L’Egypte dans le miroir de la révolution tunisienne

[원문] 튀니지는 이집트의 거울이다

2011-02-15     Sarah Ben Néfissa

L’Egypte dans le miroir de la révolution tunisienne

Par Sarah Ben Néfissa *

* Chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Unité mixte de recherche (UMR) 201

C’est de l’Egypte que « devait » partir la démocratisation du monde arabe, la dernière région du monde à n’avoir pas connu d’évolution politique significative depuis la chute du mur de Berlin. L’apparition, en 2005, du mouvement Kefaya – centré sur la revendication démocratique et le refus de la succession héréditaire du président Hosni Moubarak – puis l’arrivée dans le jeu politique, en 2009, de l’ancien secrétaire général de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) M. Mohammed El-Baradai étaient perçus comme des signes annonciateurs. Il n’en a rien été. <<번역문 보기>>

Pourquoi le régime est-il tombé à Tunis et pas au Caire ? Pour le comprendre, il faut revenir sur la relation entre les protestations sociales et les structures politiques. A écouter certains, la principale différence entre les deux pays découlerait de la nature particulièrement oppressive et policière du régime de M. Zine el-Abidine Ben Ali. L’Egypte présenterait une version plus souple, plus intelligente, de l’autocratie : on peut y parler librement – dans la presse, la télévision, les blogs –, et même prendre quelques initiatives politiques, comme en témoigne le développement exponentiel des protestations sociales. Certains ne manqueront pas d’observer que c’est « à la suite » du mouvement politique lancé en 2005 que les revendications sociales dans les milieux du travail, se sont multipliées, sans pour autant qu’elles ne se traduisent sur le plan politique.

D’une telle photographie de l’Egypte, la Tunisie serait le « négatif » : apparemment dépourvue de racines, la révolte sociale aurait muté en bouleversement politique à une vitesse étonnante malgré – ou à cause de – la répression sanglante qui avait tenté de l’étouffer.

Pourtant, les deux situations témoignent également d’une étrange similitude. Aucune force politique ne peut véritablement prétendre à la paternité de la révolution tunisienne. La situation ne diffère pas en Egypte, où les forces politiques d’opposition sont largement dépassées par les protestations sociales. Dans ce pays, les mouvements revendicatifs s’allient en priorité avec les différents acteurs médiatiques, lesquels reprennent la partition du pouvoir : laisser faire, laisser entendre les doléances, et accepter de reculer s’il le faut. Mais partiellement.

Ainsi, l’ensemble de la classe politique égyptienne, y compris les Frères Musulmans , a été surprise par le développement des contestations, non seulement en milieu ouvrier mais aussi dans quartiers informels (sortes de bidonvilles), pour réclamer des services et des équipements. On a même vu des révoltes de malades protestant contre la piètre qualité des services hospitaliers. Toutefois, la nouveauté tient à une autre dimension. Les catégories de la population les plus démunies socialement, culturellement et politiquement ne sont pas insensibles aux discours sur « la société civile », la « démocratie », les « droits humains », la « citoyenneté », les « réformes » politiques, qui ont envahi l’espace public depuis 2005. La rhétorique internationale dominante n’est pas sans impact : elle donne lieu à des ajustements et à des réappropriations de la part des acteurs les plus divers, y compris dans les couches populaires.

Les médias se sont faits l’écho de la souffrance sociale et relaient les multiples protestations populaires. Ils représentent des espaces politiques alternatifs face à la fermeture quasi complète de tous les lieux d’expression politique – dont a témoigné le verrouillage des élections législatives de novembre-décembre 2010 avec la victoire, à plus de 90 % du parti de l’Etat, le Parti national démocratique (PND). A la veille de cette consultation, les pouvoirs publics avaient entrepris un vaste mouvement de domestication des journaux, radios, télévisions.

Bien avant cette fermeture médiatique, les mouvements revendicatifs égyptiens ont connu deux développements. D’un côté, on a assisté à la montée de formes d’action violente : des blocages de routes, pour dénoncer les morts accidentelles provoquées par le mauvais entretien de la voirie dans certains quartiers, mais aussi des menaces de suicide public qui, à la suite du geste de Bouazizi, se multiplient. Cette violence répondait à la passivité du régime face aux autres formes d’action. Rassuré sur leur caractère « non politique », le régime ne répondait plus aux demandes quand elles n’émanaient pas de secteurs considérés comme stratégiques.

Toutefois les pouvoirs publics ont réagi très rapidement après les événements tunisiens : report de l’adoption du texte de loi portant sur la réforme de la fonction publique, embauches dans le secteur public, annonces de mesures sociales, etc. Quant aux autorités religieuses officielles, elles ont rappelé que le suicide était un acte d’apostasie – ce qui contraste avec l’opinion nuancée du très populaire prédicateur Youssef Al-Karadhaoui sur la télévision satellitaire Al-Jazirah à propos de Bouazizi.

Seconde caractéristique du mouvement social égyptien : la montée de revendications qui utilisent des référents identitaires ou communautaires. Ainsi des bédouins du Sinaï qui se révoltent contre le traitement sécuritaire dont ils sont victimes du fait de la proximité de la région avec Israël ; ou des populations nubiennes qui se plaignent de leurs conditions de vie et réclament les dédommagements promis à la suite de leur déplacement au moment de la construction du Haut Barrage dans les années 1960. Mais ce sont les contestations coptes – lesquelles se sont développées à la suite de l’attentat contre l’Eglise d’Alexandrie à l’aube du 1er janvier 2011(lire page 18) – qui focalisent l’attention par leurs nouvelles modalités.

Selon nombre d’analystes égyptiens, le mouvement social et politique tunisien serait plus « moderne », plus mûr, plus politique car en grande partie issu des couches éduquées, alphabétisées : les fameuses classes moyennes qui parlent le langage policé des droits humains, de la liberté, de la démocratie . Le langage « communautaire » et « identitaire » n’aurait-il plus sa place dans cette Tunisie ? Ce n’est pas totalement vrai, il y existe un « communautarisme régional » des populations oubliées par « le miracle tunisien » et qui constituent le véritable fer de lance de la révolution : un phénomène qui a touché Gafsa, Sidi Bouzid, Thala, Kasserine, Jendouba avant de parvenir aux banlieues déshéritées de la capitale et enfin à l’avenue Bourguiba à Tunis.

En Egypte également la parole protestataire est diverse. Le langage de la morale et de la religion caractérise les mouvements sociaux des milieux les plus défavorisés, notamment dans les quartiers informels, car il s’agit du seul langage disponible. Dans les milieux instruits, comme celui des fonctionnaires des impôts ou des enseignants du secondaire, le langage protestataire parle de justice et insiste sur la nature catégorielle et strictement sociale de leurs causes. La dénégation même du politique est un subterfuge d’acteurs ayant compris les limites que l’autoritarisme impose à l’action contestataire.

De même, comment ne pas voir dans la protestation de la jeunesse copte à l’issue de l’attentat d’Alexandrie une sortie du confinement « communautaire » pour poser la « question copte » à l’intérieur de l’espace public national ? Comment ne pas repérer le langage de la citoyenneté derrière le mot d’ordre « nous voulons [le respect de] nos droits », lancé en direction des représentants de l’Etat ? C’est à une demande de renégociation des modalités de l’unité nationale que l’on assiste en Egypte. Le « communautarisme » régional tunisien formule la une exigence similaire.

Bouazizi s’est immolé par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid et c’est devant le ministère de l’intérieur que s’est déroulée la grande manifestation du 14 janvier 2011. Ce rapport à l’Etat caractérise également l’espace protestataire égyptien qui s’exprime par des sit-in ou des rassemblements devant les sièges des ministères, des gouvernorats et des postes de police. Cette caractéristique commune met en exergue l’attachement des populations, et notamment les plus défavorisées, à l’Etat social du lendemain des indépendances, Etat qui a été largement démantelé ces dernières décennies .

Mais les mouvements protestataires tunisiens et égyptiens s’adressent également à l’extérieur, à l’opinion internationale, par médias interposés . Il s’agit là d’une mutation importante : nous avons à faire à des sociétés de plus en plus « mondialisées », qui ont compris qu’elles n’étaient plus prisonnières des Léviathans arabes et que l’extérieur n’était pas forcément menaçant.

A l’heure de « l’hybridation » des régimes politiques dans le monde – une théorie qui pose que le cadre de la mondialisation remet en cause les capacités des Etats et tend à estomper les distinctions tranchées entre régimes autoritaires et régimes démocratiques – les protestations dans les deux pays montrent l’hybridation parallèle des formes de l’action collective et des modes d’expression du politique. Même dans les pays arabes, la politique ne se réduit plus aux institutions. L’Egypte atteste d’une situation où le verrouillage autoritaire coexiste avec une transformation fondamentale des rapports entre l’Etat et la société . La Tunisie, elle, a montré que la distance entre la protestation sociale catégorielle et la protestation politique n’est pas si grande.