La télévision publique, mal-ai

2012-04-18     Marc Endeweld

La télévision publique, mal-aimée du pouvoir

Par Marc Endeweld*

* Journaliste. Auteur de France Télévisions (off the record). Histoires secrètes d’une télé publique sous influences, Flammarion, Paris, 2010.

[CHAPO] La décision de M. Nicolas Sarkozy de nommer directement le président de France Télévisions a mis au jour les relations difficiles entre l’Etat et l’audiovisuel. Le groupe public reste sous la coupe de hauts fonctionnaires zélés. Avec la révolution numérique, les enjeux ne sont pourtant plus ceux d’il y a trente ans…

Le président Nicolas Sarkozy aura décidément montré une appétence particulière à l’égard des médias. Ainsi, le 29 janvier dernier, il convoquait pas moins de six chaînes nationales (TF1, France 2, iTélé, BFM-TV, LCI, LCP) et deux chaînes internationales (France 24 et TV5-Monde) pour retransmettre son entretien avec quatre journalistes. En privé, si l’on en croit l’Express , il s’agacerait pourtant à l’idée que l’on suggère qu’il continue à peser sur les décisions des présidents de France Télévisions ou de Radio-France. Il envisagerait même d’abroger la loi qu’il a lui-même fait voter en 2008, et qui permet au chef de l’Etat de nommer par décret les responsables de l’audiovisuel public : désormais, les heureux élus seraient désignés par des députés de la majorité et de l’opposition, réunis au sein de la Commission des affaires culturelles, après consultation du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA).
Un tel esprit de consensus n’a pas toujours été la marque de M. Sarkozy. Quand il s’est agi d’imprimer son style, au cours de son mandat, il ne s’est guère encombré de bienséance : c’est ainsi en petit comité – et sur les conseils de M. Alain Minc – qu’il décida, en janvier 2008, la suppression totale de la publicité sur les chaînes de France Télévisions . En novembre 2010, le Parlement s’opposa toutefois à cette décision, en permettant au groupe public, à travers deux amendements législatifs, de conserver de la publicité avant 20 heures. C’est également sans débat que le chef de l’Etat s’arrogea la prérogative de nommer directement les futurs présidents de l’audiovisuel public, alors que les « sages » du CSA, instance réputée indépendante, en étaient chargés précédemment.
« Nicolas Sarkozy semblait considérer Patrick de Carolis [l’ancien président de France Télévisions] comme un ministre de la télévision publique et moi-même, comme un secrétaire d’Etat aux programmes et à l’information », s’exaspère Patrice Duhamel, l’ancien numéro 2 du groupe . Ce professionnel oublie qu’à chaque époque, en fonction des rapports de forces politiques et économiques, le pouvoir exécutif tente toujours d’influer sur l’audiovisuel, au prix, pour la télévision publique, de nombreux revirements stratégiques…
Arbitraire aussi dans la valse des dirigeants : en 1986, le pouvoir de droite décide de remplacer les présidents des chaînes publiques avant même la fin de leur mandat. Ce qui n’empêchera nullement la gauche de procéder de la même manière, par exemple en mai 1990, en poussant à la démission M. Philippe Guilhaume, président d’Antenne 2 et de FR3, pourtant élu quelques mois plus tôt par le CSA. M. Guilhaume s’était notamment heurté à l’hostilité de la ministre déléguée à la communication, Mme Catherine Tasca, qui avait jugé son élection « inattendue et pour tout dire pas souhaitée  ». Bien avant M. Sarkozy, Mme Tasca expliquait alors à Libération  que l’Etat pourrait un jour « légitimement » revendiquer la désignation des dirigeants des chaînes publiques.
Mais au-delà du mode de nomination se pose la question de l’autonomie financière et économique. Car, alors qu’en Allemagne, par exemple, la redevance est collectée par un organisme indépendant, en France, elle l’est par les services de Bercy – le ministère de l’économie et des finances. Les présidents successifs des chaînes publiques doivent donc négocier âprement chaque année leur budget avec l’Etat et ses représentants : les hauts fonctionnaires. Or ces derniers n’ont jamais porté dans leur cœur la télévision publique, source, selon eux, d’ennuis politiques et de dépenses superflues. Par ailleurs, ils ne sont guère sensibles à la notion de « service public » : « Ils sont à la fois très soucieux des intérêts des chaînes privées, TF1 en tête, et des lobbys culturels, témoigne un ancien haut dirigeant de la télévision publique. Ils écoutent leurs arguments d’une oreille attentive. Ils sont à genoux devant le capital. Dans ces conditions, personne n’a envie que France Télévisions développe un véritable projet industriel. » Passant d’un strict contrôle politique à un « simple » contrôle financier, le pouvoir exécutif – et ses relais dans la haute administration – veille donc à ce que les chaînes publiques ne gênent pas trop les groupes privés.
Car, au cours des années 1990, alors que sont prises des décisions stratégiques qui engagent l’avenir, les chaînes publiques représentent encore près de la moitié de l’audience. A l’époque, leur gestion constitue un enjeu économique décisif pour les chaînes privées. Ainsi, recevant en 1992 une subvention exceptionnelle pour combler leur déficit (en contrepartie d’un plan social), les chaînes publiques sont attaquées par TF1 à Bruxelles au nom du droit européen de la concurrence.
M. Hervé Bourges, qui était alors leur président, prétendait avoir pour modèle la British Broadcasting Corporation (BBC). Son objectif était de restaurer un « esprit de groupe » sur des chaînes encore marquées par l’éclatement de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF). C’est lui qui, pour mieux résister à TF1, instaura les « marques » France Télévision (à l’époque, sans « s »), France 2 (remplaçant Antenne 2) et France 3 (remplaçant FR3). Ayant été président-directeur général de la Une, publique jusqu’à sa privatisation en 1987, il veillait à ne pas empiéter sur le gâteau publicitaire de la chaîne Bouygues. « S’il souhaitait développer les chaînes publiques, il y avait aussi chez Hervé Bourges une prudence. Parfois, on passait au-dessus des 43 % de part d’audience, et il nous disait alors que la bonne mesure, c’était 40, et que nous n’avions pas besoin d’aller plus haut », témoigne Jean Réveillon, alors directeur du service des sports.
Les hauts fonctionnaires de Bercy voient pourtant d’un bon œil le développement de la publicité sur les chaînes publiques, et notamment sur France 2, car, depuis la subvention exceptionnelle de 1992, ils n’ont cessé de diminuer leurs financements. Le successeur de M. Bourges, le journaliste Jean-Pierre Elkabbach, se lancera d’ailleurs entre 1994 et 1996 dans un développement commercial agressif, reprenant la plupart des recettes de TF1 : c’est le début de l’info-spectacle et l’arrivée des « animateurs-producteurs ». Les contrats mirobolants consentis à ces derniers feront scandale, contraignant Elkabbach à la démission en mai 1996.
Son objectif affiché était pourtant de développer le service public en attaquant TF1 : « La régie publicitaire devait être offensive, et Elkabbach allait nous fournir les programmes permettant de rajeunir nos cibles publicitaires, se souvient un ancien responsable de la régie de France Télévision. Nous avions carte blanche pour avancer. Les résultats ont été au rendez-vous : entre 1994 et 1997, nous sommes passés de 24 % de part de marché publicitaire à 29,9 %. (…) En fait, notre objectif, très ambitieux, était de faire passer TF1 en dessous de la barre des 50 % sur le marché publicitaire. Et, à la fin 1997, nous y sommes parvenus brièvement. » Une victoire sur le terrain de la surenchère commerciale dont la qualité des programme ne sortit pas grandie.
Quand les socialistes reviennent au pouvoir, en 1997, l’audiovisuel français est en ébullition. L’heure est au développement des bouquets satellites (Canal Satellite pour Canal+, TPS pour TF1-M6) et à la création du groupe de communication Vivendi. C’est dans ce contexte que la ministre de la culture et de la communication Catherine Trautmann tente de stabiliser les ressources publiques du groupe. En réalité, sa crainte est que France 2 puisse être privatisée et rachetée par le groupe Lagardère…
« En France, la télévision publique est encore vue comme un levier direct d’action de l’Etat. On ne l’envisage pas comme un moyen de créer des richesses économiques et culturelles », dénonce aujourd’hui Mme Trautmann. Dans son esprit, seule l’indépendance du financement – permise par la pluriannualité des budgets – aurait permis une gestion autonome : « Je voulais que l’Etat se comporte comme un actionnaire, acte une stratégie, et que le président de France Télévisions ne soit pas l’homme du pouvoir, qu’il puisse conduire une vraie politique d’audiovisuel public. » Autrement dit, la ministre socialiste refusait que les hauts fonctionnaires, et notamment ceux de Bercy, considèrent France Télévisions comme une administration à leur merci.
Mais elle ne fut pas suivie pas son gouvernement. En 1999, Bercy rejeta l’idée d’une loi de financement triennal et refusa la perspective de voir instaurer la progressivité de la redevance (que les plus riches payent plus). Pis, les projets industriels de France Télévisions ne furent pas soutenus. Le groupe prévoyait alors la création d’une chaîne publique d’information en continu et la mise en place de plusieurs chaînes régionales de plein exercice avec l’arrivée de la télévision numérique terrestre (TNT). Mais, à quelques mois de l’élection présidentielle de 2002, le premier ministre Lionel Jospin, conscient de  la force de frappe politique d’un journal de 20 heures qui représentait alors 40 % d’audience, ne souhaitait pas mécontenter TF1.
Alors qu’une partie de la gauche préconisait depuis longtemps la suppression de la publicité sur les chaînes publiques, le gouvernement socialiste décida de réduire son volume à huit minutes par heure. M. Sarkozy n’a donc rien inventé… Dépourvues de moyens, les chaînes publiques devinrent encore plus dépendantes des décisions de Bercy.
De fait, depuis une quinzaine d’années, on assiste à un renforcement du poids de la haute administration sur la gouvernance de France Télévisions. Après l’épisode Elkabbach, les présidents de la télévision publique, M. Xavier Gouyou-Beauchamps (de 1996 à 1999) et M. Marc Tessier (de 1999 à 2005), avaient pour caractéristique commune d’être d’anciens hauts fonctionnaires, tous deux énarques : le premier, ancien préfet, avait conseillé le président Valéry Giscard d’Estaing lors de l’éclatement de l’ORTF en 1974, et avait participé en 1987, en tant que conseiller du ministre de la culture et de la communication de l’époque, M. François Léotard, à la privatisation de TF1 ; le second, ancien inspecteur des finances, était devenu dans les années 1980 directeur financier de Canal+. Deux présidents qui n’ont jamais menacé les intérêts industriels des chaînes privées…
Les va-et-vient constants entre les cabinets ministériels, la haute fonction publique, le privé et la télévision publique montrent l’imbrication des services de l’Etat et de France Télévisions.  Ainsi, à la nomination de M. Rémy Pflimlin à la présidence de France Télévisions, en août 2010, M. Yves Rolland fut nommé secrétaire général du groupe ; or cet énarque n’est autre que l’ancien conseiller audiovisuel de M. Alain Juppé quand celui-ci était premier ministre, entre 1995 et 1997 .
Auparavant, entre 2005 et 2007, sous la présidence de M. Patrick de Carolis (élu en 2005), c’est l’ancien directeur de l’Inspection générale des finances, M. Thierry Bert, qui fut nommé directeur général du groupe public, chargé de la gestion et des finances. Pétri d’idéologie néolibérale, il aurait voulu céder au privé la filière de production de France 3, considérée comme déficitaire.
Face aux fonctionnaires de Bercy, dont l’objectif est de privatiser et de réduire le périmètre des chaînes publiques, les directions successives de France Télévisions ont souvent peu de marge de manœuvre. La situation se complique encore quand le président du groupe n’est pas le candidat du pouvoir en place. Elu par le CSA contre la volonté de M. Dominique de Villepin, alors premier ministre, et de M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la culture et de la communication, M. de Carolis, qui souhaitait développer le service public, n’eut jamais le soutien de l’Etat, et ce, bien avant l’arrivée de M. Sarkozy : « Carolis n’était pas conscient du fait que, certes, le CSA l’avait nommé, mais que c’étaient les différentes tutelles [notamment le ministère des finances et le ministère de la culture] qui comptaient », juge aujourd’hui M. Philippe Baudillon, ex-patron de France 2, ancien diplomate proche de M. de Villepin.
Le lancement de la télévision numérique terrestre (TNT) en France a fait évoluer durablement les équilibres d’audience entre les différentes chaînes nationales. De surcroît, depuis six ans, les modes de consommation de la télévision ont été bouleversés par le développement d’Internet. Les jeunes générations regardent désormais la télévision sur leur ordinateur, téléchargeant, en fonction de leurs désirs, leurs programmes préférés – notamment des séries américaines – ; les moins de 30 ans visionnent les images d’information en télévision de rattrapage ou sur les sites de vidéo communautaires YouTube et Dailymotion.
L’ancien modèle de la télévision explose. Les chaînes classiques s’adressent à un public vieillissant : la moyenne d’âge des téléspectateurs de France Télévisions est de 55 ans, soit dix de plus que ceux de la BBC. Encore rares il y a une quinzaine d’années, les images sont devenues abondantes, immédiates, horizontales : hier, les chaînes disposaient d’un monopole de la programmation ; désormais, chacun peut devenir un producteur de contenus et organiser son programme « à la carte » en recourant à des services payants ou gratuits – une évolution baptisée « délinéarisation ».
France Télévisions affronte donc de multiples défis. La maîtrise des droits des programmes est désormais centrale. Le président de Canal+, M. Bertrand Méheut, annonçait récemment que « l’environnement concurrentiel des acteurs actuels de l’audiovisuel [allait] être profondément bouleversé par l’arrivée des offres délinéarisées lancées par les Netflix, Google et Apple grâce à la télévision connectée ». La télévision connectée propose en effet au téléspectateur d’accéder directement à des contenus vidéo à travers une connexion Internet. Cette innovation technologique permettra à n’importe quel diffuseur de proposer des contenus à l’échelle mondiale, dépassant les contraintes classiques de la diffusion hertzienne. Certains spécialistes de l’audiovisuel prévoient un bouleversement considérable des habitudes de consommation.
L’avènement de la télévision connectée affectera les modèles gratuits : YouTube projette ainsi de lancer vingt chaînes de télévision. La bataille ne se joue donc plus seulement au niveau national. Pour France Télévisions, l’enjeu est la diversification de ses ressources. Le groupe se retrouve pourtant dans une situation précaire, alors que la plupart de ses programmes sont externalisés et confiés à quelques boîtes de production.
Sans compter que, dans la tête des hauts fonctionnaires, le service public n’a pas vocation à développer des activités économiques (gestion internationale de droits, vente de programmes sur les supports numériques, création de services au téléspectateur…) comme substituts à la publicité classique. La BBC, au Royaume-Uni, en tire pourtant une part non négligeable de ses ressources : 18 % de son chiffre d’affaires en 2005, par exemple.
A Bruxelles, les services publics télévisuels qui bénéficient de la redevance sont en butte à l’offensive juridique des médias privés – télévisions comme presse écrite –, qui entendent leur interdire, au nom du droit de la concurrence, de se développer dans le numérique. La BBC, mais aussi la Radio-télévision belge de la communauté française (RTBF) ou l’Allgemeine Rundfunkanstalt Deutschlands-Zweites Deutsches Fernsehen (ARD-ZDF) en Allemagne doivent donc réduire leur déploiement sur Internet, alors même que les téléspectateurs d’aujourd’hui et de demain s’y trouvent.
Depuis les déclarations fracassantes de M. Sarkozy en 2008, l’Etat semble bien éloigné de ces considérations, préférant imposer à France Télévisions de financer toujours plus de programmes à vocation culturelle, même si l’hermétisme de ces derniers, souvent confiés à des « amis », leur interdit de trouver un public. Selon un rapport de la Cour des comptes, en 2009, « les obligations d’investissement dans les programmes correspondent à une politique culturelle voulue par l’Etat qui dépasse – voire ignore – l’intérêt social de France Télévisions ».
Bref, l’Etat, n’assumant pas sa politique culturelle, la délègue à une entreprise publique, sans pour autant lui donner les moyens de la conduire de manière satisfaisante. Producteurs et politiques semblent se soucier assez peu de ce que M. Sarkozy ait transformé France Télévisions en une grosse administration « culturelle » aux mains de hauts fonctionnaires qui n’aiment guère le service public. L’objectif serait-il de finir par s’en débarrasser en prétextant d’une désaffection minutieusement organisée depuis près de trente ans ?

Marc Endeweld


i) L’Express, Paris, 12 décembre 2011.
ii) Le groupe public comprend les chaînes France 2, France 3, France 4 et France 5, ainsi que l’ancien réseau Radio France Outremer (RFO).
iii) L’Express.fr, 3 novembre 2010.
iv) Philippe Guilhaume, Un président à abattre, Albin Michel, Paris, 1991.
v) Libération, Paris, 18 mai 1990.
vi) Yves Rolland, ancien conseiller de la Cour des Comptes, a écrit plusieurs ouvrages aux titres éloquents, dont Réduire l’impôt. Les leçons de l’étranger, Economica, Paris, 1985, et Dénationalisations. Les leçons de l’étranger, Economica, 1986.
vii) Les Echos, Paris, 9 et 10 septembre 2011. Le groupe Canal+ a racheté 60 % du capital des chaînes Direct 8 et Direct Star au groupe Bolloré pour 279 millions d’euros.