La fabrique des domestiques

[원문] 복종의 전문성 국경 오가는 불평등

2011-09-08     Julien Brygo

Une route sinueuse, des forêts de pins verdoyantes et des hommes en uniforme. Soudain apparaissent les images de cartes postales de la baie de Hongkong, ses forêts d’immeubles et son essaim de navires. Au volant de sa berline décapotable, Charlotte fait signe de la tête à l’agent de sécurité ; et la barrière du Tertre de Stanley, un village privé portant le nom du célèbre explorateur britannique, se lève. <<번역문 보기>>

Depuis 2005, cette expatriée franco-belge et son mari français coulent des jours heureux dans leur maison avec terrasse, à trente minutes du cœur de l’« économie la plus ouverte au monde ». Monsieur occupe un poste stratégique de directeur financier dans une grande banque française. Madame ne travaille pas et s’adonne aux joies de la baignade dans la baie de Stanley, du tennis et de l’action humanitaire pour une grande organisation non gouvernementale (ONG) française. Pour leurs quatre enfants et leur grande maison, Charlotte et Paul ont besoin d’une « nounou », équivalent européanisé de la « domestique ». « Lennie, s’extasie sa patronne, est tellement dévouée. » Mme Léonora Santos Torres garde les enfants, cuisine et fait le ménage. Elle est l’une des quelque 290 600 domestiques étrangères employées en 2011 à Hongkong. Chez Charlotte et Paul, comme l’écrasante majorité de ses collègues, elle vit dans une chambre de moins de cinq mètres carrés et se rend disponible jour et nuit pour assurer le confort de ses employeurs.

Charlotte, qui n’a « pas mis les pieds dans un supermarché depuis quatre ans » et vit cette exonération des tâches domestiques comme une « véritable libération », s’étonne encore que sa domestique « fasse sécher son maillot de bain quand [elle] rentre de la plage, sans qu’[elle] le lui demande ». Pour s’offrir ce service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, six jours sur sept, le couple paie Mme Léonora Torres 5 000 dollars HK (450 euros), soit quatre fois moins que ce que ce service lui coûterait en France. « C’est 100 euros de plus que le salaire minimum pour les domestiques à Hongkong, à raison d’au moins dix heures de travail par jour », précise Charlotte. Et, puisqu’elle et son mari n’autorisent pas l’employée à se servir dans le réfrigérateur, ils y ajoute 55 euros par mois. « C’est la loi à Hongkong », explique-elle . Avant d’ajouter : « 450 euros, c’est un bon salaire. Certaines familles d’expatriés donnent même 600 au 700 euros par mois. Elles nous cassent le marché ».

Pour cette mère de famille traditionnelle, l’embauche d’une domestique qui ne compte pas ses heures crée cependant quelques désagréments. « La cuisine, par exemple, est vraiment son petit empire ». Elle raconte : « Cet été, je me suis acheté un appareil magnifique qu’il y a en France, justement, pour les femmes pressées : le Thermomix. C’est un robot incroyable qui fait tout, qui cuit, qui hache… Je me suis dit que ça serait un moyen formidable de retourner dans ma cuisine. Eh bien, je l’ai rapporté ici en janvier, et je ne l’ai utilisé que quatre fois, parce que Lennie fait toujours la cuisine pour nous ! »

Charlotte se retire dans sa chambre, et Mme Torres sort de « sa » cuisine. Agée de 47 ans, cette femme aux traits tirés a laissé trois de ses cinq enfants dans le village de Calatagan, dans la province touristique de Luzon, dans le nord des Philippines. Titulaire d’un diplôme de rédactrice de télégrammes, elle travaille à Hongkong depuis 1999 pour subvenir aux besoins de sa famille. « Chaque mois, j’envoie les huit dixièmes de mon salaire, auxquels je soustrais les frais de transfert de Western Union [soit 28 dollars HK par transaction – 3 euros, ndlr], pour payer l’université à mes trois enfants. Je les ai laissés quand ils avaient 10 ans. Aux Philippines, le coût de l’enseignement est si élevé que nous sommes obligées de nous sacrifier pour leur éducation. »

« Sacrifice » : le mot revient constamment dans la bouche des travailleuses domestiques philippines. « Souvent, raconte Mme Torres, nous n’avons pas de liberté de mouvement chez nos employeurs. La nourriture est rarement suffisante et nous sommes complètement dédiées à la famille. Beaucoup de mes compatriotes vivent dans des conditions déplorables. » Mauvais traitements verbaux ou physiques, soumission permanente aux moindres désirs du patron, sous-paiement, exploitation quotidienne… Chaque année, selon le ministère du travail de Hongkong, 10 % des travailleuses domestiques portent plainte contre leur employeur (soit vingt-cinq mille plaintes annuelles) pour non-versement de salaire, entorses au contrat de travail, mauvais traitements ou agressions sexuelles. Mme Torres en a elle-même fait l’expérience, d’abord pendant six mois au sein d’un foyer hong-kongais qu’elle a fui (« Ils voulaient que je renonce à mon jour de congé »), puis durant six ans dans une famille de Chinois où, dit-elle, la grand-mère la « battait » et l’« insultait ». Elle applique donc la théorie de la relativité et estime que ses patrons actuels sont « bons » avec elle. La loi donne aux travailleuses domestiques quatorze jours pour quitter Hongkong après la fin d’un contrat, ce qui explique que nombre d’entre elles n’osent pas porter plainte.

« C’est dans leurs gènes », affirme Charlotte pour expliquer le « dévouement » de son employée. « Les Philippines, d’elles-mêmes, elles ont un super contact. Et puis, dans leur culture, elles sont toutes dévouées. Elles adorent les enfants! C’est un peu leur récréation, parce que, vous savez, elles n’ont vraiment pas une vie marrante. Lennie, ce qui la tient, c’est qu’elle est très impliquée dans sa paroisse… » Mme Torres est en effet évangéliste, du mouvement « Born again », et « puise [s]a force dans [s]a relation avec le Seigneur ». Cette fervente chrétienne (comme le sont la grande majorité des Philippines) applique des préceptes divins, qui coïcindent avec les préceptes patronaux : « J’écoute le Seigneur, qui ne distingue pas les riches des pauvres », dit-elle. Dans sa petite chambre s’entassent un ordinateur branché sur Skype, Facebook et Yahoo!, la veilleuse des enfants de la patronne et des portraits de ses propres enfants. Un grand tableau trône au-dessus de l’ordinateur : « Remerciez toujours Dieu et endurez pour toujours. »

« Dans les gènes », la propension à devenir domestique ? Chaque année, plus de cent mille Philippines prennent la route de l’exil pour œuvrer dans le secteur des services. Dans ce pays économiquement exsangue, la politique d’exportation de main-d’œuvre a été formellement initiée en 1974, sous le règne de Ferdinand Marcos (1965-1986), qui vit dans l’essor des pays du Golfe, après le premier choc pétrolier de 1973, l’occasion d’y envoyer des ouvriers philippins « de façon temporaire ». En 1974, trente-cinq mille d’entre eux étaient embauchés à l’étranger. Trente-cinq ans plus tard, ce flux s’est transformé en un mouvement à forte dominante féminine, qui concerne officiellement plus de huit millions de Philippins, soit plus de 10 % de la population – et 22 % de la population en âge de travailler. En 2010, selon la Banque mondiale, les travailleurs expatriés assuraient aux Philippines 12 % de son produit intérieur brut (PIB), grâce aux quelque 21,3 milliards de dollars de transferts . Ce qui place cet archipel de 95 millions d’habitants au quatrième rang des transferts d’argent issus de l’émigration, après la Chine, l’Inde et le Mexique.

La majorité de la diaspora permanente ou temporaire (dont un quart est en situation irrégulière) se trouve aux Etats-Unis ou au Canada, ainsi qu’au Moyen-Orient (1,8 million, dont un million en Arabie saoudite, ce pays ayant cependant décrété en juillet dernier un embargo sur les domestiques philippines et indonésiennes). Ce sont « les héros des temps modernes », selon l’expression de Mme Gloria Arroyo, l’ancienne présidente des Philippines (2001-2010), qui, après l’attaque du Liban par Israël, en 2006 – trente mille travailleurs philippins vivaient alors sous les bombes –, a lancé le programme des « super-bonnes ». L’idée était, selon ses propres termes, d’« envoyer des super-domestiques », formées « au langage de leurs employeurs » et préparées, grâce à la mise en place d’un diplôme national, « à l’utilisation des appareils ménagers » ainsi qu’aux « premiers soins ». Objectif : « Abolir les frais d’agence », s’assurer que toute travailleuse domestique reçoive « au moins 400 dollars de salaire », et réduire la violence structurelle (tant économique que physique) qui frappe ces femmes dans le monde entier. Cinq ans plus tard, les écoles ont poussé comme des champignons dans tout l’archipel, mais les exigences de droits minimaux pour les expatriés philippins sont restées largement des vœux pieux.

Manille, mai 2011. « Bienvenue à Petit Hongkong ! », s’exclame Mme Michelle Ventenilla, l’une des quatre professeurs de l’école Abest, qui figure parmi les 364 établissements privés agréés et spécialisés en « services domestiques » de l’archipel philippin. Derrière les murs en briques de ce petit pavillon a été reproduit l’habitat type d’une famille de la classe supérieure de Hongkong : la berline qui rôtit au soleil dans la cour, l’aquarium où barbotent des poissons rares, les salles de bains à l’occidentale, la chambre des enfants et celle des parents, ornées de rideaux rose-bonbon et d’une peinture vert vif. Depuis 2007, l’école Abest a « exporté » mille cinq cents travailleuses domestiques philippines à Hongkong, à moins de deux heures d’avion de la tentaculaire Manille. L’école, dont les frais d’inscription s’élèvent à 9 000 pesos (130 euros), est jumelée avec une agence de recrutement.

En ce vendredi 13 mai, c’est le jour de l’examen final. Portant à deux mains la soupière en porcelaine, la candidate numéro cinq, une femme à l’allure frêle, transpire à grosses gouttes, s’approche doucement de la table couverte d’une nappe rose plastifiée et mime le geste de servir un bol de soupe. Mme Léa Talabis, 41 ans, est l’une des quelque cent mille candidates annuelles à se présenter au diplôme de services domestiques, le National Certificate II (NC II), après avoir suivi leurs 216 heures de formation. L’inspecteur public de l’Autorité d’enseignement professionnel, la Technical Education and Skills Developpement Authority (Tesda), M. Rommel Ventenilla , observe attentivement la postulante, qui passe à présent l’épreuve de « service à table ». Un pas de côté, les pieds perpendiculaires, cette professeur d’école élémentaire, qui s’est résignée à devenir travailleuse domestique pour subvenir aux besoins de sa famille, s’approche du patron fictif et demande : « Voulez-vous de la soupe, Monsieur ? » M. Ventenilla hoche la tête et émet un son. Mme Talabis hésite. Après avoir versé le liquide dans le bol blanc à la gauche du patron, faut-il faire un pas de côté et porter la soupière en cuisine, ou la laisser à la disposition de celui qui va la manger ? Visiblement perturbée par cette épreuve, elle baisse les yeux et s’empresse de poser le tout sur la commode.

L’examinateur lui laisse une seconde chance : c’est l’épreuve des questions. « Quelle quantité d’eau servez-vous dans le verre ? » Il désigne du regard la mise en scène de la table, disposée comme dans les familles bourgeoises de Hongkong : les trois verres, les trois sous-assiettes, les couteaux à poisson et à viande, la symétrie et l’espacement correctement respectés. Mme Talabis se place alors à la droite du patron, porte la carafe comme un enfant et lui remplit son verre aux trois quarts. M. Ventenilla, impavide, validera l’épreuve de « service à table ». La candidate se retire en cuisine. Elle pourra compléter sa note finale avec l’épreuve d’habillage de lit, de nettoyage du carrelage ou de l’aquarium, de repassage des vêtements ou de lavage de voiture.

« La note finale comporte 20 % de compétences, 20 % de connaissances théoriques et 60 % de qualités comportementales », explique M. Ventenilla. Ce ne sont donc pas tant les compétences en soins médicaux, en logistique ménagère ou en cuisine qui sont passées au crible que la capacité des futures domestiques à obéir et à respecter les consignes. « On ne dit plus “domestique”, reprend Mme Susan de la Rama, directrice de programme à la Tesda. On dit désormais “aide à domicile”. Nous ne tenons pas à voir les Philippines labellisées “pays d’exportation de domestiques”, comme ce fut le cas il y a quelques années... » En 2005, le dictionnaire britannique Merriam-Webster avait écrit dans son édition mondiale : « Philippine : 1.) Femme originaire des Philippines ; 2.) Employée de maison », s’attirant les foudres du gouvernement philippin et impulsant le mouvement de professionalisation de la filière.

« Beaucoup d’employeurs recherchent des aides ménagères polies, respectueuses, patientes et surtout taiseuses. Ici, nous nous efforçons de les adapter au tempérament bouillonnant des employeurs hong-kongais. Il faut être patiente et surtout, travailler avec son cœur », conseille la professeure Michelle Ventenilla, livrant ainsi l’une des clés du programme des « super bonnes ». Au-dessus d’un aquarium, qui symbolise la réussite sociale d’une famille asiatique, une enfilade de lettres fait apparaître l’un des slogans maison : « La propreté est proche de la piété. » Dans la salle de cours, un tableau distingue les « vainqueurs » (ceux qui « cherchent des solutions » et disent à leur patron : « Laissez-moi le faire pour vous ») des « perdants » (ceux qui « cherchent un coupable » et « ont toujours une excuse » pour ne pas faire ce qu’on leur demande). Tandis que le Code de discipline ordonne : « NE CONTREDISEZ PAS VOTRE EMPLOYEUR » ; « Ne parlez pas aux autres bonnes » ; « Ne montrez pas sur votre visage un signe de mécontentement lorsque votre employeur vous corrige » ; « Contactez votre agence quand vous avez des problèmes et ne vous fiez pas à vos amis. »

Une certitude : on ne fait pas pousser ici les germes du socialisme. Pas de syndicat ni de grève, pas de rassemblement à portée sociale, pas de remise en cause des bases de la servitude : « Soyez toujours ponctuel », lit-on au chapitre six du manuel de l’école, tandis que l’une des « règles à suivre pour être une bonne aide à domicile » est de « ne jamais compter ses heures de travail » (section « Les choses à ne pas faire »).

« Ces centres de formation sont la honte de notre pays », estime M. Garry Martinez, président d’honneur de l’Organisation non gouvernementale (ONG) Migrante International, à Manille. « Chaque jour, on rapatrie six à dix corps d’émigrés philippins décédés pendant leur travail. C’est un déshonneur, un pays qui fait partir ses propres travailleurs à raison de 4 500 par jour ! Les Philippines sont devenues une véritable usine à domestiques. »

Il est 14 heures. Mme Talabis se prépare maintenant pour l’épreuve de nettoyage de carrelage – qu’elle réussira. Institutrice dans école primaire de Montenlopa, à Manille, elle a déjà travaillé il y a dix ans comme domestique pour une famille bourgeoise de Hongkong. « Mais, dit-elle, j’avais besoin de me remettre à niveau. » Elle avait surtout besoin du sésame obligatoire, le National Certificate II, pour pouvoir quitter le pays en règle. Elle s’est résolue à retourner travailler à l’étranger, laissant derrière elle son mari pêcheur et ses deux enfants. « C’est pour eux que je pars. A Hong-Kong, je gagnerai plus de deux fois mon salaire d’institutrice. » Elle reconnaît que son centre de formation enseigne avant tout « à obéir et à se soumettre aux consignes du patron ». Mais elle ne s’en étonne guère : « C’est surtout pour nous permettre d’arriver au terme de notre contrat, car on s’endette toutes pour devenir bonnes à tout faire. »

Pour payer les 78 000 pesos (1 290 euros) de frais d’agence – six mois de son salaire de professeur –, elle a puisé dans ses économies. « J’ai payé cash et sans reçu. L’agence est certes agréée par l’administration en charge des Philippins expatriés, mais leur discours était clair : c’était à prendre ou à laisser. J’étais obligée de payer cette somme pour pouvoir aller travailler à Hongkong. » Elle y partira en éclaireuse, son mari, chauffeur de taxi, et ses enfants espérant la rejoindre. Avec en ligne de mire l’Europe, comme 10 % de ses compatriotes expatriés . « Je ne veux pas être domestique toute ma vie », souffle-t-elle. Trois semaines plus tard, arrivée à destination, elle se dira « ravie », car ses employeurs lui ont demandé « de les considérer comme leur deuxième famille ». Mais ce qui la rassure vraiment, c’est qu’il y a un réseau wifi chez ses employeurs. « Tous les soirs, je peux parler avec mes enfants et mon mari grâce à la webcam. Je suis très bien pour l’instant. »

Au treizième étage de l’Elegant Terrace, un bâtiment cossu avec gardiens et piscine, en plein Midlevels, le quartier huppé du centre de Hongkong, la porte s’ouvre et une silhouette se dérobe. « Elena ! Julien est un journaliste français. Il écrit un article sur le quotidien des domestiques philippines à Hongkong. Va donc nous préparer du thé au lait. » Le maître des lieux, M. Joseph Law, 65 ans, montre sa chemise : « Personnellement, j’exige qu’elles soient toujours bien repassées, avec une ligne au milieu, comme ça, vous voyez ? » – et s’affale sur son canapé en cuir. « Si j’aime me faire servir ? C’est une très bonne question que vous soulevez. J’avoue que j’ai toujours préféré me faire servir que faire les choses moi-même. Ça fait trente-cinq ans que j’embauche des domestiques étrangères et je préfère de loin les Philippines. Elles parlent mieux anglais, présentent moins de risques que les autres et sont en général bien plus dévouées dans leur travail. » Le logement impeccable, l’apparence impeccable, le niveau de vie impeccable… Tout cela a un prix : celui de la force de travail d’Elena. « Je la paie le minimum légal, 3,580 dollars HK [327 euros] », dit M. Law, ancien directeur adjoint des pompiers de Hongkong, reconverti en porte-parole de la très officielle Association des employeurs de domestiques étrangères à Hongkong. Autrement dit, le patronat du secteur du travail à domicile – et, à ce titre, l’ennemi des six syndicats de travailleurs domestiques de Hongkong.

Arrive Mme Elena A. Meredores, 51 ans, mère d’une fille de 18 ans restée aux Philippines et travailleuse domestique depuis plus de seize ans. Vêtue d’un pantalon court et d’un tee-shirt mouillé par la vaisselle qu’elle vient de faire, elle dépose face à son patron un plateau sur lequel sont posées deux tasses et une théière, encaisse au passage une réflexion (« La prochaine fois que j’ai un invité, vois-tu, tu prendras un plus grand plateau ») et pose une demi-fesse sur le canapé en cuir de son patron. « Pourquoi les salaires sont si bas ?, reprend M. Law. C’est parce que les Philippines comme Elena ne sont pas qualifiées et peu compétentes. Pas qualifiées, martèle-t-il. N’est-ce pas, Elena ? » L’intéressée baisse le regard et acquiesce. « Vous avez raison, Monsieur. »

La sentant conditionnée à abonder dans son sens, son patron insiste pour qu’elle parle « librement ». L’employée éclate de rire, replace ses longs cheveux en ordre et lâche : « Non, Monsieur, vous ne pouvez pas dire que nous sommes sous-qualifiées et peu compétentes pour expliquer les bas salaires. Beaucoup de mes compatriotes sont doctoresses, enseignantes, diplômées d’université, et sont obligées de devenir domestique pour s’en sortir et faire vivre leur famille. De plus, le gouvernement a mis en place des écoles pour les former à ce travail. » M. Law balaie d’un revers de la main les écoles de « services domestiques » (« C’est la plus grande blague et aussi la plus grande source de disputes entre employeurs et employées ! ») et revient à la charge : « Elena, je pense que 50 % des domestiques de Hongkong ont une relation paisible et harmonieuse avec leur employeur, comme vous et moi. Qu’en pensez-vous ? » Elena se replace sur le canapé : « Je dirais 10 à 15 %, Monsieur. »

Monsieur semble agacé :

– Non, mais franchement, 15 %… Non. Tu dois être juste, Elena.

– Beaucoup d’employeurs prétendent avoir une bonne relation, mais en réalité, c’est faux. Ils disent ça juste pour garder la face. Pas comme vous, Monsieur Law…

Son patron la coupe :

– Hongkong est le paradis des domestiques étrangères. Le paradis ! »

La simple mise en relation des revenus de son foyer (plus de 10 000 euros par mois) et du salaire de sa bonne le fait cependant sortir de ses gonds. « Hongkong est l’endroit rêvé pour elles ! Elles ont un contrat de travail, un salaire minimum, et en plus, on leur paie le logement, la nourriture, les billets d’avion, l’assurance médicale et les frais d’ancienneté à partir de cinq ans. Pour les employeurs, le paquet global du salaire s’élève en moyenne à 5 500 dollars HK par mois [environ 500 euros]. Ça fait beaucoup d’argent ! » Certes, concède-t-il, « la majorité des employeurs appartiennent à la classe supérieure », comme lui ; mais, à ses yeux, les petits cadeaux permettent d’effacer l’inégalité : « Tous les ans, je lui fais des cadeaux. Pour le Nouvel An, pour le Nouvel An chinois… Pas vrai, Elena ? » Mme Meredores a bien reçu une petite enveloppe pour le Nouvel An : « Oui, 40 euros », se souvient-elle.

A l’évocation de la politique du gouvernement des Philippines, qui veut garantir 400 dollars (278 euros) de salaire minimum partout dans le monde et vient d’instaurer, fin 2010, une nouvelle assurance de 200 dollars HK (17 euros) obligatoire pour ses quelque dix millions de travailleurs expatriés, M. Law hausse le ton. « Je tiens à prévenir très fermement ce gouvernement ainsi que celui de l’Indonésie : s’ils continuent à appliquer des politiques aussi stupides et à réclamer sans cesse des hausses de salaire, j’appellerai à la levée de l’embargo sur les domestiques chinoises ! » M. Law a du souci à se faire : les Philippines et l’Indonésie, pays qui appliquent les politiques les plus agressives au monde en matière d’exportation de travailleuses domestiques, ont annoncé en juin dernier leur intention de ratifier la Convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) pour un travail décent pour les travailleurs domestiques. « Nous, les employeurs, nous nous opposons très fortement à cette Convention, car, dans ce travail, il est impossible de compter les heures. »

Trois jours plus tard, un dimanche, au petit matin, Mme Meredores ouvre son parapluie rouge pour se rendre à l’église de l’Immaculée Conception. « Je vais prier pour ma famille, mais aussi pour la famille de M. Law. Il ne faut pas être égoïste dans sa foi. » Puis il est midi, l’heure d’aller au « grand rassemblement des domestiques philippines ». Direction Central, le quartier où s’élèvent les sièges sociaux des grandes banques d’affaires, comme la Hongkong & Shanghai Banking Corporation (HSBC), coincée entre la Bank of China et le bijoutier Van Cleef & Arpels. C’est sous cette tour écrasante en acier et en verre que se réunissent, tous les dimanches, des dizaines de milliers de domestiques comme Mme Meredores. « Nous nous regroupons ici, car, pour notre jour de repos, nous n’avons nulle part où aller. Toute la semaine, nous sommes seules, nous nettoyons leur poussière, leurs appartements, et, une fois par semaine, nous pouvons nous libérer un peu de l’emprise de nos employeurs. C’est notre dignité », dit-elle.

Dehors, la pluie se calme, et le défilé de mode peut commencer. Le thème de cette journée particulière est la célébration des « femmes en tant que filles, épouses et mères » : c’est la fête des mères, organisée par la Fédération des Philippins de la région de Benguet (une province du nord des Philippines) à Hongkong. Promouvoir le rôle des femmes en tant que « filles, épouses et mères » correspond bien à la discrimination de genre qui aboutit à l’embauche de millions de femmes comme travailleuses domestiques. Sur le grand podium rouge, en contrebas de la Bank of America, défilent des femmes quadragénaires, quinquagénaires, pouponnées et guindées, qui cherchent à décrocher le titre de la plus belle « secrétaire », de la plus belle « mannequin »… Toutes les candidates sont des travailleuses expatriées philippines, des Overseas Filipino Workers (infirmières, domestiques…) ; et, ce dimanche-là, on élit la plus belle. A quelques dizaines de mètres du podium, des milliers de domestiques agitent avec frénésie leurs petits drapeaux Western Union. A ses clients, la société par laquelle a transité l’essentiel des quelque 21 milliards de dollars de transferts d’argent opérés en 2010 offre ce jour-là des stars philippines de la chanson, réunies pour le festival « Fiesta at Saya ».

De chaque côté de la tour HSBC, deux lions en bronze symbolisent les deux célèbres fondateurs de la société, les banquiers A. G. Stephen et G. H. Stitt. Sur la droite, un lion à la gueule fermée, « Stitt », visage grave et œil méchant. Le lion de gauche, « Stephen », a la gueule grande ouverte et semble rugir de plaisir. Ce lion souriant est devenu au fil des ans un célèbre point de rendez-vous pour les Philippins expatriés à Hongkong. « J’aime me faire photographier devant ce lion qui sourit, car il est le symbole de notre dur labeur, dit Gorgogna, une Philippine qui s’étonne elle-même d’être, vingt-deux ans après son arrivée, « toujours une domestique, avec un petit salaire ». Le lion, métaphore des employeurs et de leur prospérité, a bien mangé et rugit en direction du sommet de la tour HSBC. Tout en bas, des milliers de petites mains savourent leur repos dominical. « Pour les Chinois, ce lion symbolise leur argent, dit Gorgogna, en face du félin à l’allure paisible. Sans nous, il ne serait pas aussi rassasié. »

Julien Brygo