Et si Shakespeare était Shakespeare ?

[원문] 셰익스피어가 셰익스피어였다면

2012-01-19     William Prendiville

Et si Shakespeare était Shakespeare ?

par William Prendiville*

* Ecrivain, auteur de Paname/Paris, Mosaic Press, Londres, 2009.

A la fin du XIXe siècle, Orville Owen, médecin à Detroit, achève l’appareil sur lequel il travaille depuis plusieurs mois : deux larges cylindres disposés sur des tréteaux de bois, actionnés par une manivelle. Entre les deux tambours, une toile de plusieurs centaines de mètres sur laquelle il a disposé les œuvres complètes de William Shakespeare et de plusieurs de ses contemporains. Son projet ? Faire tourner le ruban de mots à une vitesse suffisante pour qu’apparaisse le code secret qui lui permettra de découvrir la véritable identité du barde anglais. <<번역문 보기>>

Un siècle plus tard, Sam C. Saunders, professeur de mathématiques appliquées de l’Université de Washington, endosse la même quête. Moins rustique, le dispositif sur lequel il s’appuie prend la forme suivante :

Hiii(0,5) = = = 0,619

L’équation mesure la probabilité liée au pari du roi Claudius lors du duel de l’acte V d’Hamlet : « Le roi, Monsieur, a parié que, sur douze passes, Laërtes ne l’emporterait pas sur vous de trois touches », explique le courtisan Osric au jeune prince danois. La formule du mathématicien vise à démontrer l’extrême difficulté du calcul évoqué, une opération « virtuellement impossible » à l’époque, estime-t-il . Derrière Shakespeare se cachait donc nécessairement une autre personne, dont l’intimité avec les sciences mathématiques venait d’être révélée.

De tambours en équations, une infinité de théories formulées par les romanciers Henry James et Mark Twain, les réalisateurs Charlie Chaplin et Orson Welles, le psychanalyste Sigmund Freud ou, plus récemment, une grande production hollywoodienne (Roland Emmerich, Anonymous, 2011). Malgré leurs différences, une même interrogation : « Comment Shakespeare, le fils d’un gantier de province sans véritable éducation, aurait-il pu écrire ces chefs-d’œuvre ? N’est-il pas plus raisonnable d’imaginer qu’on les doit à quelqu’un de plus capable ? », résume le journaliste Anthony O. Scott .

Les sceptiques rappellent volontiers que l’on sait peu de choses de l’homme de Stratford-upon-Avon. Il a acheté de la terre, prêté de l’argent et poursuivi ceux qui ne le remboursaient pas. Il a également joué dans une troupe londonienne et demandé à être enterré là où il était né. Mais son testament intrigue : des bols, une assiette en argent, une épée, des habits et une étrange référence à un « deuxième meilleur lit », que Shakespeare réserve à son épouse... Aucun manuscrit, pas davantage de livres : « Une omission surprenante s’il s’agit bien du poète », estime l’universitaire Richard F. Whalen .

Il y a environ deux siècles et demi, forte de constats similaires, Delia Bacon, la fille d’un ministre puritain, s’emploie à démontrer qu’une coterie d’aristocrates aux idéaux républicains – parmi lesquels le scientifique Francis Bacon – avaient écrit les pièces pour répandre leur philosophie. En toute discrétion, mais en dissimulant leur identité dans les pièces, au moyen d’un code. En 1857, elle publie The Philosophy of the Plays of Shakespeare Unfolded (« La philosophie des pièces de Shakespeare révélée »), avant de finir ses jours dans un hôpital psychiatrique.

Toutefois, observe le professeur Gail Kern Paster, replacée dans son contexte élisabéthain, la discrétion historique du dramaturge s’avère « parfaitement prévisible » : « Nous n’en savons guère davantage des pairs de Shakespeare . » Et puis, si le testament ne mentionne pas ses manuscrits, c’est qu’il ne les possédait pas. A l’époque, les troupes s’en réservaient la propriété. Comme le concluent les éditeurs de l’édition Norton des œuvres complètes de Shakespeare (1997), le problème de la biographie de l’auteur, « ce n’est pas que les détails manquent, c’est qu’ils sont plutôt ennuyeux ».

Delia Bacon n’en avait pas moins ouvert la boîte de Pandore : des sociétés « baconiennes » s’organisèrent de part et d’autre de l’Atlantique sans que jamais relever que la propre vie de Delia Bacon – une jeune autodidacte que son environnement social ne prédestinait guère à l’expertise shakespearienne –suggérait que la vie du fils de gantier de Stratford n’était peut-être pas tout à fait incompatible avec l’œuvre de Shakespeare…

Près d’un siècle plus tard, le déclin de l’étoile baconienne ne met pas un terme à la quête du « vrai Shakespeare ». Les feux d’un nouvel astre en illuminent alors les vicissitudes : ceux d’Edouard de Vere, dix-septième comte d’Oxford, qui détrône Francis Bacon comme candidat favori. La méthodologie de l’enquête a changé : il ne s’agit plus de révéler des messages secrets placés au cœur des pièces et des poèmes, mais de mettre au jour les similarités entre la biographie du comte et certains éléments narratifs de « l’œuvre ».

La moisson de preuves s’avère abondante. Oxford connaissait bien l’Italie, où se déroulent, au moins en partie, plus d’un tiers des pièces du corpus. Capturé par des pirates, il avait poignardé un homme, tout comme Hamlet. A l’image du roi Lear, le comte entretenait des relations difficiles avec ses trois filles. Son mode de vie, prodigue, rappelle étrangement celui de Falstaff, l’amateur de plaisirs terrestres des pièces Henry IV (parties 1 et 2). Plus étrange encore : un éloge à l’intention d’Oxford fait référence à son allure qui « secoue les lances », en anglais « shakes spears ». Et puis, en 2001, une étude révèle que, du millier de passages annotés dans la bible du noble anglais, plus d’un tiers étaient évoqués dans les pièces signées Shakespeare…

Envisager les œuvres de Shakespeare comme l’une des modalités d’un travail d’introspection biographique implique une lecture anachronique de textes rédigés bien avant que n’émerge cette tradition littéraire. Néanmoins, de nouveaux scenarios apparaissent. Dont celui-ci : ancien amant de la reine Elizabeth (que certains considèrent également comme sa mère), Oxford aurait décidé d’utiliser la scène pour régler ses comptes politiques, en se servant d’un certain William Shakespeare comme prête-nom. Et peu importe si douze des pièces attribuées à Shakespeare ont été écrites après la mort du comte, en 1604 .

Car la controverse découle peut-être moins de l’analyse de faits (rares) que de la volonté, à chaque époque, d’enrôler le barde dans les discours que, tour à tour, différentes sociétés souhaitent produire sur elles-mêmes, à travers leur définition du « génie ». A la Restauration (1660-1689), les pièces furent même réécrites pour que Shakespeare, alors décrit comme un guide moral, corresponde davantage à l’image que l’on se faisait de lui. Dans Le Roi Lear, la vertueuse Cordelia ne meurt plus : elle se marie et vit très longtemps. Plus récemment, Stephen Greenblatt, l’un des spécialistes américains les plus reconnus, contorsionne son analyse dans Will in the World (WW Norton & Company, Londres, 2005) pour démontrer que Le Marchand de Venise – qui reflète une forme d’antisémitisme commune à l’époque élisabéthaine – constitue en fait une réponse anti-antisémite à la pièce de Christopher Marlowe Le Juif de Malte…

Savant éclairé, aristocrate romantique, religieux touché par la grâce, intellectuel engagé prenant la défense des opprimés : la quête du « vrai Shakespeare » s’est dotée de multiples graals. Mais, à chaque époque, un point commun unit les anti-Stratfordiens : une forme plus ou moins avouée d’élitisme. Delia Bacon méprisait l’homme né à Stratford, nécessairement « stupide et analphabète ». Similaire, le point de vue de l’Oxfordien John Thomas Looney épousait sa vision du monde, empreinte de nostalgie pour l’époque féodale et les valeurs de la noblesse. Dans une lettre adressée à Arnold Zweig, datée du 2 avril 1937, Freud estime, de son côté, « inconcevable » qu’une personne d’extraction populaire ait pu imaginer la complexité des « névroses d’Hamlet, de la folie de Lear, de la fébrilité de Macbeth, de la jalousie d’Othello, etc. », avant de conclure : « Je suis presque irrité que vous puissiez le suggérer. »

Cette analyse repose pourtant sur ce que Paster décrit comme « un jugement sommaire de ce qui aurait constitué la malédiction des origines provinciales et de la rusticité barbare » à l’époque élisabéthaine. Une vision des choses qui « sous-estime la rigueur classique de l’éducation et surestime parallèlement l’étendu des connaissances de l’aristocratie à l’époque des Tudor ». Epoque où on lisait aussi bien Ovide que Cicéron, Virgile que Quintilien, autant d’auteurs ayant inspiré les œuvres.

N’en déplaise à certains de ses admirateurs, Shakespeare avait choisi la scène, dans une société qui considérait souvent le théâtre comme un lieu de dépravation. Il écrivait peut-être moins pour discourir en philosophe ou contempler les méandres de son âme que pour percevoir une rémunération et divertir – y compris les classes populaires, familières des théâtres à l’époque. Sans aucun doute génial, le barde de Stratford n’en fut peut-être pas moins d’abord un « simple » dramaturge élisabéthain – tout comme Christopher Marlowe, fils de cordonnier, et Ben Jonson, élevé par un maçon. Ses œuvres nous parleraient-elles moins pour autant ?