ALGERIE : Etat, Société, les contradictions d’un pays
[원문] 급진적 기획을 예비하는 이웃나라 알제리
ALGERIE : Etat, Société, les contradictions d’un pays.
par Kader A. Abderrahim*
* Chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), auteur de L’Indépendance comme seul but, Paris Méditerranée, Paris, avril 2008.
Les émeutes en Tunisie ont éclipsé en partie celles qui ont secoué l’Algérie, où les citoyens n’hésitent plus à se faire entendre et à se mobiliser : pour l’année 2010, les services de la gendarmerie nationale ont dénombré 11 500 émeutes , manifestations publiques ou rassemblements à travers tout le pays. <<번역문 보기>>
L’année 2011 a commencé par l’entrée en vigueur des mesures fiscales destinées à réduire le poids de l’économie informelle. Jusqu’à présent, seules les entreprises exigeaient une facture pour récupérer la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Avec les nouvelles lois, celle-ci devient obligatoire pour tout le monde, y compris les particuliers. Des produits de première nécessité comme l’huile, le sucre, ou la farine ont vu leurs prix flamber – une hausse amplifiée par l’augmentation des prix sur le marché mondial.
Par ailleurs, le gouvernement a décidé d’introduire l’obligation de payer par chèque toute transaction supérieure à 500 000 dinars (près de 5 100 euros). Il cherche à mieux contrôler les flux d’argent et à augmenter le niveau de recouvrement des cotisations sociales et, plus généralement, de l’impôt.
Mais pour la population, qui vit déjà dans des conditions difficiles (le salaire mensuel moyen est de 15 000 dinars, soit 153,50 euros), ces décisions ont eu une conséquence immédiate : l’augmentation substantielle des prix (+ 30 % sur le sucre, par exemple). Pour les réseaux qui contrôlent le marché parallèle, les mesures gouvernementales entraînent des pertes financières, impossibles à évaluer, mais bien réelles. Ce qui explique la convergence des réactions. Du 4 au 10 janvier, des manifestations violentes se sont déroulées dans de nombreuses villes du pays, marquées par des affrontements avec la police.
Une nouvelle fois, ceux qui décident ont fait abstraction de la société et agi de manière autoritaire, sans se préoccuper des réseaux auxquels ils s’attaquaient, ni chercher à expliquer des choix qui pourraient pourtant accroître la solidarité, telle l’obligation de déclarer tous les salariés – selon l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), un million d’employeurs s’en dispensent . Certains économistes avaient suggéré une lutte progressive contre cette économie informelle, en développant un réseau de distribution et un véritable système bancaire. Ils n’ont pas été entendus.
La réaction a été immédiate : en quelques heures, dès le 4 janvier, les émeutes se sont répandues à une vitesse fulgurante, entraînant leur lot de violences et de victimes : au moins trois morts et quatre cents blessés.
Les réseaux commerciaux illicites, communément appelés trabendo , représentent une puissance financière redoutable. Ils sont apparus au milieu des années 1980, après l’effondrement des cours du pétrole, alors que le pays connaissait d’importantes pénuries. De là naît un trafic de produits européens revendus au marché noir. Aujourd’hui, le trabendo mobilise des milliers de jeunes qui forment cette immense toile d’araignée informelle, et qui feront le coup de poing contre les forces de l’ordre, jusqu’à obtenir le retrait des décrets (date). L’augmentation de la TVA, des droits de douane et l’impôt sur les bénéfices des sociétés sont suspendus jusqu’au mois d’août prochain, avant le vote d’une loi de finances complémentaire.
Cette confrontation illustre une fois encore l’impact des réseaux occultes qui façonnent une société livrée à elle-même, et pour laquelle toute réforme est synonyme de perte d’avantages pour les plus modestes, ou d’influence pour ceux qui contrôlent cette corruption structurelle.
Les violences témoignent ainsi d’un double mouvement : les profondes mutations économiques et sociales de ces dix dernières années et l’absence de légitimité des élites politiques. Dès lors que l’intérêt général que l’Etat prétend incarner se trouve en permanence remis en cause par le comportement même des dirigeants, il devient difficile d’obtenir l’adhésion de la population à ces valeurs communes.
Perçu tout à tour dans l’histoire comme hégémonique, monopolistique, contraignant, protecteur ou nourricier, l’Etat n’est plus en mesure d’incarner ces attributs, réels ou supposés. En conséquence, la majorité des Algériens ne se sentent pas concernés par les affaires publiques. Comme le montre la faible participation aux différentes élections nationales ou locales au cours de la dernière décennie.
Depuis des décennies, le phénomène va crescendo : chaque Algérien a intégré l’idée que, pour atteindre un objectif personnel, il faut emprunter des voies détournées, génératrices de dysfonctionnements. Cela a fini par provoquer un divorce entre l’organisation officielle de la société et la dynamique sociale.
Ainsi s’organisent des réseaux individuels qui ont pour fonction d’établir des relations correspondant à des intérêts immédiats. Ces liens existent dans tous les secteurs de la société, enseignants, commerçants, militaires ou fonctionnaires, et reposent sur le principe du donnant-donnant. Ils permettent aussi bien d’obtenir un service que de garantir une impunité.
Cette « société des marges » résulte d’un long processus de dégradation depuis l’indépendance. Au fond, en dehors de la guerre de libération, l’Algérie n’a jamais connu de système global capable de régir la nation, mais une organisation dans laquelle le citoyen est perçu comme menaçant. Comme la voie légale ne peut satisfaire les besoins sociaux, la population développe des trésors d’ingéniosité pour contourner la loi et tricher avec l’Etat. Cet habitus social a généré un mode de vie fort difficile à combattre. La corruption est considérée comme une prestation de service.
Si les citoyens ne manquent jamais une occasion de critiquer l’action de doula , ils n’établissent pas de rapport entre les dysfonctionnements que créent leurs comportements et la gestion de leurs dirigeants. L’antagonisme entre l’Etat et le peuple n’a été relevé qu’à partir du moment où il a revêtu une forme politique incarnée par les islamistes. En réalité, il est beaucoup plus ancien et recouvre des formes d’expression différentes selon les circonstances.
Le paradoxe de l’Algérie, pays riche et société en voie de paupérisation, n’a pas modifié les comportements individuels, l’incivisme prospère et menace la cohésion nationale. Jusqu’aux années 1990, le « modèle algérien » s’articulait autour de trois piliers : l’éduction pour tous, l’accès à un système de santé gratuit et une quasi garantie d’emploi dans les entreprises du secteur public. L’état de guerre contre les groupes armés islamistes et les séquelles des politiques d’ajustement structurel ont précipité la faillite de ce système. Désormais le recours à la mendicité et à la prostitution devient courant. Et l’on a vu réapparaître des maladies telles que la tuberculose, la typhoïde ou le choléra. Notamment à la suite du séisme de mai 2003 à Boumerdès, à l’est d’Alger. Plus généralement l’indisponibilité de vaccins et la désorganisation des services de santé ont provoqué la résurgence de foyers d’épidémies, considérées comme disparues ou maîtrisées. Une situation de plus en plus difficile à supporter pour la population.
La chute de Zine el-Abidine Ben Ali montre que les dictatures vivent du lien qu’elles entretiennent avec leurs relais, leur clientèle au sein de la société. Quand celui-ci vînt à se briser, le régime tunisien n’y résista pas. Il serait toutefois hasardeux d’établir des parallèles avec l’Algérie. Les deux pays ont en commun des années de gestion autoritaire de la société – comme dans tout le monde arabe. Les espaces de liberté gagnés après la révolte d’octobre 1988 se sont dilués dans la lutte contre les islamistes. Et les combats meurtriers des années 1990 ont divisé les « démocrates ». Cette guerre fratricide a laminé la société et marginalisé les partis et associations qui ont soutenu la répression anti-islamiste. Elle a engendré un vide politique, face au Front de libération nationale (FLN) ou au Rassemblement national démocratique (RND). A l’exception du Front des forces socialistes (FFS), il n’y a quasiment aucune opposition dont l’assise permettrait de relayer les revendications populaires.
Les jacqueries périodiques ne posent pas de problème majeur au pouvoir, du moins tant que leurs revendications ne connaissent pas de traduction politique. La conjonction des mécontentements sociaux n’apparaît pas suffisante pour menacer un régime qui a, jusqu’à présent, toujours réprimé les révoltes populaires dans le sang. Que fera, aujourd’hui, l’armée en cas de menace contre le régime face au désir de liberté et de justice ? Quelle que soit l’option retenue par les dirigeants algériens, il y a urgence pour l’opposition à politiser des revendications qui s’expriment avec confusion. Cela risque de prendre du temps. Mais la perspective d’une perestroïka maghrébine existe désormais.