L’ironie du service

[원문] 평등과 돌봄, 그 혼종의 민주주의

2011-09-08     Geneviève Fraisse

L’ironie du service

Par Geneviève Fraisse *

* Philosophe, auteure de Service ou servitude. Essai sur les femmes toutes mains, Le Bord de l’eau, Lormont, 2009 (première édition : Femmes toutes mains, Seuil, Paris, 1979). Dernier ouvrage paru : A côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, Le Bord de l’eau, 2010.

Le service domestique, ménage traditionnel ou soin du vulnérable, relève de l’ironie, ironie d’une question sociale difficile (servir ?), embarrassante (l’égalité des sexes…) et politiquement provocatrice. Sa critique s’avère improbable. Le travail domestique est un irréductible de la vie quotidienne de l’espèce humaine, et l’exploitation des femmes, domestiques salariées ou femmes au foyer, reste invisible pour beaucoup de monde. L’ironie désigne donc l’opacité du problème autant que la solution introuvable. La « question » du service domestique ne permet pas de réponse facile, et son analyse n’a pas le droit d’éviter paradoxes et contradictions. <<번역문 보기>>

Aujourd’hui, deux chemins de traverse sont d’actualité, deux chemins où la question démocratique se mêle à la vie privée : un événement – la rébellion d’une employée d’un grand hôtel – d’un côté , et un débat, l’utopie du service à la personne, de l’autre.

L’irruption de femmes de chambre dans l’espace public est toujours une image forte. Dans les rues de New York, en mai 2011, leur manifestation en marge d’une audience judiciaire dans l’affaire Strauss-Kahn fut décrite comme une manipulation syndicale, tant l’image de ces travailleuses, femmes de chambre et de ménage, est nécessairement celle de femmes isolées, d’une présence émiettée dans les espaces hôteliers. Elles ont franchi une frontière, une barrière : celle des murs de la vie privée et intime, d’une maison particulière ou d’un hôtel. Franchir la ligne de séparation entre le privé et le public est un acte transgressif. A l’espace public correspond une parole collective, un slogan – ici « Shame on you », « honte à toi », adressé à l’homme puissant supposé agresseur.

Espace public, parole publique : les domestiques, femmes de service, n’y ont pas accès ; et pourtant, elle sont « des travailleuses comme les autres », disent-elles depuis plus d’un siècle, depuis la naissance du syndicalisme. Du syndicat des gens de maison, à la fin du XIXe siècle, à la section « employées de maison » de la Confédération française du travail (CFDT) dans les années 1970, puis au Manifeste brésilien des domestiques adressé à l’Organisation internationale du travail (OIT) en juin 2011, l’enjeu politique et anthropologique de ces salariés est d’appartenir à la classe ouvrière et travailleuse. Rappelons que les ouvriers des années 1900 se méfiaient de cette revendication, venant de celles et ceux qui vivaient trop près des patrons…

Hors des murs domestiques : on les voyait jadis à l’extérieur des maisons, lorsque les services impliquaient des rôles d’apparat, portiers, chauffeurs ; on les a moins vus quand la « crise de la domesticité » survint à la fin du XIXe siècle, redoublée par la première guerre mondiale, et qu’il fallut se rabattre sur la simple « bonne », « bonne à tout faire ». Intéressant est alors le petit film de Lépine, La grève des bonnes (1905), où un regroupement s’organise de l’espace familial vers le marché, jusqu’à la Bourse du travail et au commissariat ! La grève des bonnes imaginée hier, une manifestation de femmes de ménage bien réelle aujourd’hui : une expression politique presque incongrue au regard du lieu de notre imaginaire protégé, la chambre, l’appartement, la maison privée. On rappellera, à ce propos, les grèves récentes des femmes de ménage d’Arcade, sous traitant d’Accor (2002) et celle du Crowne Plaza à Paris (2010). Cette effraction politique – la présence dans la rue, la vie syndicale, la grève – illustre un paradoxe contemporain. Comment penser ensemble service et démocratie, hiérarchie domestique et égalité sociale ? Si les journalistes et les spectateurs furent sidérés par l’image de femmes de ménage devant un tribunal de New York, c’est parce que l’expression démocratique moderne se liait, sous leurs yeux, à l’archaïsme du service ancestral, fort d’une tradition, vieille comme le monde lui-même : le serviteur, la servante est un archétype inoxydable. En deçà de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, qui signe le rapport et la lutte possibles, en deçà du jeu des dramaturges du siècle des Lumières qui, de Marivaux à Beaumarchais, aiment inverser les rôles entre domestiques et maîtres, le serviteur est une catégorie sociale hybride : dans et hors de la famille, familier et étranger, pauvre et vivant chez les riches... Il est en outre situé (voyez Aristote) avec les femmes et les enfants.

On sait aussi que le domestique (masculin) n’est pas citoyen sous la Révolution française. Comme il dépend d’autrui, son autonomie politique individuelle est évidemment problématique. On ne s’étonnera pas, alors, qu’une femme de ménage soit d’abord sans visage : depuis vingt-cinq siècles, la « servante de Thrace » dont parlent les philosophes n’a pas de nom. La servante de Thrace est connue pour rire quand Thalès le savant, tout occupé par les étoiles, tombe dans un puits. Elle n’a pas de nom car elle est interchangeable : elle est une fonction sociale, une nécessité domestique. Elle doit s’appeler « Marie », « Marie la bonne », écrit Léon Frapié dans un roman du début du XXe siècle bien nommé La Figurante (1908). Mais pourquoi l’homme puissant, politique ou savant, a-t-il un nom, ou un visage ?

Tandis que l’effraction politique nous rappelle l’archaïsme de la figure de la servante, un débat s’ouvre sur la nécessité du « service à la personne », du soin, du care, de la sollicitude, du lien à construire et reconstruire entre les générations et entre les individus atomisés de la société contemporaine. Il ne s’agit plus, désormais, de « servir » quelqu’un de plus privilégié que soi, mais de « rendre un service » nécessaire à autrui. Le service à la personne déplace radicalement le regard, en éclairant celle, ou celui, à qui on rend service. La convention collective désigne désormais la personne en situation de service comme « le salarié du particulier employeur ». On appréciera la périphrase.

La volonté de supprimer le terme de « service » s’inscrit dans une longue histoire terminologique. On avait proposé le terme d’ « employée de maison », puis d’ « emploi familial », pour échapper au stigmate de la « bonne » ou pour conjurer la disqualification de la « femme de ménage ». L’enjeu était, encore une fois, d’intégrer la personne « en service » au monde global de l’emploi contemporain. Reste à distinguer utilement, ici, la femme de chambre d’un grand hôtel de la femme de ménage qui bricole un temps partiel, un sous-emploi. Reste aussi à préciser que le soin d’une personne âgée n’est pas du travail ménager, même si la confusion rôde souvent.

On peut graduer les travaux dits de service du plus agréable (l’humain) au plus désagréable (la saleté), on peut faire la part de la nécessaire solidarité humaine et de l’inéluctable oppression sociale. N’empêche : la sexuation de l’histoire du service ne peut s’effacer. On pourrait même avancer l’idée qu’il n’a jamais été aussi féminin qu’à notre époque. Faut-il dire encore et à nouveau que le service domestique prend racine dans le travail domestique « gratuit » des femmes ? Faut-il toujours se souvenir que certaines sont payées pour faire ce que d’autres exécutent gratuitement (ménage ou soin) ? Comment ne pas s’étonner que cette part de notre vie contemporaine reste comme un tabou politique ? « Tabou politique », car la confrontation entre gratuité et salariat est aiguisée par l’époque contemporaine qui a fait de l’autonomie économique de l’individu un repère essentiel.

Ainsi, paradoxalement, la féminisation croissante de cet emploi est liée à l’histoire du XXe siècle, au développement du salariat d’une part et à la tentative de professionnalisation de la maîtresse de maison d’autre part. Il faut, alors, s’étonner sérieusement que le salarié du « particulier employeur » soit présenté comme une personne neutre, asexuée, alors qu’il s’agit aujourd’hui, concrètement, à 98% de femmes.

Malgré tout, cette perspective nouvelle inciterait à réfléchir autrement : les débats sur le soin et la sollicitude, le care et le souci d’autrui vulnérable, ne transforment-ils pas en profondeur le statut, le rôle, la fonction de la personne qui se met « au service de » ? On sait que la hiérarchie sociale, imposée par le rapport entre maître et serviteur, ou maîtresse et servante, a traversé les régimes politiques, et que, si elle fut une évidence pour la société monarchique, elle ne semble pas l’être moins pour une société démocratique soucieuse d’égalité. D’où les enjeux théoriques et politiques de notre actualité : comment mettre en œuvre une organisation sociale adaptée à l’allongement de la vie et à la demande accrue de garde d’enfants en transformant une subordination ancestrale en utilité sociale ? Ou, au contraire – et les tenants du care nous y invitent fortement –, comment renouveler l’espoir démocratique en pensant le service non comme soumission et servitude, mais comme don et lien ? En ce cas, l’absence de symétrie, l’impensable égalité entre le servant et le servi n’a aucun sens, et ne fait pas un problème politique. D’ailleurs, nous dit-on, le « service à la personne » souligne que le faible est la personne servie, et non le servant. Alors l’utilité sociale et la solidarité entre individus isolés forment, ensemble, l’horizon d’un changement de société. Notons cependant que celui qui sert est également en situation de vulnérabilité. Le service à la personne est donc une relation entre deux vulnérables.

On aperçoit clairement le pari politique : refaire du lien social, redonner à ce lien un sens, serait pensable à partir du lieu même du travail primitif, le service. Retournement complet de situation, par conséquent : si le service perdit de son importance au siècle dernier, il redeviendrait un lieu central de la société à venir, éclairé éventuellement d’une subversion politique. Car il placerait d’emblée dans l’espace public ce qui relève d’une nécessité privée. De ce point de vue, la « frontière » entre les deux sphères publique et privée a une chance d’être repensé. A cela s’adjoint un deuxième pari : se soucier d’autrui comme vulnérable, malade, personne âgée, enfant en bas âge, permettrait de puiser dans le vivier de qualités humaines bien connues, historiquement féminines, domestiques, maternelles, puis de les faire circuler dans l’espace public, de les externaliser, comme on dit, en valorisant à l’extérieur du monde domestique des qualités dites ou reconnues comme féminines, dont on laisse ainsi imaginer qu’elles peuvent être dissociées du sexe qui les porte.

Jeanne Deroin, féministe radicale de la Révolution de 1848, parlait déjà de ce « grand ménage mal administré de l’Etat » où elle comptait bien travailler à l’avenir. Elle proposait d’utiliser politiquement la valeur domestique hors du foyer. L’argument valait comme stratégie militante de persuasion, et ce paradoxe sert encore aujourd’hui dans de multiples lieux du politique ; mais on en sait la relativité, voire la nullité historique. Par ailleurs, la mixité de cet emploi de service n’est à l’ordre du jour que dans la pensée magique d’une société sans hiérarchie entre les sexes, sans domination masculine.

Deux pôles dessinent, désormais, le champ de cette notion de service : l’archaïque et le futur. D’un côté, on lit la vieille histoire de la servante tenue loin de l’espace public, du droit de porter plainte auprès de la justice, de manifester sa colère, de rire des puissants. De l’autre, on entend l’histoire renouvelée des qualités inépuisables du sexe féminin, disponible à tous points de vue, sexe et propreté, soin et nourriture, avec l’espoir de conjuguer, sans trop de frais égalitaires, vie privée et vie publique. Une seule certitude : le service à la personne n’est pas l’avenir de la mixité.