Strauss-Kahn , victime présumée de ses communicants

[원문] ‘치한’ 스트로스칸과 언론의 밀월

2011-06-07     Marie Bénilde

Dominique Strauss-Kahn , victime présumée de ses communicants

Par Marie Bénilde *

* Journaliste. Auteure de On achète bien les cerveaux. La publicité et les médias. Raisons d’Agir, Paris, 2007.

S’il fallait trouver une vertu au tourbillon médiatique soulevé par la mise en examen de M. Dominique Strauss-Kahn aux Etats-Unis pour tentative de viol, agression sexuelle et séquestration en mai dernier, ce serait d’avoir mis en lumière quelques unes des structures du système d’information français : la personnification extrême de la politique dont les éditorialistes déplorent les effets tout en développant les causes ; la continuité entre conseillers en communication et journalistes dés lors que le « client » coïncide avec l’idéologie du juste milieu médiatique ; l’étroitesse des liens, toujours dénoncés et jamais tranchés, entre presse et pouvoir. Enfin, « l’affaire » révèle les réflexes de classe qui conduit les éditorialistes perchés sur les barreaux supérieurs de l’échelle sociale à s’émouvoir quand choit un puissant – le malheur des faibles étant trop commun pour constituer une « information ». <<번역문 보기>>

La scène a été vue et revue. Elle fut montrée à la télévision française près de deux mois avant que M. Strauss-Kahn soit déféré devant la justice américaine la justice américaine. Le directeur général du Fonds monétaire international grille son steak dans sa maison de Washington, dans le quartier de Georgetown, pendant que son épouse, Mme Anne Sinclair, prépare la salade. Comme des millions de Français (ou presque). Un instant de vie fabriqué pour les besoins d’un documentaire diffusé le dimanche 13 mars sur Canal+ et produit par KM Productions, la société de M. Renaud Le Van Kim, qui s’était déjà illustrée par les super-productions en faveur de M. Nicolas Sarkozy (lors de son intronisation à la tête de l’Union pour un mouvement populaire [UMP], en 2004).

Dans Paris-Match, qui anticipe la diffusion de ce film par un reportage de six pages, le 24 février, la même scène de vie privée est dévoilée, montrant au sein du couple « une réelle complicité malgré les turbulences de 2008 ». Une allusion à l’affaire Piroska Nagy, cette haut fonctionnaire du Fonds monétaire international (FMI) avec laquelle M. Strauss-Kahn, directeur général de cette institution, a entretenu une liaison passagère. « Il a abusé de sa position dans sa façon de parvenir jusqu’à moi », écrit-elle le 20 octobre 2008. Avant de prévenir : « Je crains que cet homme ait un problème pouvant le rendre inapte à la direction d’une institution ou des femmes travaillent sous ses ordres ». Pendant que le Journal du dimanche titre « Il faut sauver le soldat DSK » (19 octobre 2008), celui-ci dément avoir abusé de sa position et l’hebdomadaire Elle publie un portrait de Mme Anne Sinclair en épouse admirable dans l’épreuve. La magazine VSD, qui a confié à Jacques Séguéla, vice-président d’Havas, le soin de retravailler sa formule, consacre sa Une à la « riposte » du couple avant d’accompagner DSK dans sa tournée triomphale en Afrique. Pour désamorcer cette situation explosive, M. Strauss-Kahn a fait venir à Washington celui qui passe pour son démineur en chef : M. Ramzi Khiroun.

Originaire de Sarcelles, ville dont M. Strauss-Kahn fut le député-maire, ce fabricant d’image est à la fois porte-parole du groupe Lagardère (Europe 1, Journal du dimanche, Paris Match, Elle) et consultant détaché d’Euro RSCG, une agence de publicité détenue par l’industriel Vincent Bolloré où travaillent la garde rapprochée des communicants de « DSK » : M. Gilles Finchelstein, directeur général de la fondation Jean Jaurès, Mme Anne Hommel, son attachée de presse et M. Stéphane Fouks, co-président d’Euro RSCG Worldwide. A 39 ans, M. Khiroun se situe au carrefour entre la politique, la communication et les médias. Son rôle permet de mieux comprendre comment une déviance confinant au délit a été volontairement tue en France, comme si elle avait été frappée par l’omerta dans un village de Sicile.

L’homme de déminage s’est d’abord fait connaître de M. Strauss-Kahn en 1999 au moment où l’ancien ministre socialiste du gouvernement Jospin était impliqué dans divers scandales pour lesquels il sera blanchi (emplois fictifs à la Mutuelle nationale des étudiants de France, détention de la « cassette Méry » compromettant M. Jacques Chirac...). Faisant office de chauffeur et de garde du corps, il sait soustraire son patron aux téléobjectifs des photographes quand ce dernier est auditionné par la juge Eva Joly. Puis, il parvient à étouffer les accusations d’une jeune journaliste, Mme Tristane Banon, qui menaçait de porter plainte contre M. Strauss-Kahn pour agression sexuelle en 2002.

Devenue écrivaine, la jeune femme a vécu une histoire très emblématique du cirque médiatique : lorsqu’elle est invitée à s’exprimer dans une émission-dîner de Thierry Ardisson, sur Paris Première, en 2007, elle commet l’erreur, « l’alcool aidant », de parler de sa mésaventure – qui se situe entre l’agression et le harcèlement sexuel – sur le ton badin de la gaudriole. Un bip à la diffusion empêche de savoir qui se cache derrière « le chimpanzé en rut » évoqué à l’antenne ; son témoignage est supprimé au dernier moment d’une émission de Marc-Olivier Fogiel sur France 3. Mme Banon voit se refermer le piège : n’ayant pas osé porter plainte, elle est suspectée d’avoir inventé cette histoire, comme le prétend M. Khiroun.

Mais sans se sentir soutenue, comment une femme isolée peut-elle trouver le courage de se présenter devant un juge ? Après l’arrestation de M. Strauss-Kahn, les médias français ont mis quatre jours avant de réaliser, sous la pression de la presse anglo-saxonne, que leur responsabilité pouvait être engagée. Jean Quatremer, journaliste spécialiste de l’Europe à Libération, avait écrit sur son blog dès le 9 juillet 2007 ces quelques lignes : « Le seul vrai problème de Strauss-Kahn est son rapport aux femmes. Trop pressant, il frôle souvent le harcèlement. Un travers connu des médias, mais dont personne ne parle (on est en France) ». Ce propos a été ignoré dans l’édition papier du quotidien. « Ramzi Khiroun a d’ailleurs osé me demander de supprimer mon papier de mon blog afin “de ne pas nuire à Dominique” », se souvient Quatremer.

Alors directeur de Libération, Laurent Joffrin a d’abord trouvé sur France Info « injurieux, injuste et confus » (date) le procès en complaisance intenté à la presse hexagonale. Avant d’admettre du bout des lèvres sur France 2 qu’il avait fermé les yeux sur un comportement, le harcèlement, potentiellement délictueux : « Il devrait y avoir une réprobation collective. J’avoue que cette question, je l’ai négligée ». Pour justifier son attitude, l’ancien directeur de Libération se drape, à l’instar de plusieurs de ses homologues, derrière les risques de condamnation pour atteinte à la vie privée et sur l’absence de plainte. « Si telle était la règle dans la profession quand il s’agit de faits divers qui touchent le plus souvent des citoyens ordinaires, objecte le journaliste Nicolas Beau, beaucoup d’entre nous seraient au chômage technique » .

Plus que le respect de la présomption d’innocence ou la crainte de poursuites judiciaires, la connivence entre dirigeants politiques et responsables éditoriaux explique la discrétion sur certains sujets. Marianne (21 mai 2011) dévoile que Maurice Szafran, Jacques Julliard, Nicolas Domenach et Denis Jeambar, quatre hiérarques de l’hebdomadaire, ont récolté d’importants renseignements sur la campagne présidentielle française au cours d’un déjeuner organisé le 29 avril avec M. Strauss-Kahn. Pourtant, dans un premier temps, les lecteurs n’en sauront rien. Jeambar explique : « L’engagement est pris autour de la table de ne rien dévoiler des échanges qui vont avoir lieu. Il sera respecté. Evidemment, les événements de New York délivrent notre parole et rendent même nécessaire de publier la teneur de cette conversation pour mieux éclairer la personnalité de DSK. » Autrement dit, le copinage avec une personnalité éminente impliquerait que les éditorialistes cèlent des informations sensibles aux lecteurs. Mais, sitôt l’intéressé passé du statut de prétendant à celui de prévenu, le devoir d’informer – y compris sur « la face cachée » de l’idole déchue – reprendrait ses droits.

Le terrain de jeu de la communication politique s’apparente à un tout petit monde. Enfreindre les interdits rappelés par M. Khiroun n’est-ce pas aussi risquer de se couper de l’accès à de nombreuses personnalités socialistes cornaquées par Euro RSCG ? Depuis l’arrivée de Mme Martine Aubry à la tête du PS, en novembre 2008, une ancienne directrice associée de cette agence orchestre la communication de ce parti. La première secrétaire se distingue en recourant ponctuellement aux services du publicitaire Claude Posternak, qui fut conseiller en communication de M. Michel Rocard. M. François Hollande, tout occupé à se rebâtir une image d’homme austère et sérieux après être apparu si longtemps rond et jovial, travaillerait avec M. Gérard Le Gall, ancien conseiller en sondages de M. Lionel Jospin. Mais le co-président d’Euro RSCG Worldwide, M. Stéphane Fouks, conseille son vieil ami Manuel Valls, député-maire d’Evry et candidat potentiel aux primaires socialistes. Le président du conseil général de Seine-Saint-Denis, M. Claude Bartelone, qui estime que M. Strauss-Kahn fut « embastillé » à New York et qu’il craignait fin avril un coup tordu du président russe Vladimir Poutine, fait appel aux services de M. Stéphane Schmaltz, associé d’Euro RSCG. Une agence qui vient également de décrocher un contrat auprès de M. Arnaud Montebourg, député PS de Saône et Loire .

A cette proximité du parti socialiste avec une grande société de communication – qui s’était déjà illustrée dans la campagne de Lionel Jospin en 2002 avec le succès que l’on sait – il convient d’ajouter l’appui apporté par les médias du groupe Lagardère à la candidature de M. Strauss-Kahn. La cheville ouvrière en est, encore et toujours, M. Khiroun. Lors d’une assemblée générale du groupe, le 11 mai, où la question fut posée de savoir si la Porsche où prit place DSK lors de son séjour à Paris était bien un véhicule de fonction utilisé par son bras droit, M. Arnaud Lagardère confirma implicitement l’information : « Ramzi m’est très proche. Tout cela va peut-être m’éloigner un peu des critiques de proximité que j’ai avec Nicolas Sarkozy ». L’héritier a-t-il alors sincèrement misé sur le succès du patron du FMI – auquel le groupe Lagardère doit la gérance d’European Aeronautic Defence and Space Company (EADS) – ou a-t-il laissé s’installer au sein même de ses médias un pouvoir favorable à M. Strauss-Kahn avec l’assentiment de l’Elysée ?

C’est encore Paris Match qui, dans son baromètre Ifop, révèle en juillet 2009 que M. Strauss-Kahn est la « personnalité préférée des Français ». « 2012, c’est parti », titre le Journal du dimanche (20 février 2011) en publiant en Une, côte à côte, les photos du chef de l’Etat et de son rival potentiel. « Ce qui est sûr, c’est que l’Elysée veut favoriser le sacre de Dominique Strauss-Kahn au PS car Nicolas Sarkozy est persuadé qu’il est en mesure de le battre », confiait en mars un journaliste du Journal du dimanche. Non content de s’immiscer dans la ligne éditoriale d’Europe 1 en s’entretenant régulièrement avec son intervieweur matinal Jean-Pierre Elkkabbach, M. Ramzi Kirhoun a l’oreille attentive d’Olivier Jay, directeur de la rédaction du Journal du dimanche (« Dominique Strauss-Kahn incarnait la figure rarissime en France d’un leader politique à l’aise avec un monde ouvert », écrira-t-il le 22 mai) ou d’Olivier Royant, son homologue à Paris Match. Selon Le Monde (26 avril 2011), deux journalistes de cet hebdomadaire qui tentaient d’obtenir des réponses claires sur l’homme d’affaires Alexandre Djouhri, en relations avec MM. Lagardère, Serge Dassault ou Strauss-Kahn, ont été censurés suite à l’intervention du porte-parole du groupe Lagardère. Comment prétendre que les journalistes étaient enclins à enquêter sur un homme politique que chacun savait appuyé par de si puissants relais dans les médias ?

Après l’arrestation de M. Strauss-Kahn, les caciques du Parti socialiste ont manifesté leur solidarité envers leur camarade, présumé innocent. Les images de sa sortie du commissariat, les bras entravés, ont « bouleversé » Mme Aubry ; M. Valls a parlé d’une « cruauté insoutenable ». Et l’ancien ministre de la justice, M. Robert Badinter, a évoqué un « lynchage médiatique ». Une belle colère fondée sur le non-respect de la loi Guigou de 2000 relative à la présomption d’innocence, et que l’on n’avait pas entendue quand les accusés d’Outreau furent montrés menottés entre deux gendarmes, en janvier 2002, avant d’être acquittés. Ou lorsque, un an plus tard, M. Abderrezak Besseghir, un bagagiste de l’aéroport de Roissy, avait été présumé terroriste, livré à l’opprobre et incarcéré sous la pression des journalistes déchaînés – avant d’être innocenté par les juges.