아의 클리셰에 푸시킨은 없다

2010-10-11     Evelyne Pieiller

Les festivités de la très officielle année France-Russie 2010 ont pour ambition de permettre « aux cœurs russe et français de battre au même rythme », ce qui, pour être une expression strictement dépourvue de sens, n’en a pas moins le mérite d’affirmer clairement que l’objectif n’est pas de donner à penser. A quelques exceptions près, ledit objectif risque d’être brillamment atteint : car , de la « sainte Russie » au « génie romantique », en passant par le « contrepoint russe, de l’icône au musée », des opéras aux tournois d’échecs sans surtout oublier les tutus et apparentés , c’est la fameuse « âme russe » qui semble avant tout célébrée. Elle a l’avantage d’être énigmatique, poétique, exotique, et …irréductible à l’épisode soviétique. <<번역문 보기>>

La Russie éternelle s’épanouit en beaux clichés agréablement propices au « merchandising » et au mécénat, estompant hardiment ce qui porterait atteinte à l’effusion sentimentale suscitée par tant de spiritualité et de lyrisme. On comprend mieux que le calendrier officiel de l’année France-Russie ne mentionne pas l’exposition consacrée à « Pouchkine illustré ». Pouchkine est imprévu. Il aurait certainement approuvé le dicton russe trop peu connu : « prie Dieu autant que tu veux, mais continue quand même à ramer. » Il a l’écriture concise, l’ironie magnifique, « il composait des vers extrêmement arrogants, extrêmement personnels et extrêmement médisants », pour citer un de ses grands admirateurs, et il ne paraît guère torturé par le doute métaphysique… C’est dire qu’il correspond bien mal aux saints lieux communs.

L’exposition « Pouchkine illustré », présentée par la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg , permet de découvrir, outre les dessins de Pouchkine même, les transpositions qu’elles ont inspirées chez les peintres et dessinateurs, majoritairement russes. Gravures sur bois ou encres de chine, aquarelles ou fusains, ces compositions, décors d’opéra, affiches de cinéma, illustrations de livres, font apparaître à la fois la diversité des genres que Pouchkine a pratiqués, et l’étonnante alternance entre les deux grandes interprétations visuelles qu’il a suscitées, la réinvention sophistiquée de formes populaires, et la modernité d’une stylisation nerveuse : dont sont emblématiques, entre tant d’autres, le merveilleux Ivan Bilibine, qui illustra les contes de Pouchkine au début du XXe siècle en empruntant à l’esthétique traditionnelle de l’art populaire russe, et Alexandre Alexeïeff, qui , dans les années trente, impose un graphisme jouant avec l’hyperréalisme halluciné.

Il y a là un pur bonheur à traverser plus d’un siècle de recherche de formes, à apprécier, dans le registre supposé mineur de l’illustration, la vitalité du dialogue avec l’œuvre pouchkinienne, au fil d’une histoire qui commence sous le tsarisme, et se poursuit principalement à travers les accomplissements et les empêchements du socialisme soviétique. Il n’en demeure pas moins que, pour apprécier pleinement ce dialogue, il n’est pas tout à fait inutile de connaître un peu les écrits de Pouchkine même, qui, pour avoir été jadis traduit par Gide, et par Aragon, n’en a pas moins continué à être respectueusement, et vigoureusement négligé par les conformismes dominants.

Le nègre de Pierre le Grand, qui vient opportunément d’être réédité , peut servir de plaisante introduction. Pouchkine a vingt huit ans quand il entreprend de l’écrire, en 1827, il lui reste dix ans à vivre. Nicolas 1er est tsar depuis deux ans, son règne s’est ouvert sur la répression du mouvement des « décembristes », de jeunes officiers cherchant à renverser l’absolutisme. Pouchkine, qui a été proche de ce mouvement, et qui a connu six ans d’exil pour ses poèmes « subversifs », obtient néanmoins du nouveau tsar sa « grâce », ce qui n’empêchera pas les autorités de surveiller de très près ce qu’écrit ce jeune poète. Les autorités n’ont pas tort, Pouchkine est foncièrement insolent. Toute sa vie, il s’intéressera avec obstination, aux grandes figures de rebelle. Pouchkine célébrait en Stenka Razine, le chef de la légendaire révolte des Cosaques du Don, « le seul personnage poétique de l’histoire russe »…

Mais cette tension fondamentale, entre le peuple et le pouvoir, l’obéissance et la prise des armes, renvoie aussi aux forces antagonistes qui ont longtemps remué l’Empire, de l’oscillation entre l’ouverture sur « l’Europe » au repli sur l’identité « slave-orthodoxe », du choix de la « modernité » à la valorisation de la tradition… Ce dont rend compte précisément l’exposition Pouchkine illustré. Le style de Pouchkine, travaillant les contradictions, pratiquant à la fois l’émotion et la distance, l’ellipse et le commentaire, est une cristallisation de ces tensions, et une admirable leçon en acte d’ouverture à la complexité de l’individu « moderne ».

Quitte à saluer une icône, saluons Pouchkine : il nous accordera la grâce de son affectueuse ,savante, secrète, gaîté.