Twitter ou le triomphe de la plasticité

[원문] 아찔하게 진화하는 140자, 트위터

2011-10-10     Mona Chollet

Twitter ou le triomphe de la plasticité

Une quinzaine d’années après son ouverture au plus grand nombre, se pourrait-il que la spécificité d’Internet, celle d’un média fabriqué par ses utilisateurs, continue d’échapper à beaucoup d’analyses ? Le réseau reste souvent présenté comme la simple convergence des moyens d’information préexistants ; mais cette vision, objecte le chercheur Dominique Cardon, « transpose paresseusement vers Internet des modèles forgés dans les médias traditionnels : une pratique du contrôle éditorial, une économie de la rareté, une conception passive du public ». <<번역문 보기>>

La nature d’Internet est pourtant devenue particulièrement évidente avec l’avènement du Web 2.0 et de ses outils faciles à manier. Les plates-formes de blogs ont ainsi permis à des internautes sans compétences particulières en programmation d’accéder à l’autopublication. L’incontestable standardisation des sites qui en a découlé, loin du foisonnement créatif des débuts, suscite d’ailleurs le désappointement de certains pionniers .

La montée en puissance des réseaux sociaux, comme Myspace – très prisé des musiciens –, Facebook et Twitter, représente une étape supplémentaire dans cet élargissement du cercle des producteurs. Même si le cumul des moyens d’expression reste fréquent, le Web social « permet aux internautes moins dotés en capital culturel de se mettre en scène sous des formes beaucoup plus brèves, légères et faciles que la rédaction d’un blog ». L’engouement ne se dément pas : quoique son succès sur le long terme reste encore incertain, le dernier-né, Google+, lancé fin juin 2011, comptait déjà vingt-cinq millions d’inscrits un mois plus tard. Facebook n’avait atteint ce chiffre qu’après trois ans d’existence, et Twitter, après trente-trois mois . Au début du mois d’août, après un nouveau tour de table, Twitter était quant à lui valorisé à huit milliards de dollars, ce qui amenait certains à crier à la bulle spéculative, tant le modèle économique du site est encore chancelant.

Twitter a poussé à son comble la plasticité et l’appropriation permises par le Web participatif. Semblant avoir toujours navigué à vue, l’entreprise se redéfinit sans cesse et entérine au fur et à mesure les initiatives des internautes. La question qui figurait sur son interface lors de sa création, en 2006, « Que faites-vous en ce moment ? », n’était pas forcément susceptible de produire des flux d’information passionnants ; elle fut donc souvent ignorée par les usagers, qui consacraient les cent quarante caractères de leurs tweets (« gazouillis ») à toutes les fins possibles et imaginables : produire leur propre revue de presse, commenter l’actualité, parfois en direct, s’interpeller mutuellement, annoncer des rassemblements, plaisanter, partager des photos et des vidéos, passer de petites annonces… L’entreprise en a pris acte, et la question inaugurale a été remplacée, en novembre 2009, par un « Quoi de neuf ? » plus ouvert.

Les usagers ont aussi pris l’habitude, pour répercuter un tweet qu’ils voyaient passer et qui les amusait ou retenait leur intérêt, de le recopier en le faisant précéder de la mention « RT » (« retweet »), diffusant ainsi le message à leurs propres lecteurs. Là encore, en 2010, cette fonction a été intégrée au service, et un bouton « retweeter » a fait son apparition.

Il est difficile de classer cet acteur majeur de l’Internet actuel. Twitter est-il un réseau social permettant d’échanger avec ses amis, comme Facebook, ou plutôt une agence de presse où chacun a la possibilité d’être à la fois émetteur et récepteur ? Ses fondateurs n’ont jamais trop su sur quel pied danser. En 2010, son président-directeur général et cofondateur, M. Evan Williams, le définissait résolument comme un « réseau d’information » ; mais, un an plus tard, on vit apparaître de nouvelles fonctionnalités visant à permettre de mieux « retrouver ses amis ».

Le but recherché par Twitter est à la fois de lutter contre la concurrence et de remédier aux difficultés que rencontrent beaucoup de nouveaux inscrits à trouver leurs marques. L’initiative n’a pourtant pas fait l’unanimité : « “Trouvez vos amis sur Twitter” : non merci ! », ont protesté certains ; ou encore : « Mes amis ne sont pas prêts à comprendre mon obsession pour Katy Perry [chanteuse pop américaine, ndlr] » . Sur Twitter, en effet, l’internaute, plutôt que de chercher à reconstituer le cercle de ses proches, amis et connaissances, choisit avant tout de suivre des comptes diffusant du contenu qui l’intéresse ; même s’il connaît personnellement certains des émetteurs, la démarche est différente.

En outre, ici, tout est public : ce que l’on poste (« tweete »), qui on suit, par qui on est suivi. Alors que, sur Facebook, l’accès restreint est la règle, rares sont les utilisateurs qui activent la fonction « protéger ses tweets ». L’intérêt de Twitter réside dans la circulation la plus large possible des messages. La colonne des « tendances » permet de voir à tout moment quels sujets ont le vent en poupe, dans le monde ou par pays (voire par ville). Cependant, l’outil se révèle surtout pertinent à petite échelle, là où chacun fait son miel en se composant son assortiment personnel de comptes à suivre – sérieux ou frivoles, généralistes ou hyperspécialisés. Un compte peut être tenu par un individu, mais aussi par une entreprise, une association, un groupe militant, un média… A noter que plus de 40 % des utilisateurs ne publient rien : plus de 80 % du contenu est produit par 20 % des inscrits .

Les photos d’un voyage ou d’une fête seront toujours plus à leur place sur Facebook. Mais Twitter, loin d’être un téléscripteur numérique froid et neutre, a aussi créé un rapport nouveau à l’information, qui y est abondamment relayée à travers des liens vers diverses sources. Autrefois cantonnée à la sphère privée, à l’entourage immédiat (ou, pour les journalistes, aux éditoriaux), la réaction à l’actualité a donc acquis une dimension et un poids publics. La twittosphère brasse un mélange inédit d’information, de bavardage et de commentaire, activités autrefois bien distinctes, ce qui suscite souvent la méfiance et le mépris de ceux qui n’en sont pas familiers. A tort, selon Cardon : « Si l’affirmation des subjectivités, le relâchement des formes énonciatives, la ludification de l’information, l’humour et la distanciation cynique, la rumeur et la provocation, etc., sont en train de devenir des tendances centrales du rapport à l’information, l’exigence de véracité et la quête de nouvelles données ne cessent aussi de se renforcer . »

Mystifications et fausses rumeurs sont en effet rapidement identifiées : le tâtonnement et le travail de vérification des données, qu’autrefois seuls les journalistes se coltinaient, reposent désormais sur tous les internautes, et se déroulent au grand jour. Ainsi, en août 2011, quelques semaines après que le blog A Gay Girl in Damascus (« Une lesbienne à Damas ») se fut révélé un faux, un étudiant britannique a démasqué sur Twitter une autre blogueuse arabe fictive : sa production d’articles en ligne, incohérente et partiale, l’avait intrigué .

Souvent qualifié de « couteau suisse », Twitter doit sa popularité à l’extrême diversité de ses utilisateurs et des usages qu’il permet, couplée à des codes communautaires très forts. Comme tous les réseaux sociaux, il fait entrer dans le cadre homogénéisé d’un « profil » des individus qui peuvent se trouver à des années-lumière les uns des autres. Tous partagent la même interface, le même langage, les mêmes pratiques de sociabilité virtuelle. Il en résulte un espéranto numérique dont les manifestants arabes, à l’hiver 2011, ou les « indignés » espagnols, en mai, ont reproduit les composants sur leurs pancartes, comme autant de signes de reconnaissance. Mais le fossé qui sépare certains inscrits des autres sait parfois se rappeler à leur bon souvenir : en février, des partisans de la démocratie à Bahreïn, révoltés par la répression exercée contre les manifestants, ont pris à partie sur Twitter des princesses de la famille régnante, s’attirant des réponses d’une arrogance abyssale : « Laisse les gens de l’élite parler entre eux, pendant que vous nous enviez en silence. (…) Ce n’est pas de ma faute si tu as une vie merdique. Pas d’argent, c’est ça ? Ça fait mal de voir des gens comme nous profiter de la vie, huh ? »

La souplesse de l’outil implique également une réactivité qui a beaucoup fait pour sa renommée, en lui permettant de coiffer au poteau agences de presse et équipes de télévision. Un tweet a le format d’un SMS, et de nombreux utilisateurs se connectent depuis leur téléphone portable. Une fois lancées, les nouvelles importantes se propagent à une allure vertigineuse. « Rien, à ma connaissance, ne va sur cette Terre plus vite que Twitter », concluait un journaliste du Figaro, comme beaucoup de ses confrères, au moment des attentats de Bombay, en novembre 2008 .

L’appropriation collective de l’information fait de la twittosphère un lieu de discussions acharnées. On y retrouve le pire comme le meilleur de ce que peut produire une foule : l’échauffement mutuel, la dictature de l’émotion, l’abandon de tout recul ; mais aussi l’élaboration d’une vision critique et d’une analyse différente de celle produite par les médias traditionnels.

Le « temps réel » ne concerne donc plus seulement le suivi des événements, mais aussi leur dissection collective, qui s’ajuste en permanence à leurs nouveaux développements. Cette accélération vertigineuse, couplée à l’addiction que peut provoquer Twitter, ne manque pas de susciter des interrogations. Les capacités humaines d’attention, de compréhension et d’implication émotionnelle sont sollicitées comme elles ne l’ont sans doute jamais été dans l’histoire. La logique médiatique qui voit se succéder des phases d’intérêt passionné et d’indifférence complète à l’égard d’un même sujet atteint son comble : ceux qui, en mars dernier, s’étripaient sur les réseaux sociaux quant au bien-fondé d’une intervention militaire en Libye comme si leur vie en dépendait n’évoquent même plus le sujet quelques mois plus tard. Et la formulation de certaines recommandations de liens laisse songeur : « Cet article a déjà un jour, mais il mérite quand même d’être lu. »

Twitter fait courir le risque de se retrouver enchaîné à l’actualité immédiate, tel un papillon collé à une fenêtre éclairée, et de vivre dans un temps qui n’aurait plus ni densité, ni profondeur . Le site se prêtant mal aux recherches thématiques dans ses archives, les plus mordus sont hantés par la crainte de « rater quelque chose » lorsqu’ils se déconnectent. « Regardez-vous, regardez-nous, hypnotisés par la rivière de mots, d’infos, de pensées et d’émotions qui défile sur nos écrans tactiles », s’alarmait – passagèrement – le journaliste Jean-Christophe Féraud .

Tout l’enjeu consiste donc à trouver comment puiser dans le courant numérique sans s’y noyer. Confronté à ce défi, on ne pourra s’empêcher d’envier ceux qui, il y a vingt ans, dénonçaient déjà l’invasion tyrannique d’une nouvelle technologie, s’estimant condamnés par la folie de l’époque à « faxer ou périr »….

Mona Chollet