Cuba, les haricots et la réforme

[원문] ‘가능한 사회주의’… 쿠바, 중국으로 가나

2011-04-14     Renaud LAMBERT

Cuba, les haricots et la réforme

par Renaud LAMBERT

« La principale menace qui pèse sur nous, ce ne sont pas les canons américains, ce sont les haricots. Ceux que les Cubains ne mangent pas. » Nous sommes en 1994 et l’occasion est rare : le ministre de la Défense, M. Raúl Castro, marque son désaccord avec son frère, Fidel . Lequel s’oppose à la libéralisation des marchés agricoles – une dose de « marché » qui viendrait stimuler la production d’aliments. Or, depuis l’effondrement du bloc soviétique, Cuba vit les affres de la « période spéciale en temps de paix » : le produit intérieur brut (PIB) a plongé de 35%, les Etats-Unis ont renforcé l’embargo qui étrangle l’économie de l’île et la population découvre la malnutrition. M. Raúl Castro n’en doute pas : « si nous ne changeons rien, je n’aurai pas d’autre choix que de sortir les tanks. » En fin d’année, les marchés libres paysans sont autorisés. <<번역문 보기>>

Seize ans plus tard, le cadet a remplacé l’aîné à la présidence du pays et, selon lui, l’île « n’est toujours pas sortie de la période spéciale ». En 2008, trois ouragans successifs dévastent les infrastructures : 10 milliards de dollars de dégât, soit 20% du PIB. Un quatrième, la crise financière internationale, emporte les secteurs les plus dynamiques de l’économie (tourisme et nickel, notamment). Cuba, qui ne peut plus faire face à ses engagements, gèle les avoirs des investisseurs étrangers et tranche dans les importations, quitte à ralentir l’activité un peu plus. A nouveau, les haricots menacent : en 2009, la production agricole chute de 7,3%. Entre 2004 et 2010, la part de l’alimentation qui provient de l’étranger bondit de 50 à 80%.

Le 18 décembre 2010, M. Raúl Castro ne s’adresse plus à son frère mais à la population. Evoquant devant l’Assemblée nationale l’objectif du sixième congrès du Parti communiste cubain (PCC) – prévu pour la fin du mois d’avril, quatorze ans après le dernier –, il promet : « soit nous rectifions la situation, soit nous n’aurons plus le temps d’échapper au précipice qui s’approche. » Mais rectifier jusqu’où ?

Plafond moucheté par les infiltrations d’eaux, murs sillonnés de lézardes, mobilier aussi fatigué qu’un personnel de sécurité réduit à sa plus simple expression : le salon où nous reçoit le président de l’Assemblée nationale, M. Ricardo Alarcón, ne respire pas le pouvoir. Il y a cinq ans, pourtant, la « rumeur » voulait que M. Alarcón soit l’un des deux principaux candidats à la succession de M. Fidel Castro : le « sort » semble en avoir décidé autrement. D’où peut-être la spontanéité de notre interlocuteur.

« Oui, il y aura bien une ouverture au marché, une ouverture au capitalisme. » Rupture au pays de la révolution ? Le président de l’Assemblée nationale balaie l’idée : « Nous souhaitons tout faire pour sauver le socialisme. Pas le "socialisme parfait", dont tout le monde rêve. Non, le socialisme possible à Cuba, dans les conditions qui sont les nôtres. Et puis, vous savez, les mécanismes de marché existent déjà dans la société cubaine. »

Centre ville de La Havane, quartier du Vedado. Un petit cabas vide sous le bras, Miriam sort de son appartement, sur la calle 23. Tout en bas de l’avenue, sur sa gauche, le Malecón. La promenade de bitume, longue de sept kilomètres, transforme l’assaut des vagues en lourds nuages d’embruns qui fouettent les façades du front de mer, rongées par le sel. Un peu plus loin, toujours dans l’alignement : Key West et la Floride. L’autre bout du monde, à moins de cent cinquante kilomètres.

Quand elle traverse la rue, tout près d’un feu rouge, Miriam ne voit pas d’enfants en guenilles, le visage noir de crasse, tenter de vendre briquets, paquets de bonbons ou tickets de loterie à des conducteurs indifférents. Aucune affiche ne l’invite à découvrir la fraicheur infinie de telle boisson gazeuse – garantie « zéro calorie » – ou la douceur intense d’un gel douche « révolutionnaire ». Exception régionale, Cuba ne connaît pas la mendicité infantile. Exception planétaire, l’île s’est débarrassée des panneaux publicitaires.

Mais Miriam n’y songe pas un instant. Comme soixante-dix pour cent de la population, elle est née après 1959, date du « triomphe de la Révolution » – comme on dit à Cuba. Cet environnement, c’est le sien. C’est le seul. En revanche, elle ne manque pas de revendiquer « les conquêtes sociales » dont jouit ici la population. Tout ce que l’Etat met à sa disposition, gratuitement, et qui constitue pour elle un droit : éducation, santé, sport, culture, travail, et nourriture, grâce à la libreta, le carnet d’alimentation qui fêtera l’an prochain son cinquantième anniversaire.

Arrivée à la bodega, Miriam tend son précieux document : une succession de tableaux à neuf colonnes, disposés verticalement. A gauche, la liste des produits auxquels la libreta donne accès : 1,20 livres de haricots à 0,80 pesos ; un demi litre d’huile de cuisine à 0,20 pesos ; 1 kilogramme de lait écrémé à 2 pesos ; 3 livres de sucre à 0,15 pesos ; 400 grammes de pâtes à 0,90 pesos, 115 grammes de café à 5 pesos... A droite, une colonne pour chacune des huit semaines de la période de deux mois que couvre la page. Dans chaque case, la ration allouée au détenteur du carnet.

« Qu’est-ce que tu veux ? – Le riz. » Miriam tend son cabas. Comme tous les Cubains, elle a droit à 5 livres à 0,25 pesos la livre et à 2 livres supplémentaires, à 0,90 pesos la livre – soit environ trois kilogrammes au total. Le remplissage commence.

Miriam travaille dans un ministère, pour l’équivalent du salaire moyen – soit 450 pesos par mois. « Environ, une vingtaine de CUC ». CUC ? Convertible unit currency ou « peso convertible », équivalent à 24 pesos traditionnels. Cette deuxième monnaie est apparue en 2004, pour remplacer le dollar qu’une concession au « réalisme économique » avait conduit les dirigeants cubains à autoriser en 1993.

Après la chute de l’Union soviétique, les autorités avaient estimé pouvoir réformer le secteur externe sans occasionner de transformations radicales sur le plan interne : « défendre le capitalisme à l’étranger et le socialisme chez soi », résume l’historien Richard Gott . Mais « le marché » s’immisce par tous les interstices. L’enclave isolée d’investissement et de tourisme qui devait fournir les devises nécessaires au maintien de la structure sociale du pays – sans que celle-ci ne change – inonde le marché de billets verts. Pourboires, versement d’une partie des salaires en devise, mais aussi envois d’argent de l’étranger et, surtout, marché noir : le portrait de George Washington devient bientôt presque aussi familier que ceux des « barbus » de la Sierra Maestra.

Les autorités renoncent à lutter. Elles ouvrent des boutiques en devise – les shopping – pour rediriger les flux du précieux billet vert en direction des coffres de l’Etat. Un double marché s’instaure, qui entame la souveraineté monétaire du pays et menace l’éthique égalitaire de la Révolution : seuls deux tiers des Cubains disposent d’un accès légal au dollar (puis au CUC). L’écart entre les salaires, de 1 à 4 en 1987, s’établissait de 1 à 25 dix ans plus tard .

Désormais tous les Cubains peuvent changer leurs pesos en CUC : les privilèges de droit sont abolis. Restent les privilèges de fait. « Moi, l’Etat continue à me payer en pesos, sourit Miriam en surveillant l’aiguille de la balance. Tu as vu les prix dans le shopping ? » Coca-Cola (importé du Mexique) : 1 CUC (soit 24 pesos) ; barre de savon (de qualité banale pour un Européen) : 1,5 CUC (soit 36 pesos) ; chaîne Hi-Fi : environ 400 CUC (soit 9 600 pesos) ; ordinateur : environ 500 CUC (soit 12 000 pesos).

Le sac de Miriam est désormais plein. Mais pas si lourd. La libreta suffit-elle pour vivre ? « Oui, 10 à 15 jours, maximum ». Dans la bodega, chacun opine du chef. « Sans compter qu’il faut encore acheter le reste. » Les légumes, le transport, l’électricité ou, pire, les habits. Même en renonçant aux articles de mode, s’habiller implique souvent de choisir. Un pantalon ? Environ 130 pesos. Un tee-shirt ? Compter 90. Une culotte (pas forcément la plus affriolante) ? 10 pesos.

Landi, réparateur de voiture à Matanzas gagne 350 pesos par mois ; José, chauffeur de camion à Santa Clara, environ 250 ; Marilyn, jeune journaliste à Cienfuegos, 380 pesos. Les hauts fonctionnaires ? « Environ 800 pesos par mois », estime le journaliste de la British broadcasting corporation (BBC) Fernando Ravsberg, qui vit à La Havane. Si le salaire moyen a augmenté de 188 à 427 pesos entre 1989 et 2009, sa valeur réelle – c’est-à-dire corrigée pour prendre en compte l’inflation – a chuté de 188 à… 48 pesos.

De la bodega à la boutique de textile, sans même passer par le shopping, le visiteur fait rapidement ses comptes. Immanquablement, il interroge : mais comment les Cubains font-ils pour vivre ? Immanquablement, on lui répond : « Hay que resolver. » Resolver ? « Résoudre » – que les Cubains utilisent comme un verbe intransitif tant le problème à résoudre est connu de tous.

Un touriste commande une bière à la terrasse d’un grand hôtel : 3 CUC. Le serveur ne la prend pas toujours dans les stocks de l’hôtel, mais parfois dans le sien, à peine dissimulé sur le côté. Achetées 1 CUC, revendues 3, ces bières lui rapportent de quoi multiplier son salaire de base par cinquante et « arroser » son supérieur.

L’employé d’un hôtel souffre d’une rage de dent. Le dentiste lui indique qu’il faudra attendre deux semaines, avant de proposer de « résoudre » la difficulté : « tu peux venir ce soir : ce sera 5 CUC ». Banal. Au tour de l’employé de l’hôtel de faire preuve d’imagination : « Prends-moi tout de suite et ce soir je te laisse entrer, avec toute ta famille, pour manger au buffet de l’hôtel où je travaille. »

Les ventes d’appartements sont interdites. Pourtant, certaines familles s’agrandissent alors que d’autres diminuent. Des intermédiaires se chargent de les mettre en rapport, moyennant commission lors d’une transaction effectuée sur la base d’un « prix de marché » connu de tous. Un studio, dans le quartier plutôt chic du Vedado ? « Compter 15 000 CUC. » Un appartement de cinq pièces, un peu plus loin du centre ? « Environ 80 000 CUC ».

Au pays du « socialisme ou la mort », les langoustes sont réservées au tourisme et à l’exportation. Les pêcheurs se chargent de pourfendre cette injustice, via le marché noir – s’assurant ainsi des revenus d’environ 700 dollars par mois. De leur côté, les universitaires qui disposent d’un accès à Internet louent leurs codes, le soir, après les heures de travail ; les enseignants donnent des cours à la maison ; les infirmières prodiguent des soins à domicile ; les chauffeurs de bus ou de camion siphonnent du pétrole. Pour beaucoup, travailler pour l’Etat socialiste offre la possibilité… d’alimenter le marché noir : stylos, chaises, outils, matériaux de construction. Certains se prostituent.

Double monnaie, logement, nourriture : depuis des années les Cubains ont donc appris à composer avec les « mécanismes de marché » qui orchestrent leur vie de tous les jours. Une situation que la rhétorique officielle condamnait chacun à subir discrètement, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de M. Raúl Castro. Presque ingénu, il profite de son premier discours en tant que président (par intérim), le 26 juillet 2007, pour constater : « Le salaire minimum, clairement, ne suffit plus à satisfaire les besoins de bases (…) ce qui favorise les phénomènes d’indiscipline sociale. » Un détail ? Au contraire.

« Ce sont les idées qui font la vraie qualité de vie, bien plus que les aliments, un toit au-dessus de sa tête ou des vêtements », assurait M. Fidel Castro, le 26 mai 2003. Pour lutter contre les difficultés du pays – notamment la corruption –, il avait lancé, depuis quelques années, la « bataille des idées ». Objectif : tremper la conviction révolutionnaire des Cubains, notamment celle des plus jeunes, en leur fournissant un emploi. Des étudiants sont par exemple chargés de surveiller les stations-service. Les idées font leur effet, un temps, puis les « dérives » alanguissent de nouveau les consciences. La presse (toujours officielle à Cuba) a récemment révélé que le ministère de la Construction employait huit mille ouvriers et maçons mais aussi douze mille gardiens pour éviter les vols.

A la suite d’un « grand débat national », lancé en 2007, M. Raúl Castro a estimé que les Cubains attendaient des réformes d’une autre nature. Ce qui lui a permis d’arriver à une telle conclusion ? Nul ne le sait vraiment : aucun rapport, bilan ou extrait dudit « débat » n’a été rendu public. Après tout, résume Landi : « Ici, celui qui décide, c’est l’Etat. Pas le peuple. »

Il ne s’agit plus, désormais, de corriger des dysfonctionnements sociaux incompatibles avec la rigueur idéologique, mais de se mettre en quête d’un socialisme débarrassé de « nos idées erronées et irréalisables ». Quitte, pour cela, à « tirer partie des expériences capitalistes positives ». Les combines et la débrouille transforment-elles déjà une partie des Cubains en autant de petits entrepreneurs ? L’actuel président choisit de réhabiliter l’initiative privée à travers le travail indépendant.

Dans la vie de tous les jours, la publication de la liste des cent soixante dix-huit professions ouvertes aux indépendants à partir de septembre 2010, n’a pas vraiment changé les choses. Maçons, charpentiers, électriciens, horlogers, réparateurs ou remplisseurs de briquet : officiellement, ils n’existaient pas. Mais depuis longtemps, tout le monde faisait appel à eux. Et pour cause : « Rien de plus difficile que de faire réparer une fuite d’eau en passant par l’entreprise d’Etat [chargée de la réparation des bâtiments], explique Ricardo. Au bout d’un moment, tout le monde avait pris l’habitude de passer par un voisin qui s’y connaissait. »

Désormais, le voisin paie des impôts : une taxe d’un peu moins de 20 CUC pour enregistrer sa licence, une autre sur le chiffre d’affaires (25%), une cotisation à la sécurité sociale (25% des revenus) et un impôt progressif sur le revenu à partir de 5000 pesos par an (jusqu’à 50% pour les revenus égaux ou supérieurs à 50 000 pesos par an). « Un travailleur indépendant peut même embaucher d’autres Cubains et les payer en fonction de leur productivité », ajoute Ricardo. La Constitution désapprouve, qui dénonce une forme d’exploitation. Le fisc adore : devenu « patron », le voisin acquitte une taxe de 25% sur les salaires.

Le quotidien n’a que peu changé. Les discours, par contre… En mars 1968, M. Fidel Castro dénonça « cette petite frange de la population qui vit aux dépens des autres, (…) ces fainéants en parfaite santé qui s’installent derrière un stand, ou montent une petite affaire, histoire de gagner cinquante pesos par jour. » En moins de deux jours, les commerces privés – bars, épiceries, garages mais aussi les charpentiers, les maçons et les plombiers – disparurent presque tous. En novembre 2010, le discours officiel a changé. Les indépendants ?, s’enflamme Granma : des « entrepreneurs pleins de bonne volonté », « pénétrés d’éthique », dont la réussite « constituera une partie considérable du succès de l’actualisation du modèle économique cubain. »

En 1995, il avait fallu doucher toute velléité d’enrichissement en limitant, par exemple, les petits restaurants particuliers à douze tables. Quinze ans plus tard, « l’accumulation » n’effraie plus vraiment. « Soyons honnêtes : si, après avoir couvert tous ses coûts, un travailleur indépendant dégage un revenu mensuel supérieur au salaire moyen actuel, y a-t-il vraiment quelque chose qui cloche ? », interroge le quotidien du parti communiste cubain. Après tout, « un capital, ça se construit en travaillant, petit à petit, avec compétence, en améliorant chaque jour la qualité du service, jusqu’aux sourires qui séduisent le client. » En janvier 2011, une revue catholique de l’île se félicitait que Cuba aborde désormais l’avenir « sans craindre la richesse ».

Mais les réformes engagées par M. Raúl Castro ne visent pas uniquement à légaliser ce qui était interdit hier. Il s’agit aussi, comme le répète à travers le pays Alfredo Guevara, l’un des intellectuels cubains les plus reconnus, de « désétatiser » une économie administrée dont les règlements et les contrôles ne convainquent plus. Un exemple : une grande partie de la récolte de tomates de 2009 a pourri sur place : soumis à la consigne de ne pas voyager à vide, les camions de l’Etat n’étaient pas arrivés à temps. Livrer les tomates à l’usine toute proche pour en faire de la purée ? Impossible : une telle modalité n’était pas prévue dans les statuts de l’entreprise.

« Est-il vraiment nécessaire que l’Etat décide du prix d’une coupe de cheveux ? », interroge devant nous M. Jorge Luis Valdès, de l’Association des économistes et experts-comptables de Cuba, sans vraiment attendre de réponse. Avant les réformes d’avril 2010, une même entreprise regroupait tous les coiffeurs du pays. Le simple fait d’avoir transféré le secteur au privé s’est soldé non seulement par une économie de 630 millions de pesos en neuf mois, mais par un afflux de revenus supplémentaires de 660 millions de pesos. »

En moins de temps qu’il en faut pour rafraîchir une nuque, Jorge a sorti son petit calepin, servi un café et allumé une cigarette. « Avant avril 2010, le tarif officiel de la coupe était de 80 centimes. Cela n’empêchait pas les coiffeurs de demander de 5 à 20 pesos pour un homme et jusqu’à 100 pour une femme. L’Etat fournissait l’électricité, l’eau, le téléphone, que tout le monde pouvait venir utiliser, en versant 1 peso au salon. Pour quatre coiffeurs, il fallait compter deux gardiens, une femme de ménage, un comptable, un administrateur et puis une ou deux personnes pour tenir le mur. Tous salariés de l’Etat. »

Jorge finit son café et tire longuement sur sa cigarette. Il laisse ses interlocuteurs finir de tousser, puis reprend : « Désormais, tout a changé. Les coiffeurs sont indépendants et versent, chacun, 990 pesos à l’Etat tous les mois : 330 pesos pour la location du local, 330 pesos pour la sécurité sociale et 330 pesos d’impôt sur la force de travail. Après, ils font payer ce qu’ils veulent et embauchent qui ils veulent : en général, les effectifs diminuent. » Tout comme les coiffeurs, les gardiens surnuméraires et les préposés à la verticalité murale, 40% de la population active doit passer du secteur public au secteur privé d’ici à 2020 (aujourd’hui, 90% de la population travaille pour l’Etat). Jorge conclut en écrasant sa cigarette : « Moins de frais, plus de revenus : pour l’Etat, c’est tout bénéfice. »

Efficacité, productivité, économies : le discours n’est pas tout à fait inconnu, même dans des pays où le terme « socialisme » évoque moins l’image de Che Guevara que celle de M. Dominique Strauss-Kahn. « Pourquoi serions-nous différents des autres pays ?, objecte Jorge. Il faut en finir avec toutes les gratuités que nous avons ici ». Les gratuités ? « Tout ce que l’Etat distribue gratuitement aux Cubains de leur naissance à leur mort pour s’assurer de leur égalité. »

En affaiblissant le rôle des revenus monétaires dans l’accès au bien-être, ces gratuités auraient érodé les motivations et entravé le développement économique. Désormais, le socialisme cubain parle rarement d’égalité sans en dénoncer la dérive « égalitariste ». La solution : éliminer les « gratuités » et, comme l’expliquait M. Raúl Castro le 27 décembre 2008, « donner sa vraie valeur au salaire ». Il ajoutait : « Il n’y a pas d’alternative. »

Le 27 septembre 2009, le vice-président du Conseil des ministres, M. Ramiro Valdés, enjoignait les Cubains à « ne pas tout attendre de la mamma étatique ». Déjà, finis les gâteaux de mariage et les chambres d’hôtel payées par l’Etat pour les lunes de miel. Finies également, les cantines (gratuites) de quatre ministères sis à La Havane : les travailleurs reçoivent à la place 15 pesos par jour pour se nourrir (pour l’instant, c’est suffisant). Et peut-être, bientôt, finie la libreta à laquelle la proposition 165 du document soumis au Congrès suggère de substituer une « assistance sociale ciblée » réservée « à ceux qui en ont véritablement besoin » – à l’image de ce qui se pratique déjà ailleurs en Amérique latine.

De son côté, le syndicat unique s’est chargé d’annoncer le licenciement de 500 000 travailleurs d’Etat au cours des prochains mois. Ces derniers toucheront de leur salaire pendant un mois, puis d’une indemnité de 60% de leur rémunération pendant un mois pour ceux qui ont travaillé dix-neuf ans ou moins, pendant trois mois pour ceux qui ont travaillé de vingt-six à trente ans et pendant cinq mois pour ceux qui ont travaillé plus de trente ans . Probablement pour les motiver à se recycler sans tarder dans le secteur privé.

Mais une personne qui a passé dix ans dans un ministère pourra-t-elle se transformer en agriculteur, barbier ou maçon en deux mois ? Sachant que passée cette date, aucun système d’assurance ne le prendra en charge. Loin des discours angéliques, l’économiste Omar Everleny Pérez – que beaucoup considèrent comme l’un des pères spirituels de la réforme en cours – tranche : « Oui, il y a des gens qui vont être les perdants des réformes. Oui, il y a des gens qui vont se retrouver au chômage. Oui, les inégalités vont augmenter. » Cela étant, poursuit-il, « elles existent déjà : ce que nous avons, à l’heure actuelle, c’est une fausse égalité. Ce qu’il faut déterminer aujourd’hui, c’est "qui mérite véritablement d’être en haut". »

Le 9 février, les travailleurs d’une clinique du centre ville sont réunis pour discuter les lineamientos, le document soumis au congrès. Trente-deux pages et deux cent quatre-vingt-onze propositions dont certaines engagent l’avenir de tous les Cubains : salaires au mérite, légalisation des « prix de marché », révision des programmes sociaux. L’ensemble est adopté en quelques minutes, à l’unanimité. Mais les participants prennent le temps de souligner leur attachement aux systèmes de santé et d’éducation cubains. Changer, oui ; mais pas ça. Le secrétaire de séance, responsable de la section syndicale, note des remarques – sans que quiconque sache vraiment ni comment ni si elles seront prises en compte.

Pourtant, n’y a-t-il aucun risque qu’une réforme en entraînant une autre, puis une autre, puis une autre, les autorités cubaines finissent pas estimer qu’il devient finalement nécessaire d’« actualiser » les « conquêtes sociales » du pays ? Les exemples historiques ne manquent pas, de l’ouverture économique chinoise à la réforme des services publics en France, qui suggèrent un tel scénario. M. Alarcón se veut rassurant. Il prend pour exemple l’Assemblée nationale, qu’il préside : « Il est tout à fait possible pour une opposition à de telles réformes de se manifester et, le cas échéant, de voter contre. » Les contre-pouvoirs existeraient donc ? Depuis sa création, en 1976, l’Assemblée nationale n’a jamais enregistré un seul vote hostile à un texte proposé par le gouvernement…

Le 10 février 2011, un dessin en « Une » Granma. Un jeune à casquette, adossé à un réverbère, interpelle un homme, âgé, qui passe dans la rue : « Un peu de monnaie, grand-père ? » « Monnaie », en espagnol, se dit cambio – qui signifie également « changement ». Et le « grand-père » de répondre : « Mais certainement, fiston ! Il est temps de changer et de te mettre à travailler honnêtement ! »