Une amitié sur les routes

[원문] 유목과 정주 사이로 난 여행길

2010-11-08     Mona Chollet

Ensemble, ces deux-là ont donné naissance à un livre légendaire, devenu la bible d’un large cercle de lecteurs qui compte autant de rats de bibliothèque que de globe-trotters : L’Usage du monde . Le récit en texte et en dessins d’un voyage entrepris en 1953, et qui dura deux ans, sur les routes de Yougoslavie, de Turquie, d’Iran et d’Afghanistan. Prendre le large, quitter leur Genève natale, échapper au ballet social trop bien réglé auquel leur milieu les destinait, partir embrasser le monde au volant de leur Fiat Topolino : Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, alors âgés de 24 et 26 ans, en rêvaient depuis leur rencontre sur les bancs du collège. Le premier voulait être écrivain et le second, peintre. <<번역문 보기>>

Le voyage à deux s’acheva à Ceylan (futur Sri Lanka), où fut célébré le mariage de Vernet, avant que le couple ne rentre en Suisse. Bouvier poursuivit seul le séjour, et gagna le Japon ; des étapes qui lui inspirèrent ses deux autres œuvres majeures, Le Poisson-Scorpion (1982) et Chronique japonaise (1975). La reconnaissance littéraire qu’il obtint, même si elle fut tardive –depuis sa disparition, en 1998, elle a continué à croître –, a relégué son ami dans l’ombre. Celui-ci l’avait d’ailleurs pressenti, qui lui écrivait à 21 ans : « Je crains bien que dans cinq cents ans l’on dise : “Thierry Vernet, mais oui, vous savez, celui qui connaissait Nicolas Bouvier.” Oui, oui, peut-être bien que mon seul titre de gloire sera de t’avoir connu. Parce que je te sens drôlement en passe de devenir ce qu’on fait de mieux, et ça me fait rudement plaisir. »

La publication de leur correspondance permet aujourd’hui de redonner toute sa place à Vernet, et de mesurer l’intensité de cette amitié qui dura jusqu’à la mort du peintre, en 1993. En 1956, Bouvier, alors à Tokyo, écrit à son ami : « Je viens de lire ta lettre et bien qu’un peu noir, je veux aussitôt glisser un mot sous cette grande porte qui a à présent vingt mille kilomètres de large. » On plonge dans cet épais volume (qui ne couvre que la période 1945-1964) avec émerveillement, tant ces lettres sont vivantes, chaleureuses – passionnées, même –, riches en récits, en observations profondes et colorées. Souvent rédigées en plusieurs étapes, elles s’apparentent à des fragments de journal, chacun vivant sa vie comme arrimé au regard de l’autre. Leur beauté graphique, en outre, apparaît grâce à de nombreuses reproductions : les deux hommes y ajoutent des dessins poétiques, humoristiques ou paillards, des plans et des cartes tracés à la main, enluminent leurs enveloppes, y glissent des photos. Un Bouvier différent s’y révèle, plus spontané que dans ses livres. A la fin de sa vie, lui-même disait : « Je fais énormément de marqueterie quand j’écris, et quelquefois j’en fais trop. J’aimerais arriver à une écriture plus désinvolte . » Sans sembler s’apercevoir qu’il y était déjà parvenu : dans sa correspondance…

Une correspondance dont le voyage de L’Usage du monde est bien sûr le cœur : projet dans la première partie (« Viendras-tu aux Indes avec moi ? »), expérience fondatrice et matière du travail en cours dans les suivantes. « Je me réjouis de te revoir kütchük [« petit » en turc], écrit Vernet au moment où Bouvier s’apprête à rentrer en Suisse à son tour. Le voyage était inouï. C’est la petite charge atomique qui fera tourner le moteur quatre-vingts ans. » Et, ailleurs : « Ce voyage me brûle dedans, il a donné définitivement sa marque, son impulsion, à tout ce que je pense et ferai, je veux qu’il en soit de même pour ceux qui auront lu le bouquin. » Entre eux, ils appellent l’œuvre en chantier « le livre du monde » : « Il faudra bourrer le livre du monde de trucs utiles, je pense utilisables spirituellement, pratiquement, mécaniquement, médicalement, artistiquement, utiles sur tous les plans », note Bouvier depuis Ceylan. Le bourrer, en somme, comme il avait bourré leur petite voiture, avec l’aide de la fiancée de Vernet, au moment de rejoindre celui-ci à Belgrade pour le grand départ : « Après le déjeuner, on a tout sorti de la Topo, et travaillé longtemps pour caser les affaires en libérant le siège du passager. C’est maintenant un plumpudding précis et serré où les douaniers osent à peine mettre les doigts (peur de se pincer). »

La « Topo » est une compagne de voyage à part entière : « J’embrasse la Topo sur le tableau de bord », écrit Vernet à Bouvier qui en a la garde. Sur la carrosserie, ils ont fait peindre un quatrain du poète persan Hafiz qui, ajouté à la taille minuscule du véhicule, en fait un phénomène aux yeux des Iraniens : « Retrouvé, aux étapes, ces meutes de curieux serrés autour de la voiture, et le flic qui déchiffre laborieusement sur notre portière cette inscription qui pourrait être subversive. Dès le second vers, le public enchaîne en chœur, l’exercice se transforme en récitation murmurante, les visages grêlés s’éclairent, et les verres de thé qu’il était, tout à l’heure, impossible d’obtenir surgissent comme par enchantement . » En Inde, qu’il parcourt seul, Bouvier remplace Hafiz par Rilke, mais déplore que l’artisan local l’ait peint « comme une réclame Suchard » (marque de chocolat suisse) : « Il faudra ça refaire, en plus petit en plus discret. Horrible, mes excuses à Rilke. »

Ce rapport très pratique à la culture, cet alliage de poétique et de pragmatique, sont caractéristiques de toute son œuvre. Lorsque le premier éditeur français de L’Usage du monde, Julliard, suggère de demander une préface à Michel Butor, dont la notoriété pourrait aider au succès du livre, il hésite : « J’aurais peur que Butor ne mette un chapeau bien parisien sur cette meule de paille. » Fils du directeur de la bibliothèque universitaire de Genève, petit-fils d’un brillant professeur de lettres, il disait avoir voulu, pour sa part, « se faire son université sur les routes », en privilégiant l’apprentissage « par la plante des pieds ». Cela n’empêche pas les deux jeunes gens que l’on découvre ici de témoigner d’une érudition stupéfiante ; en voyage, Bouvier gagne d’ailleurs un peu d’argent en donnant des conférences sur Montaigne ou Stendhal devant des cercles francophones sous le charme. Mais la correspondance, par sa forme même – on raconte tout, pêle-mêle, ce qu’on mange et ce qu’on lit –, rehausse encore cette propension à ne jamais séparer la vie de l’esprit de la vie tout court.

Les deux épistoliers alignent ainsi des bribes d’impressions sensuelles. Vernet, racontant à son ami son retour en Europe, et son passage par la Savoie avant l’arrivée en Suisse : « Il pleuvait, l’herbe était haute. Il y avait des merles dans les noisetiers » – une phrase dont son destinataire lui dira qu’elle l’a « fait planer un long moment ». Et Bouvier, à Tokyo, concluant une lettre au peintre et à sa femme : « Bonsoir mes croques-croques ; tout est blanc ici, la neige fait un bruit d’abeilles contre les murs de papier de ma chambre. » De l’écriture, il parle comme d’un travail manuel : « Envie de me bagarrer un peu avec des tournures, rabot et ciseau en main. » Des années plus tard, marié et père de famille, il interrompra régulièrement la – douloureuse – rédaction du Poisson-Scorpion pour aller fendre du bois dans le jardin du Vieux-Toit, sa maison de la campagne genevoise : « Grâce à cet exercice, pendant un an et demi (…), j’ai maintenu un équilibre entre l’intérieur et l’extérieur, faisant sauter quelques nœuds en moi et dans mon bûcher . »

La tension entre nomadisme et sédentarité, elle aussi, apparaît ici avec une netteté particulière. Sylviane Dupuis, dans un article du numéro de la revue Europe consacré à Nicolas Bouvier, a souligné que celui-ci, « contrairement au cliché paresseusement entretenu de "l’écrivain-voyageur" », était au moins autant un écrivain en chambre – sa « chambre rouge » du Vieux-Toit, à laquelle il a consacré un texte ; et qu’on pouvait le ranger aux côtés de Marcel Proust autant qu’aux côtés de Blaise Cendrars.

Installé en Suisse avec sa femme, entre lac et forêt, Vernet lui écrit : « Il y a un coin qu’on a repéré, dans mon atelier où on te foutra un lit de camp les jours où tu seras là, une petite table à côté, une lampe, du thé et des bouquins. Ça aurait été une maison incomplète sans ça. » Du Japon, toujours, son ami lui répond : « Je profite de ton sédentarisme comme toi de mon voyage ; cette vie si bien organisée nourrit la partie de moi-même qui aurait besoin d’immobilité pendant que je nourris l’autre. J’y viendrai bientôt, à cette pause ; pour le moment il faut voir des têtes, flairer, brasser des gens, visiter, s’enquérir, tâter, pour faire rendre le maximum aux six mois que je compte passer ici. » A son retour, il occupe un temps la maison des Vernet en leur absence : « Je ne comprends pas que les gens ne fassent pas retraite au moins une fois l’an. C’est si nécessaire ces trêves à la faveur desquelles le travail se retourne comme un gros chat, se modifie profondément. (…) L’immobilité, les éclairs sur le lac, lire, bosser, dormir, écouter du Bach, les appuis faciaux, corriger des pages en sabrant des adjectifs voilà ma vie. Sédentaire avec la même passion que j’étais voyageur. (…) Vous voyez, bernard l’ermite, escargot, j’ai cette maison dans les os, et ce soir je ne peux parler que de ça. »

Dans l’immobilité ou dans le mouvement, c’est à un accord profond avec le monde qu’il s’agit de parvenir. Tous deux sujets à de violents épisodes dépressifs, les comparses ne nourrissent pourtant aucune complaisance envers la noirceur, et manifestent au contraire un goût ardent pour le bonheur, qu’ils étayent philosophiquement au fil de leurs lettres. « Le Bonheur c’est le vrai talent, le grand bonheur bien sûr, pas le sourire des cloches », écrit Bouvier à son ami, alors jeune marié. « La vie est tellement incandescente », témoigne Vernet, qui prend ses coups de cafard comme « la rançon de tous les sommets enthousiasmants qui sont [son] petit royaume ». Et à qui rien n’ôtera cette certitude : « Bosse vieux frère, il n’y a rien de plus beau, rien ne se perd jamais surtout pas ça. Nous avons pris les plus beaux chemins. »

Mona Chollet