Contradictions à la française

[원문] 예외가 되어버린 ‘문화적 예외’

2011-02-15     Serge Regourd

par Serge Regourd*

* Professeur à l’Université Toulouse 1-Capitole, directeur de l’Institut du droit de la culture et de la communication (IDETCOM), auteur notamment « Politiques culturelles : les enjeux de la diversité culturelle », in Politiques et pratiques de la culture, La Documentation française, Paris, col. Les Notices, 2010.

L’« exception culturelle », qui vise à soustraire les créations culturelles à la libéralisation marchande mise en œuvre dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), a souvent été assimilée à une exception française, tant la France – grâce, d’abord, à ses organisations professionnelles – a joué un rôle déterminant pour la faire reconnaître. Pourtant, après avoir défendu la culture et ses enjeux spécifiques sur le terrain international, elle semble vouloir les remettre en cause dans le cadre national. <<번역문 보기>>

Cette contradiction se manifeste avec force dans l’application au ministère de la culture et de la communication de la Révision générale des politiques publiques, la fameuse RGPP, dont l’objectif, selon les textes officiels, est de « responsabiliser par la culture du résultat », de « rétablir l’équilibre des comptes publics » et de « garantir le bon usage de chaque euro ». Que ce ministère soit sommé, et parmi les premiers, de se conformer à ces objectifs de performance, de compétitivité et de moindre coût, indique assez qu’il ne constitue nullement une exception – d’autant plus que la modestie de ses finances et du nombre de ses agents permet de s’interroger sur les fondements strictement budgétaires de l’opération . Mais la mutation, que confirmera la création du très controversé Conseil de la création artistique , était déjà annoncée par la « lettre de mission » d’août 2007, adressée à la ministre d’alors, Mme Christine Albanel : en recommandant de « veiller à ce que les aides publiques à la création favorisent une offre répondant aux attentes du public », et d’éviter « la reconduction automatique des aides et des subventions », soumises à évaluation, elle affichait sans timidité la logique managériale et les critères quantitatifs qui fondent la RGPP.

Mais ce sont les projets de réforme des collectivités territoriales, dont le texte central a été adopté en novembre 2010, et, pour l’essentiel, validé par le Conseil Constitutionnel, qui comportent les plus grands risques. La crainte la plus vive portait sur l’éventuelle suppression de la « clause générale de compétences », qui habilitait les collectivités des départements et régions à intervenir dès lors qu’un « intérêt public local » était concerné. Cette situation fut longtemps l’objet d’une critique quasi unanime, car elle entraînait des superpositions d’interventions et des financements croisés : emplois en doublon, gaspillage de fonds publics, difficultés à identifier « qui fait quoi ». Les lois de transferts de compétences de 1983, constitutives de la réforme de décentralisation mise en œuvre par la gauche, avaient tenté d’y mettre fin, mais sans y parvenir.

Or les collectivités territoriales se sont, ces dernières décennies, considérablement impliquées dans le champ culturel, où elles représentent désormais près des deux tiers des financements publics, avoisinant les 7 milliards d’euros, dont plus de la moitié correspond à des charges de personnel. Il convient cependant de ne pas idéaliser ces financements. Outre la pathologie du clientélisme, engendré par les logiques de proximité, ces interventions se sont souvent émancipées des préceptes initiaux de la « démocratisation culturelle » : instrumentalisation touristique, support de communication, quête de labels attractifs sur le mode des « capitales culturelles européennes », valorisation des territoires dans l’espoir de provoquer le célèbre « effet Guggenheim », qui vit l’installation d’un musée d’art contemporain régénérer la ville de Bilbao, etc. Les choix culturels sont liés aux « retombées économiques ».

Quoi qu’il en soit, c’est en additionnant les différentes subventions possibles, de l’Etat à la commune en passant par la région et le département, que la plupart des établissements et des organisateurs d’événements culturels établissent leurs budgets. La suppression de ladite clause aurait bouleversé ce fonctionnement. Après les nombreuses protestations des milieux culturels et des élus locaux, le principe des compétences exclusives a bien été adopté, mais la culture, ainsi que le tourisme et le sport, en sont exonérés.

Le combat semble donc gagné. Pourtant, la polarisation des acteurs culturels sur ce seul dispositif serait dommageable : car il y a bien d’autres motifs de préoccupation. Ainsi, la mise en place des « conseillers territoriaux » uniques siégeant à la fois au titre du département et de la région opère déjà, en soi, un risque considérable d’unification, ou de fusion, des politiques culturelles et des financements émanant des deux collectivités – dont les difficultés financières, déjà avérées, ont réduit et réduiront encore leur capacité d’intervention en matière culturelle.

De plus, les modalités de transferts financiers de l’Etat et les conséquences de la suppression de la taxe professionnelle devraient entraîner une régression des recettes fiscales de l’ordre de 6% à l’horizon 2015 pour les régions . Le législateur postule que la baisse des recettes entraînera une baisse des dépenses. Les départements, particulièrement sollicités en période de chômage sur le terrain de leurs compétences obligatoires en matière sociale, sont déjà directement touchés : ils diminuent leurs subventions et plusieurs agences culturelles départementales ont dû fermer.

Les motifs d’inquiétude et de protestation des acteurs culturels semblent donc peu contestables. Malheureusement, il n’est pas certain que la prise de conscience dépasse toujours la seule logique, à court terme, du financement, pour en venir à appréhender les « déterminants » des politiques en cause.

L’un des premiers symptômes en est fourni par l’étanchéité entre les industries culturelles – essentiellement audiovisuel et cinéma –, naguère au cœur des enjeux de l’exception culturelle, le spectacle vivant, aujourd’hui le plus directement concerné par les mutations en cours, et le patrimoine. La grève des personnels des musées pour protester contre les suppressions d’emplois entraînées par la RGPP, en décembre 2009, s’est organisée de manière isolée ; la réforme de France Télévisions, qui bouscule l’avenir du service public de l’audiovisuel, n’a guère suscité d’échos dans les milieux du spectacle vivant ; et les professionnels du cinéma semblent ne s’être souciés de la réforme des collectivités territoriales que par rapport aux subventions attribuées au cinéma par les régions . Contrairement à ce que soutiennent certains de leurs porte-parole, prétendant dépasser « toutes les lignes de clivage », cette question, éminemment politique, s’inscrit au cœur des « clivages » contemporains.

L’angélique refrain de la « grande famille de la culture » ne relève que d’une mystification. Le cinéma et l’audiovisuel constituent un prisme grossissant des maux de la société française : les inégalités y sont beaucoup plus fortes et cruelles que dans des secteurs non protégés. Quelques personnalités « cotées » recueillent des dividendes financiers souvent extravagants, tandis que la majorité connaît une paupérisation croissante. Que les films se montent sur le nom de ces stars dites « bankables » – c’est-à-dire susceptibles de rapporter beaucoup d’argent – est une dénégation frontale de l’exception culturelle.

Cette contradiction reflète celle des pouvoirs publics, systématisée dans le rapport Levy-Jouyet consacré à la révolution de l’immatériel . Le document engage, par exemple, à considérer les musées d’abord comme des marques, dotées d’un immense potentiel marchand, en opposition directe avec la conception du musée comme creuset de l’espace public. Le Louvre – dont la fonction fut ainsi définie lors de son inauguration comme musée de la République en 1793 – s’exporte à Abou Dhabi, où il devient voisin de plage et concurrent d’une succursale Guggenheim. L’exception culturelle conçue comme épanouissement de la mondialisation libérale : quel oxymore…

Il est heureux qu’à partir d’un projet de loi visant les collectivités territoriales, et non directement la culture, nombre d’acteurs de ce domaine aient pu apercevoir l’interdépendance des questions culturelles, politiques et économiques et, conjointement, mieux prendre en compte la portée des dispositifs juridiques. Malgré les périls, ils avaient, précédemment, souscrit à une vision purement allégorique du droit. En soutenant par exemple de façon inconditionnelle la convention Unesco sur la « diversité culturelle », alors même qu’elle est dépourvue de réelle portée normative. Ou en faisant montre d’une relative naïveté dans leur perception de la construction européenne, dont ils ignoraient parfois les fondements proprement libéraux. Or le principe cardinal de la libre concurrence ne tolère les financements publics de la culture que dans le cadre d’hypothèses dérogatoires et éventuellement temporaires… Il est à espérer que la réforme des collectivités territoriales soit dotée d’une meilleure vertu pédagogique.