Au Chili, « nouvelle droite » et vieilles lunes
[원문] 칠레 뉴라이트 정권, 해묵은 우파 본성
Au Chili, « nouvelle droite » et vieilles lunes
Par notre envoyé spécial Franck Gaudichaud *
* Maître de conférences à l’Université Grenoble 3 et coprésident de l’association France Amérique Latine (FAL).
Lota, ancienne cité minière au bord des eaux froides du Pacifique, à cinq cents kilomètres de Santiago. C’est ici, peut-être plus encore que dans la capitale, que s’éclaire le projet politique du nouveau président chilien, M. Sebastián Piñera. <<번역문 보기>>
C’est une matinée ensoleillée, au cœur de l’été austral. Le marché bat son plein, la pêche du jour déborde des étals brinquebalants : coquillages, oursins, algues, poissons divers… Dans un panier tressé, Maria présente quelques belles scies fumées que son mari a capturé au large. Le sourire franc, les mains abîmées par le travail, elle interpelle les badauds: « 2 000 pesos la pièce ! » Soit 2,90 euros par poisson. Comme la veille, l’avant-veille ou le jour d’avant, elle devra se contenter d’une recette d'une dizaine d'euros – sans parvenir au salaire moyen, d’environ 450 euros par mois. « Ici tout le monde travaille dur, explique-t-elle. La pêche, ce n’est plus ce que c’était : il y a de moins en moins de poisson. » Pourtant, pour les habitants de Lota (et d’une partie du littoral chilien), depuis un an, le coût de la vie a considérablement augmenté. C’est que, sourit Maria, « après le tremblement de terre, il faut bien reconstruire ! »
Le 27 février 2010, un violent séisme secouait le Chili. Quelques heures plus tard, un raz-de-marée balayait plusieurs centaines de kilomètres des côtes du Sud. Les autorités n’ont déploré que peu de victimes – cinq cent cinquante morts –, mais d’importants dégâts matériels et près de huit cent mille sinistrés. Notamment dans les régions les plus pauvres du pays, dont celles de Maule et de Biobío, où se trouve la ville de Lota. Ici – malgré les efforts de la mairie –, comme à Concepción (capitale régionale), de nombreux gravats jonchent encore le sol et entravent la circulation routière. Des édifices, lézardés de toutes parts, menacent de s'effondrer sur les passants.
Le 13 avril 2010, le président Piñera (élu en janvier de la même d'année) proclamait pourtant : « Notre tâche principale et la mission de notre gouvernement, c’est de travailler à l’unité nationale, à la reconstruction du pays, de faire face à l’urgence et d’aider les victimes du séisme ». Le couteau de Maria virevolte. Elle a reposé ses scies pour passer à la préparation d’un (succulent) ceviche, une marinade de fruits de mer. Les promesses du gouvernement ? « Leur plan de reconstruction, c’est du blabla ! Ils nous ont abandonnés ». Mais n’observe-t-on pas, ici et là, des chantiers et travaux en cours ? Entendant la conversation, deux hommes s’approchent et pointent une colline : « Les nouvelles constructions que vous voyez là-bas sont destinées à la vente, pas aux victimes du tremblement de terre. Ceux qui ont perdu leur maison vivent comme des mendiants, les uns sur les autres dans de minuscules maisons. La plupart n’ont pas l’électricité, ni l’eau courante ».
Six mètres par trois, des panneaux de bois pour toute protection contre les intempéries : les « logements d'urgence » ressemblent davantage à des cabanes. Prévues pour quatre personnes, elles sont en général surpeuplées. Lors de la visite, une question s’impose : comment des milliers de personnes pourront passer l'hiver dans de telles conditions ? Nul n’a la réponse. « Pendant ce temps, ajoute Maria, une poignée de gens très riches ne savent que faire de leur argent ».
Officiellement, le plan de reconstruction a été un succès. Pourtant, les laissés-pour-compte manifestent leur colère. Alors que le gouvernement a annoncé 220 000 subventions, dans l’immense majorité des cas, il s’agit d'aides à la remise en état des maisons, pas de nouvelles constructions. Seulement 12 503 habitations avaient été achevées fin février 2011. Et en ce qui concerne, les familles réparties dans des campements de fortune, M. Francisco Irarrázaval, l'un des secrétaires exécutifs du ministère du logement, admet que 40% d’entre elles (soit mille sept cents) « pourraient ne pas se voir offrir de solution » . Une histoire classique ? C’est peut-être pour cette raison que la catastrophe naturelle révèle finalement la nature du projet du président chilien. Celui qui reposait sur l’avènement d’une « nouvelle droite », « en rupture avec l’époque la dictature » d’Augusto Pinochet (1973-1990).
Car M. Piñera n’est pas tout à fait issu du sérail de la droite. « Quand il a décidé de se lancer en politique, observe le journaliste Ernesto Carmona, il a tout d’abord frappé à la porte du Parti démocrate-chrétien (DC) », un parti conservateur plutôt centriste, dont son père fut l’un des cofondateurs. « Il ne manquait pas de raisons pour cela : il avait voté “non” à Augusto Pinochet lors du plébiscite de 1988 », proposant la prorogation au pouvoir du dictateur jusqu’en 1997. Pendant un temps, Piñera a eu un pied dans la DC, où il n’avait pas grand espace, et un autre au sein de la droite, qui lui offrait de meilleures opportunités » . Il opte finalement pour le parti Rénovation nationale (RN), la frange la plus libérale de l’échiquier politique, plutôt que pour l’Union démocrate indépendante (UDI), proche de l’Opus Dei et regroupant les plus fidèles du régime militaire. Mais la distance entre Piñera et la dictature demeure somme toute assez relative. L’occupant de la Moneda apparaît en 1989 comme conseiller de M. Hernán Büchi, l’ancien ministre des finances du général Pinochet. En outre, l’Alliance pour le changement au nom de laquelle il se présente se compose des libéraux, mais aussi des catholiques conservateurs de l’UDI.
D’ailleurs, si M. Piñera déclarait le 8 janvier 2010, dans le quotidien La Nación, que « ce n'est pas un péché » d'avoir travaillé pour le régime de Pinochet, c’est peut-être parce que cette période lui a plutôt réussi. Il s’est enrichi pendant ces « années noires » en investissant tout d’abord dans l’immobilier, la construction, puis la banque. Profitant du soutien de son frère aîné – lui-même ministre du travail du régime et artisan de la privatisation des fonds de retraites –, il évite la prison, suite à une importante fraude bancaire en partie à l’origine de sa fortune . Vient l’achat d’une partie de la compagnie d’aviation civile Lan Chile (qu’il présidera) et, enfin, la diversification dans des domaines clefs pour se forger une visibilité de premier plan : entre 2005 et 2006, il achète le très populaire club de football Colo-Colo et le canal de télévision Chilevisión. Désormais, M. Piñera compte parmi les cinq cent premières fortunes du monde. La revue américaine Forbes le considère comme le 51e homme le plus puissant de la planète. D’ailleurs, son compte en banque n’a pas souffert de son arrivée à la présidence. Il s’est étoffé de quelque 200 millions de dollars en un an, pour atteindre 2,4 milliards. Certains esprits chagrins crient aux mélanges des genres. M. Piñera répond que seuls « les morts et les saints » ignorent les conflits d’intérêts .
Devenu riche durant la dictature et parvenu au pouvoir avec le soutien de l’UDI, M. Piñera professe néanmoins la rupture. D’abord, parce que pour la première fois depuis 1958, la droite parvient au pouvoir par les urnes. Rupture également, parce qu'il entend changer la façon dont on fait la politique et diriger l’État comme une entreprise. L’une des siennes.
Son « gouvernement des meilleurs » ressemble davantage à un conseil d’administration qu’à un cabinet. Plus de la moitié de ses membres sont issus du privé, avec peu (ou pas) d’expérience politique préalable. Le ministre des affaires étrangères Alfredo Moreno, par exemple, a acquis son expérience « diplomatique » en tant que… membre du directoire de la chaîne de grande distribution Falabella, lors de son expansion dans les pays voisins. M. Juan Andrés Fontaine, nouveau ministre de l’économie, est directeur du Centre d’études publiques (CEP), l’un des centres de réflexion de la droite libérale, et lié au groupe Matte (industrie forestière, télécommunication, finance), contrôlé par l’une des familles les plus riches du pays.
M. Piñera entend tout contrôler personnellement, en imposant à ses collaborateurs le rythme effréné qu’impose sa surexposition médiatique. Pendant plusieurs semaines, il envoûte le pays, et une bonne partie de la planète, grâce au sauvetage de trente-trois mineurs bloqués dans la mine de San José (désert d’Atacama). Une opération qu’il estime « sans égale dans l’histoire de l’humanité » .
Bientôt, on parle de « piñerisme » : le « changement » aurait donc bien eu lieu. D’ailleurs, les caciques de la droite traditionnelle – sur lesquels repose son soutien parlementaire – ne se disent-il pas irrités ? Certains câbles de l’ambassade des États-Unis à Santiago révélés par Wikileaks, fourmillent d’anecdotes sur la guerre fratricide entre « la vieille garde » et le « magnat ». Et l’ouverture du « staff » présidentiel à certains dirigeants politiques – tels Andrés Allamand (RN) et Evelyne Matthei (UDI) respectivement aux ministères de la défense et du travail –, ne suffisent pas à apaiser les esprits.
C’est qu’au-delà du style, certaines des politiques publiques du nouveau président agacent ses alliés : bourses universitaires destinées à former de nouveaux professeurs, restriction des attributions de la justice militaire, extension du congé post-natal à six mois, mesures en faveur de l'assurance santé des retraités, appel au respect du salaire minimum des employés domestiques, relocalisation partielle d’un projet thermoélectrique suite à des mobilisations écologistes, proposition du droit de vote pour les Chiliens résidant à l’étranger, inscription automatique sur les listes électorales et, le 11 mars dernier, annonce d’un « revenu éthique familial », consistant en un (maigre) transfert de ressources, destiné à un demi million de personnes vivant dans la pauvreté extrême. Dans l’arène internationale, M. Piñera reconnaît l’État palestinien – « libre, souverain et indépendant » – dans le sillage de plusieurs dirigeants latino-américains, souvent de gauche .
Pour Rodrigo Hinzpeter, fidèle du patron président et ministre de l’intérieur, c’est cela la « nouvelle droite » : « sociale et démocratique », elle « prend en compte de nouvelles préoccupations », notamment « l’engagement pour les droits de l’homme, la relation entre le développement et l’environnement, l’équilibre entre l’économie et la justice sociale » . Un programme qui ne fait qu’approfondir la crise de l’opposition parlementaire, incapable de formuler des contre-propositions. A tel point que les députés de la Concertation (coalition de sociaux-démocrates, socialistes et démocrate-chrétiens au pouvoir de la fin de la dictature à 2010) appuient régulièrement les projets du gouvernement.
Rupture avec la droite et continuité avec le centre-gauche en somme ? « Maintenir la plupart des politiques mises en œuvre par la Concertation », c’est en effet ce que M. Piñera promettait lors de la campagne présidentielle. Le consensus était d’ailleurs tel entre M. Piñera et ses prédécesseurs que l’hebdomadaire britannique The Economist concluait, le 19 décembre 2009 : « Au niveau pratique, [une victoire de M. Piñera] n’aurait qu’un impact réduit. » Mais faut-il lire dans cette harmonie une « dérive à gauche » de la « nouvelle droite » chilienne ? Peut-être pas car, depuis des années, la gauche chilienne – à commencer par le parti socialiste – s’est elle-même inscrite dans… la continuité.
Cette mutation néolibérale lui a ainsi assuré les louanges d’analystes aussi peu suspects d’idolâtrie marxiste que le Français Guy Sorman. Au Chili, expliquait-il en 2008, le libre-échange – imposé par des économistes formés aux Etats-Unis et inspirés par Milton Friedman (les « Chicago boys ») – à partir du coup d’Etat de 1973 s’est montré si « efficace » que « de Pinochet, chef de l’État de 1973 à 1990, jusqu’à Michèle Bachelet incluse, présidente socialiste depuis 2005, le Chili n’a guère modifié ses règles économiques ». Ernesto Ottone et Sergio Muñoz Riveros – tous deux anciens militants communistes devenus conseillers de la Concertation – analysent la conversion de la gauche chilienne au « réalisme économique » : « A force de se heurter à la réalité, elle a compris qu’elle devait abandonner ses anciennes croyances sur la malignité du système capitaliste. (…) Même si on a du mal à l’admettre, il faut concéder que, sur certaines questions relatives au fonctionnement de l’économie moderne, [les bons professeurs] se trouvaient sur "le trottoir d’en face" » .
En « traversant la rue », cette gauche a aidé à transformer la terre de Salvador Allende en modèle pour la finance mondiale. Dans le classement sur la « liberté économique », publié annuellement par The Wall Street Journal et la Heritage Foundation, le Chili apparaît depuis longtemps dans le peloton de tête (11e place sur 179 pays), bien devant la France (64e) et juste derrière les États-Unis. Fiscalité accueillante, fonds de pensions généralisés, services collectifs – dont l’éducation et la santé – largement marchandisés, traités de libre-échange avec les États-Unis ou la Chine : « Le Chili laisse derrière lui le sous-développement et s’achemine à pas déterminé vers la constitution d’une nation développée », se réjouissait l’ancienne présidente, Michèle Bachelet, le 11 janvier 2010. Flanquée de son ministre des finances, la militante socialiste tenait dans les mains un précieux sésame : l’adhésion de son pays à l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). Fondée en 1961, l’OCDE regroupe 34 pays qui cherchent à stimuler « la démocratie et l’économie de marché ». Le Chili était le premier pays sud-américain à intégrer ce club très sélect.
Gauche néolibérale et droite de rupture ? En l'absence d'alternative réelle, l’image du changement a pu s'incarner sous les traits de Piñera aux yeux d’une partie des classes populaires. Iván, la trentaine, est vendeur ambulant dans le centre de la capitale. Au milieu du smog de l’Alameda (la principale artère de Santiago) et de la cacophonie des micros (bus collectifs), il vend des friandises, des cigarettes à l’unité. « Vous savez pour moi, ce gouvernement ne change pas grand-chose. Si j’ai voté pour Piñera, c’est qu’au moins il a bien réussi dans la vie. Et j’espère qu’il fera pareil avec le pays afin que nous en profitions un peu ».
Pourtant, le discours du réformisme sociétal du président ne l’a pas empêché de radicaliser un peu plus le néolibéralisme. Comme l’a démontré sa gestion suite au tremblement de terre. Le processus de reconstruction du littoral, quand il n'est pas l'objet de clientélisme politique avéré , semble s’inspirer de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein (dans son ouvrage du même nom, paru en 2008). L’annonce d’une augmentation temporaire des impôts sur les entreprises et de la redevance de grandes compagnies minières, destinée à réunir plus de trois milliards de dollars en quatre ans, a été accueillie avec scepticisme. En définitive, le mécanisme a fait déchanter ceux qui croyaient à un improbable tournant keynésien. Les compagnies minières (souvent multinationales) qui participent, sur la base du volontariat, à ce financement supplémentaire de deux ans, se sont vu garantir le prolongement d’une des redevances les plus faibles au monde jusqu’en 2025 ! Parallèlement, le besoin d’argent frais a fourni l’occasion rêvée de recommander de nouvelles privatisations de biens « non indispensables » dans le secteur de l’énergie (Compagnie d'électricité Edelnor) et de l’assainissement de l’eau (Aguas Andinas). Une loi de flexibilisation du travail, ainsi que de nouvelles concessions de mines au capital étranger, sont envisagées dans la foulée. Au final, selon l’économiste Hugo Fazio, « le fond de reconstruction servira de prétexte pour affaiblir l’État et livrer certains éléments du patrimoine public aux intérêts privés » .
Malgré quelques protestations de la « vieille droite », la « nouvelle » ne maltraite pas vraiment sa base sociale. « Ce gouvernement est le gouvernement des entreprises ». Viviana Uribe ne croit pas aux fables de la droite sociale et démocratique. « C’est la loi du marché qui régule tout et si on ne l’accepte pas, la répression est immédiate » accuse-t-elle. La présidente de la Corporation de défense et promotion des droits du peuple, affiliée à la Fédération internationale des ligues de droits de l'Homme sait de quoi elle parle. Les traits tirés, entre deux cigarettes, elle épingle la politique défaillante suite au tremblement de terre ; les montages policiers contre une partie du mouvement libertaire ; l’état du système carcéral qui aboutit à la mort de 81 prisonniers lors d’un incendie à la prison San Miguel ; le peu d’engagement pour faire avancer la justice en faveur des victimes des militaires. Et, toujours, la criminalisation du peuple indigène Mapuche.
Dernièrement, le bourg de Cañete, dans le sud du pays a vu se dérouler un procès emblématique de la politique de la « nouvelle droite » dans le Wallmapu (pays Mapuche) : 17 communeros y étaient accusés de vol, incendie criminel, terrorisme… à partir d’une législation d’exception – dite loi « antiterroriste » – datant de la dictature. A rebours de toute norme internationale, elle permet de se baser sur des « preuves » issues de témoins occultes à la solde de la magistrature . Au terme de trois mois et demi de mobilisations et d’une interminable grève de la faim (86 jours), la plupart des accusés ont été libérés. Natividad Llanquilleo est porte-parole des « prisonniers politiques Mapuche » (deux de ses frères sont derrière les barreaux). Physique avenant, clarté dans le discours, étudiante en droit. A vingt-six ans, elle incarne la nouvelle génération revenue vers sa communauté pour défendre « la cause ». Selon elle, si la grève de la faim n’a pas eu tous les effets escomptés, elle a au moins permis que « les gens commencent à comprendre ». Et, surtout, M. Piñera a dû négocier.
Assez habilement d’ailleurs. Là encore, il a tenu a se distinguer en demandant la non application de la loi antiterroriste contre les Mapuche et la fin de la double mise en examen, au militaire puis au civil. Ces annonces médiatiques n’ont pourtant pas empêché, dans les faits, la poursuite de ce que Mlle Llanquilleo qualifie de « procès politique », condamnant quatre militants de la Coordination de communautés en conflit Arauco-Malleco (CAM), dont son leader, M. Hector Llaitul, qui pourrait passer vingt cinq ans en prison.
La direction du travail reconnaît par ailleurs que le secteur privé a perdu l’équivalent de 333 000 jours de travail pour faits de grèves en 2010, soit une augmentation de 192% par rapport à 2000. Selon la Centrale unitaire des travailleurs (CUT), principale confédération syndicale, cette première année de la « nouvelle droite » est « perdue pour les travailleurs, les citoyens, pour l’approfondissement de la démocratie ». La CUT regrette les hausses de prix à répétition et l’absence d’une augmentation « substantielle » du salaire minimum. La question du prix du gaz est particulièrement sensible. Elle a provoqué, en début d’année, le soulèvement entier de la province de Magallanes durant une semaine, obligeant l’exécutif à reculer. En février 2011, une enquête de l’agence Adimark suggérait que 49% de la population désapprouvait la gestion de M. Piñera. Cependant, rien ne laisse encore présager un front social et politique assez puissant pour faire trembler un président qui prépare déjà les élections de 2014 (où il ne peut se représenter), mettant en avant ses ministres les plus populaires, avec en ligne de mire un nouveau mandat en… 2018.
Figure de la gauche, Manuel Cabieses est un grand gaillard jovial de plus de 75 ans. Dans son bureau de la rue San Diego, où il dirige contre vents et marées la revue Punto Final, il critique le gouvernement des « héritiers de la dictature » et appelle à la construction d'une « nouvelle gauche », indépendante de la Concertation. Il est conscient des difficultés à surmonter : « Nous vivons une période encore plus dure que celle j’ai vécue dans ma jeunesse, attribuable à vingt ans de dépolitisation et de fragmentation sociale ». « Notre défaite du 11 septembre 1973 est toujours là » ajoute-t-il.
ENCADRE
Aux côtés de l’empire de M. Sebastian Piñera, trois familles (Angelini, Matte et Lucksic – 27ème fortune mondiale) contrôlent la moitié des actifs cotés à la bourse de valeurs de Santiago : leur patrimoine représente 12,5% du produit intérieur brut (PIB), contre 9% en 2004. Il faut y ajouter le clan Horst Paulman (groupe Cencosud - 154ème fortune mondiale) et ses supermarchés présents dans tout le continent. Ces familles disposent de représentants directs au gouvernement, ainsi qu’à la tête des principaux médias. Surtout depuis que M. Piñera a fermé la version papier du quotidien La Nación (dont l’État est actionnaire majoritaire) – qu’il jugeait trop critique... Désormais, le paysage de la presse écrite se constitue d’un duopole presque parfait, avec d’une part la famille Edwards (acteur essentiel de la dictature) et de l’autre, le Consorcio Periodístico de Chile (Copesa). Le panorama n’est pas différent dans le domaine télévisuel.
Par contraste, environ 30% des travailleurs touchent à peine le salaire minimum, soit 255 euros. Selon la Commission économique pour l’Amérique latine des Nations unies (CEPAL), le Chili est (avec le Brésil) l’un des pays les plus inégalitaires de la région. Une situation qui, de plus, s’aggrave. Les revenus des 20% de foyers les plus aisés représentent 13 à 14 fois ceux des 20% les plus pauvres. Les premiers possèdent plus de la moitié des richesses du pays (55%), tandis que les derniers s’en partagent 4%.