La dynastie Kim ou les trois corps du roi
[원문] 그는 왕이로소이다
La succession et ses précédents en Corée du Nord
La dynastie Kim ou les trois corps du roi
Par Bruce Cumings*
* Directeur du département d’histoire à l’université de Chicago. Auteur de The Korean War : A History , Random House, New York, 2010.
Séjournant à Singapour, le jour de la mort de Kim Jong-il, le 17 décembre dernier, je me trouvais, fort heureusement, à une distance confortable du brouhaha des « experts » américains. Un ancien conseiller du président George W. Bush n’hésitait pas à pronostiquer dans les colonnes du New York Times la « fin de la Corée du Nord, telle que nous la connaissons. (…) Le régime sera incapable de maintenir l’unité », le fils, inexpérimenté, n’étant pas de taille à affronter les caciques octogénaires de l’armée . Certains observateurs évoquaient un possible coup d’Etat ; d’autres, à l’inverse, pariaient sur un durcissement du régime orchestré, dès son entrée en scène, par M. Kim Jong-un pour s’imposer face aux militaires ; d’autres, encore, échafaudaient le scénario d’un effondrement du pays qui obligerait les soldats américains stationnés sur la base japonaise d’Okinawa à intervenir pour récupérer des armes nucléaires avant qu’elles ne se perdent dans la nature… <<번역문 보기>>
Depuis l’attaque cérébrale dont fut victime l’ex-président nord-coréen en août 2008, la crainte majeure de Washington, exprimée à plusieurs reprises par la voix de sa secrétaire d’Etat, Mme Hillary Clinton, demeure celle d’une lutte au sommet du pouvoir. Le modèle semble être celui de l’Union soviétique à la mort de Joseph Staline ou de la Chine après Mao Zedong. Chacun veut ignorer ce qui s’est passé à la mort de Kim Il-sung, en 1994 : rien.
Ma première visite en République populaire démocratique de Corée (RPDC) date de 1981. J’étais arrivé de Pékin avec l’intention de repartir en traversant l’Union soviétique à bord du Transsibérien. Les autorités consulaires avaient alors exigé qu’un visa me soit délivré par l’ambassade soviétique à Pyongyang. Dès mon arrivée dans les locaux, un conseiller, très certainement un agent du KGB, m’avait aimablement invité à déguster un Cognac et à lui expliquer les raisons de mon séjour coréen. Très vite, il s’était enquis de mon opinion sur Kim Jong-il, qui venait d’être officiellement désigné pour succéder à son père lors du sixième congrès du Parti communiste, en 1980. J’avais répondu qu’il me paraissait plutôt falot, empâté et d’allure banale. « Oh ! Vous, les Américains, avait-il rétorqué, vous vous attachez toujours à la personnalité. Vous ne réalisez pas que, derrière lui, il y a un bloc bureaucratique constitué de gens dont l’ascension ou la chute est indissociable de celle du système. Ils savent vraiment ce qu’ils font », avait-il ajouté, avant de me conseiller de « revenir en 2020 pour voir son fils aux manettes ».
Cette prédiction est la plus juste qu’il m’ait été donné d’entendre sur les destinées de cet étrange Etat à la fois communiste et dynastique – même si Kim Jong-il est mort à l’âge de 69 ans, ce qui a précipité de quelques années le processus de succession. Le peuple nord-coréen a connu un millénaire de monarchie et un siècle de dictature : celle de l’ère coloniale japonaise, d’abord (de 1910 à 1945), qui obligeait les Coréens à vénérer l’Empereur ; puis la mainmise de la famille Kim, qui dure depuis soixante-six ans. Le 8 janvier 2012, jour de l’anniversaire de M. Kim Jong-un (l’année exacte de sa naissance, 1983 ou 1984, demeure un mystère), la télévision nationale a diffusé un documentaire d’une heure parant le jeune homme de toutes les vertus. Le petit-fils de Kim Il-sung y était comparé à chacun des lieux et monuments symboliques visités par son illustre grand-père, et plus particulièrement à la « montagne à tête blanche ». Cette longue chaîne volcanique à la frontière chinoise, creuset de l’identité nord-coréenne, fut le théâtre de la guérilla menée par Kim Il-sung contre les Japonais dans les années 1930 et le lieu de naissance officiel de Kim Jong-il, en 1942. Le documentaire mettait aussi en valeur le langage corporel de Jong-un. Grand et fort, le jeune homme y apparaissait souriant, serrant des mains, adoptant déjà la posture de l’homme politique : une personne ordinaire parfaitement à l’aise dans son rôle de « successeur bien-aimé ». Effacée, l’image de son père, austère, autoritaire et cynique, engoncé dans un anorak de ski, le regard occulté par d’énormes lunettes de soleil. Plus marquant encore : le documentaire insistait sur la ressemblance de traits et d’allure du jeune homme avec son grand-père lors de l’accession au pouvoir de celui-ci, à la fin des années 1940 ; il exhumait des photos afin de montrer leurs coupes de cheveux identiques. Comme si le petit-fils était l’héritier direct du patrimoine génétique inaltéré du grand-père.
La culture nord-coréenne – la poésie comme la littérature – est imprégnée de tout ce qui touche au cérémonial, aux rituels, aux traditions, et même aux potins autour des familles royales, particulièrement sur la question du successeur du roi. Beaucoup ont accédé au pouvoir très jeunes. Le roi le plus illustre, Sejong (1397-1450), qui imposa l’alphabet national coréen (le hangeul), n’avait que 21 ans quand il monta sur le trône, assisté de son père. Comme Jong-un, Sejong était le troisième fils : l’aîné avait été banni de Séoul pour cause de grossièreté, et le cadet était devenu moine bouddhiste. De la même manière, en 2001, M. Kim Jong-nam, le fils aîné de Kim Jong-il, a beaucoup embarrassé le régime en se faisant interpeller alors qu’il tentait de pénétrer au Japon sous une fausse identité (pour visiter Disneyland, dit-on). Il a, depuis, préféré s’installer à Macao, capitale mondiale du jeu. On ignore tout du frère cadet, qui n’était d’ailleurs pas présent aux obsèques de son père.
Parmi les nombreuses idées reçues véhiculées à propos des Asiatiques, il y a celle selon laquelle ils détestent « perdre la face ». Les termes de « dignité » ou d’« honneur » seraient plus appropriés. Aux yeux des Nord-Coréens, le visage du leader reflète le prestige de la nation. En 1981, à peine sortis de l’aéroport, et alors que nous passions devant d’immenses portraits de Kim Il-sung, mon guide m’avait amicalement mis en garde : « S’il vous plaît, n’insultez pas notre leader » (chose que je n’avais nullement l’intention de faire, ne souhaitant en aucune manière compromettre ma sortie du territoire). La doctrine en vigueur, alors comme aujourd’hui, est le Juch’e, ou chuch’e, un concept qui implique de placer la Corée avant toute autre chose dans son esprit. Selon l’intellectuel coréen Gari Ledyard, le caractère e, accolé à celui de kukch, « la nation », était utilisé dans le discours classique pour évoquer le visage du pays, sa dignité. « Le kukch’e, a-t-il écrit, peut être blessé, embarrassé, gêné, insulté, souillé. Les membres de la société doivent se comporter de manière appropriée, afin qu’au bout du compte le kukch’e [la dignité] ne soit pas perdu. » Ces mots résonnent avec des valeurs profondément enracinés dans l’inconscient collectif nord-coréen. Quiconque a visité ce pays a pu vérifier combien celles-ci y restent bien vivantes, même si elles se traduisent trop souvent par un orgueil démesuré ou par des monuments grandiloquents. Mais cela ressort aussi de la volonté d’affirmer la dignité nationale qui se perpétue.
L’avant-dernier des rois de Corée, Kojong, n’avait que 11 ans lorsqu’il a accédé au trône, en 1863. Jusqu’à sa majorité, il fut guidé par son père, Taewon’gun. Pendant sa régence, le père avait ravivé le néoconfucianisme, l’idéologie dominante de l’époque, et adopté une politique strictement isolationniste face aux appétits des différents empires frappant à sa porte. Il livra bataille à la fois contre la France (1866) et contre les Etats-Unis (1871), avant de repousser deux ans plus tard la tentative d’invasion du Japon, au début de l’ère Meiji. Ce fut l’époque la plus emblématique du « Royaume ermite », et celle durant laquelle l’idéologie du kukch’e fut le plus prégnante. Les choses changèrent lorsque Kojong fut en âge de gouverner. Il entreprit de réformer et de moderniser la Corée, signa des « traités inégaux » ouvrant le pays au commerce, et essaya de jouer les grandes puissances les unes contre les autres. Le système fonctionna pendant un quart de siècle, avant d’entraîner la perte de la souveraineté, en 1910. Au musée de la Révolution de Pyongyang, devant lequel se dresse la statue de Kim Il-sung, haute de dix-huit mètres, les visiteurs peuvent assister à des séances d’éloge de Taewon’gun, découvrir des stèles en pierre symbolisant le rempart contre les barbares étrangers, ou encore écouter le récit édifiant des victoires coréennes contre les Français et les Américains.
Lors des funérailles de Kim Jong-il, on a pu voir son beau-frère, M. Chang Song-t’ack, 55 ans, longtemps à la tête des services secrets, marcher derrière M. Kim Jong-un. Derrière lui venait M. Kim Ki-nam, qui a aujourd’hui plus de 80 ans et qui fut un proche de Kim Il-sung. Trois générations marchaient ainsi solennellement aux côtés de la Lincoln Continental de collection, frappée aux armoiries de la famille, qui acheminait la dépouille mortelle vers sa dernière demeure. De l’autre côté de la limousine se tenaient les chefs des Etats-majors de la quatrième puissance militaire du monde.
Le rituel avait été le même à la mort de Kim Il-sung. A l’époque, déjà, les experts et les organes officiels s’étaient répandus en conjectures. Newsweek avait titré « The Headless Beast », « La bête sans tête » . Le commandant des forces américaines en Corée du Sud n’avait cessé de répéter que la Corée du Nord allait bientôt « imploser ou exploser ». A la fin des années 1990, l’imminence de la chute du régime était devenue le leitmotiv de la Central Intelligence Agency (CIA). Près de deux décennies plus tard, la République démocratique populaire de Corée (RDPC) existe toujours. Dans quelques années, la longévité du régime égalera celle de l’Union soviétique. Peu de temps avant la mort de Kim Jong-il, un universitaire américain tenait conférence pour affirmer qu’à son décès, les foules se lèveraient pour renverser le système : la prophétie ne s’est pas réalisée. Dans une sorte d’hystérie collective, des foules en pleurs se sont massées dans les rues pour pleurer leur leader. Comme elles s’étaient rassemblées en 1919 lors des obsèques du roi Kojong, point d’orgue d’un soulèvement national contre la loi coloniale japonaise.
Après la mort de son père, Kim Jong-il s’était retiré de la vie publique, laissant le champ libre à des rumeurs de luttes de pouvoir. Il avait pourtant agi comme tout dauphin désigné se devait de le faire sous l’ancien régime, en portant le deuil du père pendant trois ans. En 1998, alors qu’on célébrait le cinquantenaire de la création de la RDPC, Kim Jong-il était apparu en pleine possession de ses pouvoirs et prêt à assumer la direction du pays. Afin d’immortaliser l’événement, la Corée du Nord avait d’ailleurs choisi ce jour pour procéder au lancement de son premier missile à longue portée.
Le président avait coutume de dire que le communisme avait échoué en Occident en raison de l’appauvrissement et de l’érosion de sa pureté idéologique ; la Corée du Nord, elle, a mis Karl Marx cul par-dessus tête – ou remis sur ses pieds Hegel – en concluant que « l’idée détermine tout » : une formule que les scribes néoconfucianistes de Taewon auraient aimée.
M. Kim Jong-un observera-t-il lui aussi une longue période de deuil avant d’assumer ses fonctions ? Il ne semble pas en prendre le chemin. Il a déjà fait plusieurs apparitions publiques, notamment à l’occasion de visites dans des bases militaires. Il a certainement intérêt à faire profil bas le temps de gagner en expérience, et à laisser les rênes du pouvoir aux vieux gardiens du régime. Des élections présidentielles se tiendront cette année aux Etats-Unis comme en Corée du Sud, où le sortant, M. Lee Miung-bak, détesté par le Nord en raison de son extrême fermeté, ne peut pas se représenter. En Chine, M. Hu Jin-tao passera bientôt la main, et en Russie, la réélection de M. Vladimir Poutine n’est pas assurée. Dans ce contexte de redistribution des rôles, il paraît sage de prendre son temps. En attendant, le pouvoir cherche, avec M. Kim Jong-un, à imposer un visage du régime beaucoup plus agréable que celui de son père aux yeux de la population.
Une fois de plus, mon interlocuteur soviétique avait raison : j’avais tort d’accorder une trop grande importance à l’apparence physique. Peu importe à quoi il ressemble : le roi ne peut avoir tort. Il peut même, comme le veut la légende bâtie autour de Kim Jong-il, atteindre plusieurs trous d’un seul swing sur son premier parcours de golf. Dans son célèbre essai Les Deux Corps du roi, Ernst Kantorowicz écrivait qu’il y avait deux rois : le premier, un homme ordinaire avec ses fragilités, confronté à toutes les contingences humaines, investi de la charge royale ; et le second qui, dans son éternelle perfection, incarne la monarchie . Les Nord-Coréens ont ainsi fait du défunt Kim Il-sung un président pour l’éternité, délivré de toute imperfection. Le mausolée érigé à sa gloire est l’édifice le plus imposant du pays. Le visage de Jong-un, si semblable au sien, saura-t-il bientôt faire oublier les dix-sept ans du règne de Kim Jong-il, marquées par d’innombrables fléaux, inondations, sécheresses, effondrement complet de l’économie et famines causant des milliers de morts ? Le leader défunt compte à son actif une seule réalisation, aussi singulière que discutable : l’acquisition d’armes nucléaires.
L’homme est ainsi fait : consciemment ou pas, il est en quête d’un passé idéal. M. Kim Jong-un n’a pas 30 ans, mais si mon interlocuteur soviétique avait raison sur ce point encore, nous pourrions d’ores et déjà nous préparer à voir son visage pendant de longues années.