Voyage à l’intérieur du plus grand pays musulman

[원문] 민주주의와 만난 이슬람주의, 스스로 길을 찾는 인도네시아

2010-11-08     Wendy Kristianansen

Voyage à l’intérieur du plus grand pays musulman

L’Indonésie ? « Une démocratie, point final »

Par notre envoyée spéciale Wendy Kristianansen*

* Journaliste, Londres.

Chapo

Début octobre, la police indonésienne a tué cinq membres présumés d’un réseau terroriste sur l’île de Sumatra. Toutefois, selon le gouvernement, la menace islamiste semble reculer, à la satisfaction des organisations musulmanes qui craignent l’amalgame. De fait, l’Indonésie est plus connue par les attentats que par l’élection de son président de la République au suffrage universel, passée sous silence dans la plupart des médias. <<번역문 보기>>

« Les musulmans doivent obéir aux lois de l’islam. » Ces quelques mots auraient pu faire du jeune Etat indonésien une république islamique. Inscrit au préambule de la Constitution, l’article en a été retiré in extremis le 18 août 1945, et c’est ainsi que l’Indonésie est devenue l’Etat de la Pancasila, des « cinq principes » : la croyance en un Dieu unique, l’humanisme, l’unité nationale, la démocratie et la justice sociale. Un compromis historique entre sécularisme et islam.

« L’Indonésie est le siège d’un islam modéré, souriant », assure M. Syafii Anwar, directeur du centre international pour l’islam et le pluralisme de Jakarta (ICIP). « Il est exact, ajoute-t-il, que depuis le 11 septembre 2001, nous observons une radicalisation et une montée du conservatisme. Après les attentats de Bali, en 2002 [qui ont fait deux cents morts, ndlr], nous avons même été montrés du doigt par la communauté internationale. C’est pourquoi mon travail est d’expliquer qu’islam et démocratie sont compatibles. »

La transition démocratique du pays s’est véritablement opérée en 1998, au sortir de deux longues périodes autocratiques. La première, sous la férule du fondateur et président Sukarno (1945-1967), qui eut à composer avec trois forces majeures : le nationalisme, l’islam et le communisme. La seconde, sous la dictature du général Suharto (1967-1998), propulsé au pouvoir au nom de la lutte contre la menace communiste. Le pays reste marqué par les traumatismes causés par ces deux régimes, qui ont fait au moins cinq cent mille morts .

Aujourd’hui, l’Indonésie est la troisième démocratie du monde. « Un fait que les observateurs occidentaux ont tendance à passer sous silence, regrette M. Anies Baswedan, recteur de l’université Paramadina de Jakarta. Ils aiment à nous définir comme le plus grand pays musulman. Nous disons : “Nous sommes une démocratie“, point final. Nous avons une presse libre, une vie politique riche, une société civile très dynamique. Il y a de la corruption, c’est vrai. Il y en a toujours eu. Notre économie résiste à la crise mondiale mieux que celle de plusieurs de nos voisins et le pays est plus prospère qu’il y a dix ans [l’Indonésie avait été particulièrement touchée par la crise asiatique des années 1990]. » Bien sûr, reconnaît-il, « nous avons nos islamistes et nos intégristes, mais ils ont été en partie absorbés par le processus politique et démocratique ».

Le pays compte plus de 240 millions d’habitants, dont 200 millions de musulmans, en majorité sunnites . Les deux tiers de la population vivent dans l’île de Java, au cœur de l’Indonésie. Deux courants de pensées, traditionaliste et moderniste, rassemblent la majorité des croyants et s’incarnent dans deux organisations de masse, qui ont vu le jour à Java, bien avant le départ des Hollandais et l’indépendance du pays.

Né en 1926, le courant dit « traditionaliste », car il compose avec les cultures et croyances antérieures, est principalement représenté par la Nahdlatul Ulama (NU). Il rassemble quarante millions de croyants, en majorité dans les zones rurales. « La NU ne parle pas d’une seule voix, explique l’écrivain Endy Bayuni, ancien directeur du Jakarta Post. Le mouvement a plusieurs dirigeants, aussi charismatiques qu’indépendants, qui se contredisent souvent, même lorsque le président s’est déjà exprimé sur un sujet. »

La deuxième organisation, qualifiée de « moderniste », dans le sens de « littéraliste » du terme, compte trente millions de membres. Fondée en 1912, la Muhammadiyah touche davantage les classes urbaines éduquées. On y trouve des fondateurs d’écoles, d’hôpitaux ou d’universités. « Comme les salafistes, nous nous basons en priorité sur le Coran, explique son secrétaire général, M. Abdul Muti, même si nos conclusions diffèrent. Nous sommes puritains, mais tolérants ; notre référence est Muhammad Abduh, pas les frères musulmans ou Maududi . Nous croyons profondément aux échanges entre les différentes confessions. En cela, nous sommes plus proches de la NU que des salafistes. L’Indonésie n’est pas un Etat islamique : c’est un Etat séculier. Et nous ne sommes pas au Moyen-Orient. »

Pour Mme Arifah Rahmawati, chercheuse à l’université Gadjah Mada de Yogyakarta, « l’organisation est comme une famille ». Progressiste dans son mode de vie comme dans ses idées, elle a longtemps vécu seule dans une maison dont elle est elle-même propriétaire, ne couvre pas ses cheveux, boit du vin – au risque, avoue-t-elle, « d’énerver son entourage ». « Même si je ne partage pas sa philosophie puritaine, j’éprouve pourtant un profond sentiment d’appartenance à la famille Muhammadiyah », affirme-t-elle.

Son collègue, le sociologue Eric Hiarietj, ajoute : « Après l’ethnie, la religion est le facteur d’identification le plus fort. A Java, lorsque vous rencontrez quelqu’un pour la première fois, vous lui demandez s’il est “santri”, c'est-à-dire très attaché au dogme, ou “abangan” : non pratiquant. Si la personne se définit comme “santri”, la deuxième question sera : “NU ou Muhammadiyah ?” »

Au centre de l’île, l’ancienne cité des sultans de Yogyakarta est, avec Solo (Surakarta), le berceau des abangan, qui se réclament des valeurs séculières et syncrétiques propres à la culture javanaise. En avril 2010, le sultan Hamengkubuwono X a fêté son soixante-quatrième anniversaire, soit un multiple de huit, nombre magique qui a justifié des réjouissances exceptionnelles. Gouverneur de la région, il exerce de réels pouvoirs, mais il jouit également d’une aura spirituelle. En raison de son union mystique avec l’esprit du serpent-reine des mers du sud, il est « l’axe du monde ». Les traditions de la région convergent en son palais (kraton), qui est à son image, mêlé d’influences hindouistes, bouddhiques, chrétiennes et musulmanes. Une étonnante fusion des religions et des cultures, même s’il est lui-même musulman. C’est ici, à Yogyakarta, en réaction à ces valeurs syncrétiques, que la Muhammadiyah a vu le jour. Son fondateur, Ahmad Dahlan, est né dans le quartier musulman, derrière ce palais.

A soixante kilomètres de là, à Solo, dans le palais du sultan, on retrouve ce mélange des cultures et des rites. Hommes, femmes et enfants s’initient aux rituels javanais, comme l’art de la récitation ou l’impossible pratique de la « marche assise » (mlampah dolok). Tous revêtent le jarik de batik traditionnel noué en une longue jupe, assorti pour les femmes d’un justaucorps de dentelle à manches longues et de coiffures élaborées. Alors que le jour commence à décliner, l’appel à la prière s’élève du Kawman, le quartier musulman voisin, et vient se mêler à la musique du gamelan. Ce jour là, à la nuit tombée, deux cents personnes sont réunies aux alentours du palais pour assister à une représentation de théâtre d’ombres en plein air. Seules quatre femmes portent le foulard islamique.

A l’instar de la majorité des Javanais, M. Toha Rubin, directeur des relations publiques de l’université Muhammadiyah à Solo, admire les valeurs que perpétuent les anciennes cours de Java : « Il est question de traditions, de l’exercice bienveillant du pouvoir et de la sagesse héritée des règnes anciens. La Muhammadiyah devrait s’ouvrir davantage à cet héritage. »

C’est dans l’est de l’île, à Jombang, que la NU, elle, a pris naissance. Abdurrahman Wahid, affectueusement surnommé « Gus Dur », leader historique du mouvement et président de l’Indonésie de 1999 à 200, y est enterré. Sa modeste tombe attire toujours des milliers d’Indonésiens qui viennent se recueillir aux abords de l’école coranique (pesantren) fondée par son grand-père. La NU fut pionnière du mouvement de l’éducation coranique pour tous, et « Gus Dur » est souvent qualifié de « dixième saint », en référence aux neuf saints soufis qui ont œuvré pour le rayonnement de l’islam à Java. « Gus Dur se sentait proche des croyances indigènes, souligne Ahmad Suaedy, directeur du Wahid Institute de Jakarta, très lié à la NU. Il voulait un islam nourri de ses nombreuses origines. Nos imams ne sont pas des ayatollahs. Ils occupent des emplois, font leurs courses ; les gens les consultent pour des questions de récoltes, d’argent, pour toutes sortes de problèmes du quotidien. Le clergé ne porte pas la robe. Tout cela participe d’un réseau religieux et culturel informel. »

La NU comme la Muhammadiyah ont, dès le début, joué un rôle important dans le développement du pays. Désormais, elles ont choisi de se recentrer sur les questions sociales et religieuses et de réduire leur rôle politique . Toutes deux ont de nombreuses ramifications (organisations étudiantes, associations), dont certaines, comme le Réseau de l’islam libéral (Liberal Islam Network, JIL), prônent des idées plus libérales. Une tendance qui ne manque pas d’inquiéter les anciens, contrariés de voir des idées « permissives » professées au nom de l’islam. Dans une fatwa de 2005, le Majlis Ulama Indonesian (MUI), le conseil du culte indonésien, les a condamnés.

Le clivage s’est accentué avec le tournant islamiste emprunté par l’Indonésie dans les années 1990, les musulmans libéraux voulant continuer à prendre part au débat public autour de réformes nationales d’inspiration religieuse. L’islamisation avait commencé dans les années 1980, sous le régime Suharto. La tendance s’est accélérée grâce aux financements venus du Proche-Orient, qui ont permis la construction de nombreuses mosquées. Les années 1990 ont vu l’émergence d’une classe moyenne musulmane en grande partie éduquée dans les pesantren. Cette mutation est devenue flagrante avec l’apparition du foulard (jilbab), dont beaucoup de femmes se couvrent désormais la tête – mais on ne croise ni niqab, ni burqa, ni robes noires, et très rares sont les vêtements blancs, signes d’une extrême piété. La plupart des organisations musulmanes prônent le port du foulard et rejettent le voile intégral. Ainsi, M. Abdul Muti estime que « voir le visage des femmes est important pour la communication en société ». Dans les grands centres urbains, beaucoup, notamment dans les quartiers populaires, continuent d’aller tête nue.

M. Hiariej se souvient toutefois : « Lorsque j’étais étudiant, au début des années 1990, seule une jeune fille sur soixante portait le jilbab. Maintenant, c’est un effet de mode. Sur le campus, les jeunes aiment faire comme tout le monde, ils sont ouverts aux nouvelles tendances – dont les mouvements radicaux. » Fondé en 1998, Hizbut Tahrir Indonesia (HTI) est l’un de ces groupes prosélytes. Très organisé, le réseau essaie de convaincre les jeunes de l’urgence de revenir au califat. Son porte-parole, M. Ismail Yusanto, affirme condamner la violence : « L’Indonésie n’est pas une terre de djihad. » Mais il ajoute aussitôt : « En Irak, en Afghanistan ou en Palestine, c’est différent : la violence n’y est pas du terrorisme. » Un discours qui n’est pas sans conséquences sur certains jeunes.

Accusées par les médias de nourrir l’intégrisme, la plupart des écoles coraniques appartiennent à la NU ou à la Muhammadiyah. Si, dans ces écoles, l’enseignement est mixte, les filles prennent place d’un côté de la classe et les garçons de l’autre. Les parents paient pour que leurs enfants suivent, dès l’école primaire et durant toute leur scolarité, un double cursus, académique et religieux. Les diplômés de l’enseignement secondaire peuvent ensuite se diriger vers des universités musulmanes publiques ou privées.

Il existe aussi – mais en petit nombre – des écoles radicales, parmi lesquelles Al-Mukmin de Ngruki, dans la région de Solo. C’est là qu’avaient étudié le sulfureux imam Abu Bakar Bachir, chef du Jamaat-i-Islami (parti prosélyte), et ses compagnons djihadistes. Il est désormais en prison. S’exprimant en son nom, le directeur de l’établissement, M. Ustad Wahyuddin, ne cache pas ses objectifs : « Tout musulman aspire à un Etat islamique. Nous voulons nous battre pour la charia, nous ne pouvons pas attendre les bras croisés. Ce pesantren est le moyen de propager les nouvelles valeurs de la loi coranique. Si un ou deux de nos étudiants sont devenus des radicaux, c’est parce qu’ils se sont rendus en Afghanistan ou au Pakistan et qu’ils sont entrés en politique. »

Accusé d’avoir financé un camp terroriste à Aceh, M. Bachir est arrêté, le 9 août 2010, pour la troisième fois depuis les attentats de Bali. Dans la foulée, les autorités ont découvert un autre réseau, dirigé par Dulmatin, l’un des terroristes les plus recherchés de la région et suspect principal dans les attentats de Bali. La police l’a tué, ainsi que sept de ses compagnons. En 2009, elle avait également tiré sur Noordin Top, un ressortissant malaisien considéré comme le cerveau des attentats perpétrés à Jakarta en 2003, 2004 et 2009 et à Bali en 2005.

Fort des succès remportés, le gouvernement n’est pas loin de conclure que les activités terroristes sont en déclin. L’analyste Sydney Jones, de l’International Crisis Group, note que « des scissions successives ont affaibli les groupes militants composés d’éléments locaux – tels les membres du front de défense de l’islam (FPI) –, d’idéologues et de terroristes organisés en réseau entre l’Indonésie, la Malaisie et les Philippines. En Indonésie, le recours à la violence risque de faire perdre à M. Bachir la sympathie que son mouvement contre la démocratie, le Jama’h Ansharut Tauhid (JAT), inspirait à une partie de la population . »

Bien que la menace djihadiste ne semble pas totalement écartée, sa baisse d’intensité est vécue comme un soulagement par la plupart des organisations musulmanes. Mais, à l’instar de nombreux membres de la Muhammadiyah, M. Abdul Muti se dit préoccupé : « Certains des coupables venaient de chez nous, et les radicaux peuvent toujours s’infiltrer, car nous sommes ouverts et donc vulnérables. »

Les groupes extrémistes, notamment le FPI et le Laskar Jihad, continuent en effet de perpétrer des violences contre les minorités religieuses. Depuis le début de l’année, vingt-huit attaques ont été recensées dans l’ouest de Java et la région de Jakarta. La dernière en date remonte au 12 septembre, lorsque des chrétiens ont été pris pour cible à Bekasi. La secte des Ahmadi, que certains se refusent à considérer comme musulmane, a même fait l’objet d’une fatwa prononcée par le conseil du culte musulman le 9 juin 2008.

Paradoxalement c’est le processus de démocratisation mené après la chute du régime Suharto en 1998, qui a ouvert la voie à de fortes revendications portant sur le rôle de l’islam dans les affaires publiques. Deux nouvelles entités politiques ont alors émergé : le Parti du croissant et de l’étoile (PBB) et le Parti pour la prospérité et la justice (PKS). De multiples tentatives pour introduire la loi coranique au niveau national ayant échoué, les partis intégristes se sont engouffrés dans la brèche ouverte en 2000 par la promulgation des lois de décentralisation. Dès lors, ils ont porté leurs efforts sur les collectivités territoriales, afin de faire appliquer la charia à l’échelon municipal ou cantonal. S’appuyant sur les réglementations locales, ils sont parvenus à faire adopter un code juridique coranique (perda charia) dans cinquante localités sur les cinq cents que compte le pays .

Aceh, qui, après trente ans de lutte séparatiste, a acquis un statut particulier d’autonomie grâce à un compromis signé le 15 août 2005, l’a instaurée, et dispose de son propre tribunal islamique. Bien que peu représentatif de l’ensemble du pays – il est improbable que d’autres provinces accèdent à une telle autonomie –, ce cas a provoqué de vifs débats dans le pays. Pour M. Suaedy, « l’instauration de la charia à Aceh est artificielle : cela équivaut à transposer des lois du monde arabe médiéval au XXIe siècle, sans consentir l’effort de réflexion (ijtihad) nécessaire ». Mêmes réserves chez M. Adbul Muti, de la Muhammadiyah : « Cinq ans ont passé, et il n’y a aucun progrès significatif à Aceh. Les problèmes de la région étaient avant tout économiques. Et puis, les gens vont à Sumatra pour voir des films, alors pourquoi les interdire à Aceh ? La charia exige une uniformité religieuse qui est en contradiction avec l’esprit même de l’islam. »

Toutefois, le vice-président de la NU, le professeur Masykuri Abdillah, assure le contraire, mettant en avant le fait que « la charia a été instaurée parce qu’un processus démocratique en a décidé ainsi ». Et de révéler qu’au sein de son organisation, « un débat existe sur la lapidation et la flagellation, car nous ne sommes pas sûrs que ces pratiques puissent s’inscrire dans la Pancasila ». De fait, elles ne le sont pas et la plupart des Indonésiens pensent même qu’elles sont contraires à la Pancasila.

Pour beaucoup d’Indonésiens, la charia demeure un concept vague. Il apparaît difficile, que des questions de mariage, d’impôts ou d’héritage, de discuter une décision de justice supposée dictée par Dieu. Et les modérés ne souhaitent pas laisser à ces tribunaux de proximité le soin de prononcer des sanctions criminelles.

A une vingtaine de kilomètre de Jakarta, à Tangerang, l’application de la charia impose aux femmes de ne pas sortir seules le soir sous peine d’être accusées de prostitution. A Padang, dans l’ouest de Sumatra, toutes les petites filles scolarisées à l’école publique, musulmanes ou non, doivent porter le voile. Etrangement, le directeur du département d’histoire et des sciences humaines de l’Andalus State University confie qu’en dehors de l’école, dans la rue, sa fille ne porte jamais le foulard.

Connue pour son interprétation rigoriste de l’islam, la région de Makassar, au sud du Sulawesi, a, elle aussi, connu plusieurs tentatives de ratification de la charia depuis une dizaine d’années. Selon le Dr H.M. Siradjudden, secrétaire général de la Commission pour l’application de la loi islamique (KPPSI), fondée en 2000 par le chef de la branche locale de la Muhammadiyah, « le but n’était pas de créer un Etat islamique, mais d’établir une société islamique ». Le cas d’Aceh a donné aux habitants de Sulawesi « l’espoir d’obtenir les mêmes droits ». Lors des élections locales de 2002, 91,11% des électeurs s’étaient prononcés en faveur de la charia. La même année, le pouvoir du département (Kabupaten) de Bulukumba interdisait l’alcool. En 2003, il imposait à toutes les femmes, musulmanes ou pas, de porter le voile pour accéder aux services publics, et commençait à prélever la zakat (aumône destinée aux pauvres). En 2006, la province rendait obligatoire l’apprentissage de l’arabe écrit. « Ma vision, s’exalte M. Siradjudden, est celle d’une charte comme au temps du Prophète. Les plus grands moments de gloire des royaumes islamiques passés sont ceux qui ont vu l’instauration de la charia. »

Le professeur Abu Hamid, recteur de l’université de Makassar et membre de la KPPSI, tente de tempérer cette vision extravagante. Il se dit satisfait que le nouveau pouvoir de Bulukumba ait assoupli la réforme, transformant les obligations en options. Ce point de vue reflète la tendance dominante dans l’ensemble du pays : stopper l’introduction de la charia au niveau local, et tenter de l’assouplir là où elle existe. Le nombre de perda charia semble avoir atteint un pic en 2003. Il avait considérablement diminué en 2007 et marque le pas depuis les élections législatives d’avril 2009 .

Ce scrutin, suivi le 8 juillet de l’élection au suffrage universel du président de la République – la deuxième depuis l’indépendance –, est passé inaperçu dans la presse occidentale. Pourtant, il est intéressant de noter que les scores de l’ensemble des partis religieux ont chuté, passant de 40% en 2004 et 1999 à 25%. Les trois principaux partis séculiers ont recueilli la grande majorité des suffrages. Seul le PKS, conçu sur le modèle du Parti pour la justice et le développement (AKP) au pouvoir en Turquie, a connu une percée avec 7,88% des votes – mais en raflant les voix des autres partis religieux. Lors de son congrès, en juin, ce parti a abandonné son positionnement islamiste au profit d’une image de pluralisme et d’ouverture, promettant de s’ouvrir bientôt aux non-musulmans. La militante féministe Kamala Chandrakirana se dit optimiste : « Après une décennie de turbulences, le terrorisme, le tsunami, la crise économique, la grippe aviaire, peut-être sommes-nous enfin au bout du tunnel. Nous avons un pays si dynamique, une société civile si foisonnante ! Il est possible que les défenseurs de la Pancasila deviennent capables de proposer une alternative à l’islamisation apte à enflammer l’imagination des jeunes. »