Nucléaire, le ver économique est dans le fruit

[원문] 안전도 수익성도 ‘흔들’, 원전은 왜 동쪽으로 갔나

2011-07-11     Denis Delbecq

Nucléaire, le ver économique est dans le fruit

Une enquête de Denis Delbecq*

* Journaliste

Après une décennie de marasme, l’industrie nucléaire était sortie renforcée de la Conférence de Copenhague sur le climat, en décembre 2009. Ses défenseurs évoquaient même une véritable renaissance. Mais l’accident de Fukushima a bouleversé la donne. De nombreux pays ont annoncé un ajournement de leurs projets. L’Allemagne et la Suisse, hier farouches défenseurs de l’atome, ont décidé son abandon progressif. Et l’Italie a reporté sine die la construction de ses premières centrales. De quoi renforcer l’idée d’une planète nucléaire divisée en deux : d’un côté, des pays développés où l’atome marque le pas ; de l’autre, des pays en développement, dotés d’un véritable contrôle sur leur politique énergétique et de ressources financières, qui se tournent – entre autres – vers le nucléaire, ouvrant des marchés aux industriels occidentaux. <<번역문 보기>>

En 1977, la France, qui a démarré un ambitieux programme nucléaire, inaugure sa première centrale de nouvelle génération : deux réacteurs construits à Fessenheim (Haut-Rhin). L’heure est aux discours sur l’indépendance énergétique – le premier choc pétrolier n’est pas loin – et au savoir-faire d’une industrie hexagonale appelée à régner sur le monde. La même année, lors de la Conférence pour un avenir non-nucléaire organisée à Salzbourg (Autriche), l’écologiste américain Amory Lovins assène : « L’énergie nucléaire est une énergie du futur qui appartient au passé. » Ce slogan pourrait prendre toute sa force après la catastrophe japonaise, plus grave accident nucléaire depuis l’explosion d’un réacteur à Tchernobyl en 1986. Cette fois, plus question de se cacher derrière l’argument de la décrépitude industrielle d’un empire soviétique en perdition. Le Japon est l’un des pays les plus avancés sur le plan technologique, et les répliques politiques du séisme du 11 mars ébranlent sérieusement les fondations de l’industrie nucléaire.

D’abord, parce que le centre de gravité géographique de cette dernière se déplace. Selon un rapport tout récent du Worldwatch Institute sur l’état de l’industrie nucléaire, on comptait quatre cent trente-sept réacteurs en service dans le monde au 1er avril dernier . Ils se trouvent dans trente pays – un de moins que les années précédentes, puisque l’Union européenne a imposé en 2010 la fermeture du dernier réacteur lituanien, similaire à celui de Tchernobyl. La production mondiale d’électricité nucléaire a baissé en 2009 pour la troisième année consécutive , et sa part dans la production électrique mondiale diminue depuis le début des années 2000 ; en 2009, elle n’était plus que de 13,8%, contre 17% en moyenne au cours de la décennie 1990, âge d’or de l’atome .

Tandis que le nombre de réacteurs nucléaires stagne, la consommation d’énergie s’envole, sous l’effet de la croissance économique au Sud – Chine, Inde et Brésil en tête. Les pays non membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) représentent 80% de la croissance de la demande d’électricité que prévoient, sur la période 2008-2035, les experts de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans la dernière édition de leur rapport annuel de prospective énergétique . Et la Chine, dont la demande d’électricité devrait tripler sur cette période, s’est lancée dans un ambitieux programme nucléaire, avec vingt-sept réacteurs en construction et une quarantaine en projet. Elle mène en parallèle une véritable razzia sur le marché mondial de l’uranium pour se constituer des stocks : selon un acteur du commerce du minerai, le pays aurait acquis 17 000 des 70 000 tonnes vendues l’an dernier dans le monde .

Ces perspectives incitent les partisans du nucléaire à proclamer une véritable renaissance de leur industrie. « Depuis trois ou quatre ans, nous avons été sollicités par une quarantaine de pays, nous déclare M. Bernard Bigot, administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies renouvelables (CEA), l’établissement public, industriel et commercial chargé de conduire la recherche sur le nucléaire en France et actionnaire principal d’Areva. Il y a une dynamique incontestable. » Certains pays commencent en effet à y songer, comme les Emirats arabes unis, qui ont accordé en 2009 leur préférence au réacteur APR 1400 sud-coréen, au détriment du réacteur pressurisé européen (EPR) du Français Areva. En Arabie saoudite, la question nucléaire figure également à l’ordre du jour : la demande intérieure d’énergie explose, au risque de faire chuter les exportations de pétrole, principale source de revenus du royaume .

Si un nombre croissant de pays envisagent l’option nucléaire, cette dynamique ne se traduit pas dans les chiffres. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), organisation qui dépend des Nations Unies, on compte cette année soixante-quatre réacteurs nucléaires en construction dans le monde. A comparer avec les cent vingt chantiers recensés fin 1987, et même les deux cent trente-trois relevés en 1979, année record dans l’histoire de l’atome civil. Surtout, comme le constate le Worldwatch Institute, une partie des installations en cours de réalisation comptabilisées par l’AIEA restent virtuelles : douze figurent dans la liste depuis plus de vingt ans, avec un record pour le projet Watts Bar-2 américain, officiellement « en chantier » depuis 1972 ; deux autres (à Taïwan) datent de plus de dix ans. En définitive, les trois quarts des réacteurs en construction sont le fait de seulement quatre pays : Chine, Inde, Russie et Corée du Sud. « Et encore, la Russie annonce des projets qui n’existent pas », prévient un expert de l’industrie nucléaire.

Pendant que les uns réfléchissent, et que certains construisent – parfois avec des retards importants, comme sur les chantiers de réacteurs EPR en Finlande et en France –, le parc nucléaire vieillit. D’après l’AIEA, l’âge moyen des réacteurs nucléaires dans le monde est de vingt-sept ans (vingt-cinq ans pour le parc français) ; 40 % d’entre eux ont aujourd’hui trente ans et plus. Et, toujours à en croire le Worldwatch Institute, le nombre des mises à la retraite de réacteurs devrait dépasser celui des mises en service dès 2015. Etendre la durée de vie des installations au-delà de quarante ans n’aboutirait qu’à différer le phénomène.

De nombreux pays pourraient d’ailleurs revenir sur leurs projets de prolongation, à l’instar de l’Allemagne, qui a fermé ses sept plus vieilles centrales au lendemain de Fukushima, avant d’annoncer, fin mai, la sortie irrévocable du nucléaire d’ici à 2020. « A vrai dire, cette décision arrange les opérateurs de ces centrales, analyse une source financière proche du dossier. En dix-huit mois, la marge brute dans ces centrales a chuté de 10-12 euros le mégawattheure (MWh) à 2 euros le MWh. A ce niveau, il n’est plus possible de gagner de l’argent. » En cause, une taxe, évaluée à 2,3 milliards d’euros, imposée par le gouvernement allemand aux opérateurs du nucléaire en échange d’un prolongement de la durée de vie de leurs centrales. Elle devrait être abandonnée en échange de l’acceptation par les industriels du plan de sortie du nucléaire décidé par le gouvernement de Mme Angela Merkel. En mai 2011, le gouvernement suisse a également annoncé qu’il ne remplacerait pas ses cinq réacteurs nucléaires, imposant la fin de leur exploitation pour 2034.

Ailleurs en Europe, l’avenir ne semble pas plus rose pour cette industrie, si l’on excepte les programmes décidés par la Pologne (trois réacteurs d’ici à 2030) et par la Turquie, où le projet de réacteur d’Akkuyu – la cinquième tentative de lancer un programme nucléaire depuis les années 1960 – rencontre une vive opposition. L’Italie, qui avait abandonné l’énergie atomique en 1987 à l’issue d’un référendum, était présentée comme l’un des emblèmes de la renaissance : en 2008, le Parlement votait un décret-loi instaurant un programme destiné à couvrir 25% des besoins d’électricité du pays d’ici à 2030. Mais, depuis, les opposants ont obtenu la tenue d’un nouveau référendum les 12 et 13 juin 2011 ; soucieux d’éviter une humiliation, M. Silvio Berlusconi avait annoncé, avant même sa tenue, une loi annulant sa décision de 2008 : l’Italie ne se dotera donc pas de centrales (mettre à jour).

Le Royaume-Uni avait également planifié de nouvelles installations. Electricité de France (EDF) est sur les rangs pour construire quatre EPR. Mais le réacteur d’Areva et son concurrent nippo-américain, l’AP1000, n’ont toujours pas reçu l’agrément de l’Autorité de sûreté nucléaire britannique, qui vient de reporter sa décision, initialement prévue en juin dernier, le temps de réétudier les dossiers à l’aune des événements de Fukushima. « Il est probable que les projets britanniques ne se feront pas, estime un spécialiste de la finance. Il y a trop d’incertitudes sur le long terme pour qu’un industriel se lance. » Londres a certes proposé des garanties (instauration d’un prix-plancher de la tonne de CO2 pour défavoriser le charbon et le gaz, garantie à long terme sur le prix de vente de l’électricité) pour rassurer les investisseurs, mais le gouvernement a, comme ceux de tous les pays européens, revu le montant de la responsabilité des opérateurs du nucléaire britannique : en cas de dommages provoqués par un accident, ils devront rembourser à hauteur de 1,4 milliard d’euros maximum .

Tout indique que l’émotion provoquée par l’accident de Fukushima n’incitera pas les opinions publiques à prendre fait et cause pour un renouveau de l’atome. « En dehors des deux réacteurs EPR en construction en Finlande et en France, je ne vois pas d’autres chantiers en Europe avant 2020 », prédit l’analyste financier, qui « n’imagine pas que le projet d’un EPR à Penly (Seine-Maritime) se concrétise ». Un augure que semble confirmer M. Christophe de Margerie, le PDG de Total, engagé pour 8,33% dans ce projet porté par EDF : « La réflexion sur le projet a été apparemment stoppée. Il y avait un calendrier, des dates potentielles ; il n’y en a plus . » Des propos immédiatement démentis par M. Eric Besson, le ministre de l’industrie, farouche défenseur du nucléaire français.

Au Japon, le premier ministre a annoncé en mai l’abandon du programme qui visait à faire grimper la part de l’atome de 30 % à 50 % dans la production électrique du pays. M. Kan Naoto a annoncé la préparation d’un plan associant les économies d’énergie et le développement des sources renouvelables, suggérant l’obligation d’équiper tous les nouveaux logements de panneaux solaires. Aux Etats-Unis, où le président George W. Bush avait, en 2000, demandé aux producteurs d’électricité de relancer l’atome, une première centrale devait être mise en service en 2010 : « Seuls les médias y ont cru, commente M. Yves Marignac, le patron de WISE-Paris, un organisme d’expertise indépendante sur le nucléaire. Onze ans après, en dépit du soutien réaffirmé par l’administration Obama, aucun projet n’a démarré. » Le Congrès avait pourtant dégagé en 2005 un budget de 17,5 milliards de dollars destiné à garantir les emprunts et à réduire le risque financier des opérateurs. Six ans plus tard, seule la moitié des fonds a été mobilisée et aucun chantier n’a démarré, tandis que M. Barack Obama prévoit d’inscrire une rallonge de 35 milliards au budget 2012 . Un vœu pieu, du moins à moyen terme, puisque la mise en exploitation accélérée des gisements américains de gaz de schiste a fait chuter le prix du gaz naturel sur le continent nord-américain : de quoi inciter les producteurs d’électricité à se détourner de l’uranium pour lui préférer le gaz .

A y regarder de près, il semble bien que la dérégulation des marchés de l’énergie, plus encore que les organisations écologistes, joue le rôle de ver dans le fruit de l’industrie nucléaire. « Il faut bien avoir conscience que s’engager sur le nucléaire est un investissement à très long terme, explique M. Bigot. De la prise de décision au démantèlement des installations en fin de vie, il s’écoule une centaine d’années. Avec des investissements lourds au démarrage, et des revenus qui s’étalent sur plusieurs décennies. » Des durées peu compatibles avec les exigences de profit rapide des marchés financiers dans les économies libérales. « Il est plutôt difficile de s’engager dans ce type d’investissement sans un cadre solidement fixé par les Etats pour réduire les incertitudes qui pèsent sur la rentabilité, nous confirme M. Fatih Birol, économiste en chef de l’AIE et responsable du rapport de prospective annuel sur l’énergie de l’agence. C’est l’une des raisons qui expliquent pourquoi la croissance du nucléaire se fera majoritairement en dehors de l’OCDE. » Hors des économies planifiées ou des secteurs administrés, il n’y aurait donc pas de salut à long terme pour cette technologie ? « Si l’énergie ne devait dépendre que des marchés, et sans mesures incitatives de la part des gouvernements, il n’y aurait plus de développement du nucléaire. »

Un avis partagé par M. Jacques Repussard, le directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), organisme public français qui coopère avec les autorités nucléaires de nombreux pays. « Les Etats-Unis, par exemple, ont beaucoup de difficultés à entretenir leurs réseaux de distribution électriques semi-publics. Il n’y a plus de politiques de grands investissements publics dans les économies libérales ; or ce sont elles, et non les marchés, qui peuvent garantir une vision à long terme. Et si de nombreux Etats jugent le nucléaire indispensable, cette vision a du mal à s’exprimer en dehors des pays où les économies sont encadrées, comme la France lors du lancement de son programme dans les années 1970, ou la Chine et l’Inde aujourd’hui. » C’est tout le paradoxe, actuellement, dans les pays occidentaux : les élites qui prônent l’atome pour réduire une dépendance aux énergies fossiles et accroître la sécurité des approvisionnements – car il est facile de stocker du combustible pour plusieurs années de consommation – échouent à traduire leur conviction dans les faits, faute de gouvernail économique.

En effet, s’il leur est possible de créer un cadre « rassurant », par le biais de mesures destinées à réduire les risques financiers pour les industriels, c’est d’abord la volonté des actionnaires et des marchés en quête de profit à court ou moyen terme qui dicte la stratégie de ces derniers. Et ils ne semblent guère enclins à remplacer les réacteurs vieillissants. Le peu d’empressement d’EDF – pourtant contrôlé par l’Etat français – à lancer la construction du second réacteur EPR voulu à Penly par M. Sarkozy en est la meilleure illustration. A moins d’un retour à plus de dirigisme et à une forme de planification économique, le renforcement notable la part du nucléaire dans l’éventail énergétique des pays développés restera illusoire, même avec l’argument – audible – de la lutte contre le réchauffement climatique.

Depuis la fin des années 1990, le climat s’est en effet invité dans le débat : ce mode de production rejette très peu de gaz carbonique dans l’atmosphère. Un argument de poids, que la France a porté haut dans les discussions onusiennes, notamment lors de la Conférence de Copenhague en 2009, et dans les arcanes de l’Union européenne : seul un développement massif du nucléaire permettrait de répondre au défi de la lutte contre le réchauffement. Pour stabiliser le climat, le monde doit, selon les scientifiques, réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’un facteur deux d’ici à 2050, et même d’un facteur quatre pour les économies les plus développées. « Une diminution de la part de l’énergie nucléaire dans le monde serait une mauvaise nouvelle à trois titres, prévient M. Birol, de l’AIEA. D’abord pour la sécurité des approvisionnements, car le report se ferait surtout sur les énergies fossiles, dont les ressources sont limitées. Deuxièmement, parce que le coût de la génération d’électricité augmenterait, le nucléaire restant l’option plus économique. Et bien sûr, pour la lutte contre le réchauffement climatique. Il n’y a que deux manières de produire de l’électricité sans carbone : avec les énergies nouvelles, qui posent un problème de coût et de disponibilité, et avec le nucléaire. » Le raisonnement ne convainc guère l’économiste Benjamin Dessus, président de l’association Global Chance : « Dans son scénario pour un monde décarboné à l’horizon de 2050, l’AIE ne crédite l’atome que de 4 % à 5 % des émissions évitées, contre 60 % qui proviendraient de la sobriété énergétique, 20 % des énergies renouvelables et 15 % de la séquestration du gaz carbonique rejeté par la combustion du charbon et des énergies fossiles. On peut donc parfaitement se passer du nucléaire, d’autant qu’il ne représente qu’une faible part de la production d’électricité dans les pays qui l’ont adopté, à l’exception de cinq d’entre eux . »

En 2006, M. Dessus et M. Philippe Girard, expert au CEA, avaient élaboré un scénario prospectif à l’horizon 2030, baptisé Sunburn, considérant qu’une trentaine de nouveaux pays accéderaient au nucléaire civil d’ici là, hissant la production mondiale d’électricité nucléaire en 2030 à 8900 TWh, quand les experts de l’AIE prévoyaient 4900 TWh . Un scénario très « optimiste » – il équivaut à la construction de six cents réacteurs EPR, soit quarante unités mises en service chaque année entre 2015 et 2030 –, mais qui ne conduirait qu’à une réduction de 9 % les émissions mondiales de carbone de 2030 par rapport au scénario de l’AIE . Pire : dans le scénario Sunburn, les émissions de gaz à effet de serre cumulées sur la période 2006-2030 ne seraient réduites que de 2,9 % par rapport aux projections de l’AIE. Bref, même un développement du nucléaire très ambitieux à l’échelle mondiale ne permettrait pas de lutter efficacement contre le réchauffement climatique. « Un développement massif de l’usage de l’électricité reposant sur le nucléaire, par exemple la généralisation des véhicules électriques, permettrait de faire beaucoup mieux, répond M Bigot. Et l’atome apporte un réel avantage en termes de prix. Alors qu’il n’est plus illusoire d’imaginer un litre d’essence à 3 ou 4 euros avec l’envolée des cours du pétrole, une voiture électrique ne coûte aujourd’hui qu’un seul euro d’électricité aux cent kilomètres. Qu’on le veuille ou non, même si nous développons rapidement les énergies renouvelables, nous ne pourrons pas nous passer de l’énergie nucléaire. »

Denis Delbecq