Qui définit la santé mentale ?
[원문] 병명을 제조하는 자들
Qui définit la santé mentale ?
Par Gérard Pommier *
* Psychanalyste, professeur émérite à l’Université de Strasbourg. Il est l’un des auteurs de la pétition « Pour en finir avec le carcan du DSM » (http://initiative-arago.org/fr/).
En 2013, l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association, AAP) doit faire paraître la cinquième version de son répertoire des maladies mentales, connu sous le nom de « DSM » (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). Une version préparatoire se trouve déjà en ligne pour discussion. <<번역문 보기>>
Or, il ne s’agit pas d’une mince affaire : initialement destiné aux Etats-Unis, cet outil utilisé à des fins statistiques pour établir les diagnostics des « troubles mentaux » jouit d’une influence considérable à l’échelle mondiale. En effet, créée en 1948, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) va très rapidement s’appuyer sur le DSM – ainsi que son prédécesseur, intitulé « Medical 203 », préparé par le Département de la guerre américain –, pour rédiger la Classification internationale des maladies (CIM).
Une question se pose toutefois : quelle est la valeur scientifique de ce manuel ? Ses détracteurs observent depuis longtemps que la méthodologie qu’il adopte contrevient à tous les critères de scientificité.
Pour qu’une observation soit validée, il faut normalement qu’elle isole des invariants. Or, un même symptôme – la migraine, par exemple – peut avoir pour origine des maladies bien différentes. Le diagnostic doit donc théoriquement s’élaborer à travers l’interrogatoire du patient (qui permet de recueillir les symptômes ) – avant son examen (lequel permet d’identifier les signes cliniques ). Il devient alors possible de connaître la cause de la pathologie. Une fois les invariants établis, les observations deviennent prédictibles et peuvent être vérifiées par l’expérience. Si l’origine de la pathologie est psychique, il s’agit d’une « conversion » sur le corps (le conflit psychique se manifeste dans une souffrance physique) ; ce résultat permet d’agir sur la cause psychique et, donc, de soigner.
A l’inverse, le DSM établit une liste de « troubles » manifestes sans tenir compte de ce qui les détermine : les voici détachés de leur histoire et des circonstances de leur éclosion. Quelle autre branche de la médecine accepterait-elle qu’un praticien s’aventure à diagnostiquer une maladie d’après un seul symptôme baptisé « trouble » ? En se contentant de décrire des dysfonctionnements, le DSM ne donne de la souffrance psychique que des clichés superficiels. Mais sa classification prolifère.
En 1952, le DSM recensait 106 pathologies. Il énumère aujourd’hui 410 « troubles ». La prochaine version devrait enregistrer au moins vingt catégories supplémentaires. Parmi les derniers nés, le « trouble d’hypersexualité » ou encore le « trouble paraphilique coercitif » – qui vient remplacer la vieille perversion, désormais considérée comme négative. Avaient auparavant été mis en circulation les « troubles du comportement », l’« hyperactivité », la « dépression », autant de termes fourre-tout bien pratiques pour prescrire à l’aveugle un médicament.
Plus inquiétant : cette extension descriptive s’attache également à prévoir des troubles futurs. Vous êtes malades, et vous ne le saviez pas ! Après tout, comme le faisait remarquer le docteur Knock de Jules Romains, « tout homme bien portant est un malade qui s’ignore ». Des « experts » ont déclaré que 30 % de la population serait dépressive à son insu, et qu’il faudrait donc la médicamenter préventivement. Cette inflation pourrait atteindre des sommets avec l’invention de « syndromes de risque ». Ainsi, le « syndrome de risque psychotique » autoriserait, en passant de la prévention à la prédiction, à mettre sous anti-hallucinatoires une bonne proportion d’adolescents jugés atypiques.
La « prédictibilité » enferme dans un diagnostic à vie, assorti de prescriptions médicamenteuses, pour des pathologies qui ne sont même pas encore apparues. Qui ne se souviendra ici des mesures de détection précoce de la délinquance, préconisées en 2005 par M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur ? Dans son introduction, le DSM se réclame d’une totale objectivité, sans idéologie ni théorie préalable. Mais il suffit de nier la causalité psychique pour qu’une causalité organique innée s’impose plus fortement. Ce qu’aucune preuve corroborée par l’expérience, y compris dans les travaux neuroscientifiques les plus reconnus , n’est venu étayer.
La méthodologie du DSM est d’autant moins objective qu’elle établit ses catégories non pas sur la base d’observations cliniques, mais sur un décompte d’opinions recueillies arbitrairement auprès des psychiatres. Un procédé qu’il serait difficile de décrire comme exemplaire de la méthode scientifique. Résultat ? L’homosexualité fut considérée jusqu’en 1987 comme une maladie mentale. Et une catégorie clinique telle que l’hystérie – attestée depuis l’Antiquité – a été supprimée, tout comme la névrose.
Car les normes de la culture américaine ont ici servi de référence. Or, en contraignant ainsi les patriciens à se référer au DSM, on les contraint à une pensée unique.
Le DSM a été imposé de l’extérieur, d’abord par les compagnies d’assurance, qui dans plusieurs pays ont exigé ses références pour leurs remboursements. Les entreprises pharmaceutiques ont en même temps proposé des grilles d’adéquation entre les catégories du DSM et l’administration de médicaments. Enfin, devant cet état de fait, les universités ont enseigné le DSM, puis ont progressivement écarté les autres points de vue de leurs programmes : la causalité psychique a été rejetée comme subjective et non scientifique. De la même façon, les revues considérées comme qualifiantes pour les chercheurs sont souvent anglo-saxonnes, et rarement en désaccord avec cette façon de voir les choses.
Les futurs praticiens sont donc formatés dans l’ignorance de la clinique classique, opérant dans la recherche une rupture que ne fonde l’apparition d’aucun nouveau paradigme. L’ensemble des études de psychiatrie en France se base uniquement sur l’apprentissage de ce manuel et de la pharmacologie. Seuls les départements de psychologie gardent l’indispensable approche pluridoctrinale. Quant à la formation médicale post-universitaire, elle est essentiellement assurée par les laboratoires pharmaceutiques.
Le résultat en termes de soins est préoccupant : le diagnostic DSM ne se préoccupe que de l’étiquetage superficiel de manifestations comportementales, sans la profondeur de champ d’une structure d’ensemble psychopathologique, et cela à rebours de toute la psychiatrie clinique : une grille de données est censée permettre l’évaluation. Avec ce catalogue, on peut se demander si le psychiatre, le médecin, l’infirmier continueront à être nécessaires. Des dealers de drogues légales suffiront : le pharmacien pourra lui-même distribuer des psychotropes. Or, dans la mesure où elles soulagent des effets et non de leurs causes, les prescriptions s’auto-reconduisent et augmentent jusqu’à l’addiction. De sorte que des médicaments utiles dans un premier temps finissent par avoir un résultat contre-productif. Lorsque la « dépression », par exemple, est considérée comme une maladie – alors qu’elle est seulement le symptôme de structures très différentes les unes des autres –, l’administration à l’aveugle d’antidépresseurs risque de se prolonger à vie. C’est le cas lorsqu’ils rendent impuissant : les patients plongeront toujours davantage dans la dépression et devront prendre toujours plus de médicaments ! On se souvient du Prozac, lancé comme un produit de grande consommation, et aujourd’hui considéré comme dangereux par de nombreux praticiens …
Le choix exclusif de l’OMS n’engendre pas seulement des limitations thérapeutiques, il retentit de proche en proche sur les systèmes de santé des Etats, le DSM leur servant d’instrument comptable. Pourtant, si les traitements qui privilégient la relation intersubjective paraissent d’abord plus chers en infrastructure et en personnel qualifié, ils sont à terme plus économiques.
On peut avoir une idée de l’importance des coûts induits en examinant les différences de prescription entre les pays qui se conforment au DSM et ceux où un autre point de vue est resté majoritaire : en France, environ 15 000 enfants prennent de la ritaline, prescrite contre l’« hyperactivité » ; ils sont 500 000 au Royaume-Uni.
Plus généralement, dans les névroses, la prise de psychotropes disparaît le plus souvent pendant une cure relationnelle. Dans les psychoses de basse intensité, elle baisse ou devient même occasionnelle. En France, les enfants en psychothérapie ne prennent de médicaments qu’exceptionnellement, c’est la relation intersubjective qui assure le progrès d’un traitement, même si la pharmacologie peut aider son suivi. Mais on s’étonne moins des liens financiers qui unissent les comités d'experts du DSM-V et l’industrie pharmaceutique (maintes fois révélés ) quand on sait que les médicaments psychotropes représentent un marché extrêmement rentable. Aux Etats-Unis en 2004, les antidépresseurs ont généré 20,3 milliards de dollars de profit, les anti-hallucinatoires, 14,4 milliards. De là à imaginer que certaines nouvelles catégories cliniques soient commanditées en fonction des besoins marketing de nouveaux médicaments…
Mais plus encore, le DSM procède à un formatage néolibéral de l’humain. Absence de spécificité, entrave au soin psychique, coût élevé pour les Etats, paralysie de la recherche et de l’enseignement : autant de conséquences critiquées depuis longtemps. Mais il ne suffit pas de dénoncer des intérêts mercantiles, la rentabilisation privée de la santé, si on ne voit pas qu’ils sont eux-mêmes légitimés par l’idéologie du marché. Le libéralisme distille en effet l’idée d’un naturalisme de la concurrence, élevé au rang de loi. D’où tire-t-il sa force, sinon de la culture protestante qui oppose les damnés et les élus, telle qu’elle a été analysée par Max Weber ? Ces commandements théologico-politiques se sont prolongés en un capitalisme agressif, dont l’esprit infiltre désormais toutes les sphères de la vie sociale.
Le « trouble » et les « dysfonctionnements » deviennent le signal d’un échec, traçant à son tour une ligne de démarcation avec les normes sociales. Ce qui est considéré comme « pathologique » gagne du terrain à chaque nouvelle classification et de simples « incivilités » sont en passe d’entraîner une obligation de soins. Le chagrin du deuil est déjà considéré comme pathologique s’il excède deux mois, et il n’est pas exclu que cette durée soit encore être réduite. A défaut d’avoir les qualités nécessaires pour être compétitif sur le marché, un traitement sera recommandé. Exploiteurs et exploités, cow-boys et Indiens, fumeurs et non-fumeurs, etc… c’est désormais entre les rares élus qui échapperont aux prédictions DSM et une masse humaine en souffrance qu’une ségrégation s’imposera. Encore un effort et l’extension des catégories DSM n’épargnera personne. Vous vous plaignez ? Soignez-vous ! Et qui osera s’insurger dès lors que cette mise en ordre se produira au nom de la souffrance psychique ?