L’histoire ne repasse pas les plats

2012-04-18     Pierre Rimbert

L’histoire ne repasse pas les plats

Par Pierre Rimbert

« Vivement hier ! » : quoiqu’aucun parti politique français n’ait encore adopté ce mot d’ordre, beaucoup portent sur la société d’après-guerre un regard plein de rêve et d’envie. « Si nous tirions toutes les leçons de la crise, le monde de demain pourrait davantage ressembler à celui des “trente glorieuses” qu’à celui des trente dernières années », a affirmé M. Henri Guaino, conseiller de M. Nicolas Sarkozy (Marianne, 2 juillet 2011). L’organisation sociale issue de la Libération inspire les réflexions non seulement du Front de gauche, du Parti socialiste, du Mouvement démocrate (Modem), mais aussi – de manière plus opportuniste – de la candidate du Front national (lire l’article p. 20-21).
La « modernité »  libérale des années 1980 et 1990, elle, séduit moins. Quinze ans et deux crises économiques mondiales après les balbutiements de l’altermondialisme, la critique des « excès » de la finance dérégulée et de l’explosion des inégalités dessine un arc de consensus entre les militants d’Occuper Wall Street et le milliardaire Warren Buffet. M. Sarkozy prétend militer pour une taxe Tobin, et la chancelière conservatrice allemande Angela Merkel « faire payer les banques » privées. Même l’hebdomadaire The Economist, porte-voix des libéraux, reconnaît les succès du capitalisme d’Etat (21 janvier 2012). Longtemps promue par les puissants, la dégradation des régulations socio-économiques, entamée à la fin des années 1970, suscite une réprobation croissante.
Cette inflexion politique intervient dans un climat culturel de « rétromania » où se mêlent triomphe de la série télévisée « Mad Men » – qui met en scène les vicissitudes de publicitaires au début des années 1960 –, rééditions de voitures d’époque de type Mini Cooper et Fiat 500, culte du mobilier kitsch et fétichisation des premiers albums de Bob Dylan . Une enquête de l’hebdomadaire Marianne (16 juillet 2011) sur le thème « Qu’est-ce qui était mieux avant ? » évoquait pêle-mêle la convivialité des bistrots, la distribution des prix dans les écoles communales et la jovialité des facteurs à vélo. Dans la tourmente financière, les entrepreneurs de nostalgie prospèrent. Leur logique pourrait se résumer ainsi : puisque « c’était mieux avant » – avant la mondialisation, la désindustrialisation, la montée du chômage, l’effritement des structures d’encadrement social (école, partis, Eglises) –, alors les qualités qui manquent à notre présent se nichent dans notre passé.
La mélancolie gagne des auteurs situés à gauche. Dans ses livres sur le maoïsme (Maos et Ils ont tué Pierre Overney, Grasset, 2006 et 2008), le romancier Morgan Sportès fait regretter à ses lecteurs un temps où le gaullisme tenait le pouvoir politique et les communistes le sceptre intellectuel. La brochure de Stéphane Hessel Indignez-vous ! (Indigène), qui accommode au goût du jour les fondamentaux du programme du Conseil national de la Résistance et les conquêtes sociales de la Libération, ne quitte pas la liste des meilleures ventes depuis sa publication en octobre 2010. Quant au philosophe Jean-Claude Michéa, son ouvrage Le Complexe d’Orphée (Climats, 2011) exhorte les critiques du capitalisme à assumer une sensibilité conservatrice, présentée comme celle des gens ordinaires.
L’attrait pour une époque où le rapport des forces sociales était moins défavorable aux salariés signe incontestablement un effritement de l’hégémonie néolibérale. Mais il reflète aussi l’impuissance stratégique et doctrinale de la gauche. Pour les forces vives des grandes révolutions, du combat féministe, des batailles syndicales, des mouvements anticolonialistes, le refus du présent appelait l’invention d’un avenir plutôt que la restauration d’un éden plus ou moins idéalisé. La connaissance des désillusions passées et la conscience des aliénations nouvelles portaient l’imaginaire radical en avant. Elles l’incitent désormais à faire retraite.
Dans la lutte défensive menée par les réfractaires aux lois du marché, l’usage de l’histoire a produit deux effets contradictoires. L’un recherché, l’autre fortuit. Rappeler les accomplissements sociaux de l’après-guerre ou les concessions gouvernementales accordées sous la pression des grèves constitue un puissant antidote à l’idéologie de la « seule politique possible » – celle, par exemple, de l’austérité : dans des circonstances infiniment plus difficiles, des peuples ont fait front. Contre les stratèges socio-libéraux (Anthony Giddens, Alain Touraine, Fernando Henrique Cardoso) pressés de sceller le caveau de la classe ouvrière au nom de la liquidation des « archaïsmes », la mémoire défend la vraie modernité, celle des conquêtes salariales. Aux dirigeants occidentaux débarrassés de la menace soviétique qui, depuis les années 1990, désignent la démocratie de marché comme la forme terminale des organisations humaines, l’histoire oppose que le présent n’est pas éternel ni le marché naturel.
Avec l’effondrement du château de cartes financier et les soulèvements arabes, cette affaire-là paraît entendue.
Mais à force de jauger l’ampleur des régressions à l’aune d’un point de référence situé quelque part entre 1944 et 1975, on institue implicitement le modèle économique d’après-guerre en mètre étalon de la justice sociale : un plafond du progressisme. « Depuis la fin des années 1970 », « depuis le tournant libéral de la gauche », « depuis la première crise pétrolière »… Ces expressions familières, préludes à l’analyse des reculs socio-économiques survenus par la suite, installent machinalement une équivalence entre le combat contre la pensée de marché et le retour aux formes antérieures de régulation économique. Retour à un capitalisme industriel présumé bienfaisant, mais perverti par la finance ; retour au compromis social d’après-guerre supposé équilibré, mais détraqué par le néolibéralisme ; retour aux formes d’encadrement et de contrôle collectifs pulvérisés par la dissolution des solidarités villageoises, l’urbanisation de masse et l’esprit de Mai 68.
En assignant au gouvernement de M. Sarkozy la mission de « sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » (Challenges, 4 octobre 2007), M. Denis Kessler, intellectuel organique du patronat français, a suscité une mobilisation militante ; sans le vouloir, il désignait à la gauche la citadelle à protéger en même temps qu’un mythe à chérir.
Ere de réformes sociales aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest, la deuxième moitié des années 1940 signa l’acte de naissance de l’Etat-providence français : création de la Sécurité sociale et de l’assurance vieillesse, établissement du statut de la fonction publique et rétablissement des délégués du personnel, nationalisation du crédit et de l’énergie. Pour autant, la vision rétrospective d’un paradis social tient du mirage. Peu après le début de la guerre froide, l’élan de la Libération s’achève sur une défaite du socialisme. La majorité des outils de production demeurent aux mains du privé et, comme le note l’historien américain Richard Kuisel, « la planification française prit un caractère néolibéral plutôt que socialisant ou syndicaliste  ».
Une telle issue n’allait pas de soi à un moment où l’avenir balançait entre socialisme et sociale-démocratie et non pas, comme aujourd’hui, entre libéralisme et social-libéralisme. « Les réformes de gauche, détaille Kuisel, engendrèrent une économie française plus dirigée qu’auparavant, plus dynamique, mais pas davantage socialiste. » Comme au temps du New Deal, il fallait moderniser le capitalisme pour le sauver. Dès 1948, le gouvernement envoyait les chars d’assaut mater les mineurs grévistes du Nord et de l’Est. « La classe ouvrière, qui avait été à la pointe de la Résistance, observait en juin 1947 le président de la République Vincent Auriol, pensait obtenir des réformes profondes de structure, et elle a vu revenir le même système économique avec les égoïsmes sociaux, et rien n’a changé dans les rapports du capital et du travail . »
Il en ira ainsi jusqu’à Mai 1968. Des années 1950, on retient plus facilement la hausse du niveau de vie que les guerres coloniales ; la croissance pétillante que les conditions de travail dantesques dans la chimie, les ports ou le secteur féminisé de l’agroalimentaire. En 1962, on dénombre en France deux mille cent morts d’accidents du travail : trois fois plus qu’en 2011, pour une population active bien moins nombreuse. Au début de cette décennie, on besogne encore dans certains laminoirs à fils lorrains comme au début du siècle, en sabots de bois, avec un serpentin d’acier incandescent qui ondule au sol et mord les chairs comme un rasoir.
Les « trente glorieuses » sont aussi celles de la pelle et du marteau-piqueur, de l’amiante respirée à pleins poumons, des ouvrières sous-payées, des migrants nord-africains cloîtrés dans les bidonvilles et cantonnés aux postes les plus éprouvants par la division raciste du travail, des carcans moraux et des interdits sexuels. Pour la masse des travailleurs ordinaires, le bénéfice du « compromis fordiste » n’est empoché qu’après 1968 et se résorbe dès 1974-1975 sous l’effet du chômage et de la crise mondiale.
Sans surprise, la plus réjouissante caractéristique des sociétés d’après-guerre est également la moins regrettée : l’ordre économique, moral et politique y fut radicalement contesté ; une part significative des populations rejetait ses fondements et aspirait à les renverser. Le rapport optimiste à l’avenir, ce sentiment des travailleurs que leurs enfants connaîtraient une vie plus enviable que la leur, tenait à la conviction que tout pouvait basculer, autant qu’à la démocratisation du téléviseur et de la cuisine tout équipée. On touche là au paradoxe de la gauche nostalgique : elle regrette à présent l’ordre qu’elle combattait hier.
Selon ses représentants, il importe, pour juguler les désordres financiers, de revenir au stade précédent du même régime économique. « Il va s’agir de trouver des solutions intelligentes à la crise du capitalisme sans remettre en question le capitalisme. Et, bien entendu, c’est un grand parti comme le Parti socialiste qui peut faire ça », explique le démographe Emmanuel Todd (France Inter, 8 mars 2012). Mais incombe-t-il vraiment à la gauche de rapiécer les lambeaux du système ?
Les idées de démondialisation et de relocalisation gagnent en audience depuis quelques années . Leurs partisans se distribuent sur l’ensemble du spectre politique. Sur la frange gauche, la stratégie du « un pas en arrière, deux pas en avant » s’affiche sans fard : rétablir les réglementations commerciales et financières démantelées au nom du libre-échange desserrerait l’étau de la concurrence internationale et fournirait au salariat les conditions d’une mobilisation progressiste qui favoriserait à plus long terme l’établissement de nouveaux rapports sociaux. Lesquels ? Mystère. Les chemins d’une socialisation des moyens de production, les contours d’une démocratie égalitaire, pourtant si patiemment explorés par des générations d’insoumis, ne comptent pas au nombre des sujets qui attisent la fièvre nostalgique.
A défaut d’être systématiquement associée à une finalité d’émancipation sociale, la démondialisation reste une boîte à outils à la disposition de partis politiques aux buts notoirement opposés. Même protégé du dumping social des pays émergents, un salarié occidental demeure subordonné à son employeur qu’il enrichit par son travail. Combattre la concurrence internationale sans mettre en cause le rapport de classe au plan national revient à nouer une alliance avec la (large) fraction du patronat hostile à la mondialisation et désireuse de retrouver la quiétude d’une exploitation sous pavillon tricolore – celle des « trente glorieuses » et des activités non délocalisables, comme le bâtiment et la restauration.
Un protectionnisme progressiste, irrécupérable, s’envisagerait aisément : il suffirait à ses promoteurs de l’associer toujours à l’exigence d’un contrôle des entreprises par leurs salariés, revendication fondatrice de la gauche oubliée par les principaux partis alors que les conditions de travail dégradées poussent certains employés au suicide. De la même manière, une démondialisation indissociablement liée à la mutualisation des richesses par l’extension du système de cotisations sociales  ne s’ajusterait guère, telle la pantoufle de vair, à n’importe quel pied.
Pendant que la crise financière rebat les cartes idéologiques et place les gouvernements libéraux face à leurs contradictions, la gauche se consume de modestie. Elle a repeint aux couleurs du bonheur simple et des nappes à carreaux son incapacité à transformer le monde d’après-guerre ; elle contemple à présent le tableau avec mélancolie. Lui faudrait-il tourner les yeux dans l’autre sens, vers d’autres cieux ? En 1985, Thomas Sankara, artisan de la révolution au Burkina-Faso, résumait son programme d’un trait : « Il faut oser inventer l’avenir. »

Pierre Rimbert


i) Cf. Simon Reynolds, Retromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, Le mot et le reste, Paris, 2012 et Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, La Découverte, Paris, 2012, chap. 1.
ii) Richard Kuisel, Le Capitalisme et l’Etat en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle, Gallimard, Paris, 1984, p. 406.
iii) Cité par Serge Halimi, Quand la gauche essayait, Arléa, Paris, 2000, p. 431-432.
iv) Lire Frédéric Lordon, « La démondialisation et ses ennemis », Le Monde diplomatique, août 2012.
v) Lire Bernard Friot, « La cotisation, levier d’émancipation », Le Monde diplomatique, février 2012.