Le Front de gauche, ou la fin d'une malédiction
Le Front de gauche, ou la fin d'une malédiction
Par Antoine Schwartz *
* Politiste, coauteur de L'Europe sociale n'aura pas lieu, Raisons d'agir, Paris, 2009.
L'Aube a la réputation d'une terre ancrée à droite. Le député maire de sa principale agglomération, Troyes, n'est autre que M. François Baroin, le ministre de l'économie et des finances de M. Nicolas Sarkozy. Avant la disparition de l'industrie textile, le mouvement ouvrier était fortement implanté dans le département. Mais aujourd'hui, l'ancienne Bourse du travail est sur le point d'être transformée en centre commercial. « Un scandale » pour les communistes de la ville, qui ont créé une association pour défendre la mémoire du lieu. Héritier de ces combats ouvriers, le Parti communiste français (PCF) constitue un noyau central dans l'organisation du Front de gauche. C'est au siège de son journal La Dépêche de l'Aube, avenue Anatole-France, que les militants se retrouvent pour organiser leurs réunions et s'approvisionner en tracts. Ici comme ailleurs, la construction du Front de gauche raconte l'histoire d'un dépassement progressif des intérêts particuliers. « Cette union ne s'est pas faite en un jour, explique M. Jean-Pierre Cornevin, secrétaire départemental du PCF. On s'appuie sur l'échec de 2007. Il fallait du temps pour élaborer quelque chose de nouveau. »
Quelque chose de nouveau : c'était peut-être le sentiment le plus palpable dans les rassemblements géants de Paris, Marseille, Toulouse. « Où était-on disparus tout ce temps ? On se manquait, on s'espérait. On s'est retrouvés… » Ainsi le candidat du Front de gauche Jean-Luc Mélenchon accueillait-il, le 18 mars 2012, place de la Bastille à Paris, une foule immense, drapée de rouge, venue soutenir sa candidature à l'élection présidentielle. Dans les meetings organisés aux quatre coins de la France, la diversité des publics réunis surprend : hommes et femmes de tous âges, salariés précaires ou fonctionnaires, simples curieux ou, au contraire, militants aguerris engagés dans la myriade de formations associatives, syndicales et partisanes qui composent cette galaxie. A l'image de Die Linke en Allemagne ou du Bloco de Esquerda au Portugal, le Front de gauche aspire à réaliser en France la recomposition unitaire d'une mouvance située à la gauche du Parti socialiste (PS), longtemps dispersée et souvent déchirée.
L'ambition n'est pas nouvelle. Elle est constitutive de l'histoire de cette famille politique : de multiples alliances et appels à l'unité ont cherché à organiser une formation capable de contester l'hégémonie du PS et de promouvoir des projets de transformation de la société.
Déjà, en 1988, la candidature à l'élection présidentielle de M. Pierre Juquin, ancien dirigeant du PCF, était adossée à des comités mêlant des militants divers, dont des trotskystes et des membres du Parti socialiste unifié (PSU). Le Mouvement des citoyens (MDC) créé en 1993 par M. Jean-Pierre Chevènement entendait quant à lui rassembler des socialistes opposés au traité de Maastricht et à la première guerre du Golfe, des rénovateurs communistes, des féministes et des radicaux.
Au sortir de l'ère Mitterrand, le mouvement social de novembre-décembre 1995 a inauguré une séquence de contestation des politiques néolibérales, tant sur le terrain social qu'intellectuel. Mais la radicalité de la gauche syndicale ou associative s'affirmait en marge des organisations partisanes, dans une distance souvent critique avec la politique institutionnelle . Tandis que le PCF faisait le choix de la « gauche plurielle », c'est-à-dire de l'alliance avec les socialistes et les écologistes, l'extrême gauche se voulait le relais d'une combativité sociale refusant l'exercice du pouvoir sous tutelle sociale-démocrate. Mais, bien que rassemblée dans les mobilisations (emploi, retraites, école), la gauche antilibérale restait divisée dans les urnes : ses voix se comptaient, elles ne s'additionnaient pas.
La bataille de 2005 contre le Traité constitutionnel européen (TCE) a représenté un moment charnière dans l'émergence d'une dynamique unitaire. « Ce fut une campagne menée à la base, des mois durant, par des collectifs unitaires en butte à l'hostilité des grands médias », nous rappelle M. Mathieu Colloghan, membre des Alternatifs, dont les banderoles mêlent le vert et le rouge. Syndicalistes, altermondialistes, communistes, trotskystes, militants associatifs, rejoints par des écologistes et des socialistes dissidents de leur parti, se retrouvaient côte à côte dans une lutte finalement victorieuse : lors du référendum du 29 mai 2005, le « non » au traité l'emportait par 54,67 % des suffrages, en partie grâce à leur action. L'événement a marqué les esprits, redessiné les clivages ; il a montré, selon M. Colloghan, « que toute une frange de la population française était disponible pour des idées porteuses d'une remise en cause du système ».
L'année suivante, des comités se montent pour donner une suite politique à cette mobilisation unitaire. Si les trotskystes de Lutte ouvrière (LO) et de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) restent à l'écart de ce processus, la direction du PCF choisit de s'y inscrire. L'initiative achoppe sur la désignation d'un candidat commun à la présidentielle de 2007. Le résultat est catastrophique : M. Olivier Besancenot (LCR) obtient 4,08 % des voix, Mme Marie-George Buffet (PCF) 1,93 %, Mme Arlette Laguiller (LO) 1,33 % et M. José Bové (le candidat des comités) 1,32 %, alors qu'à eux seuls, les candidats trotskistes et communistes avaient totalisé 13,8 % des suffrages lors du scrutin de 2002. M. Sarkozy triomphe, la gauche critique s'effondre. Pour beaucoup, elle paie le prix de sa division.
« Les électeurs pensaient n'avoir plus le choix qu'entre une gauche de gouvernement qui ne fait plus rêver et une gauche de contestation sans lendemain, analyse Mme Buffet. Il fallait tirer les leçons de cet échec. » Sur le chemin de la recomposition, l'année 2008 est une date clef. D'un côté, la LCR se dissout en février 2009 dans une structure qu'elle espère plus large, le Nouveau parti anticapitaliste (NPA). De l'autre, en novembre 2008 naît le Parti de gauche (PG), issu d'une fraction du PS proche de M. Mélenchon qui s'était engagée dans la bataille contre le TCE. D'emblée, ce « parti-creuset » ambitionne d'opérer la reconfiguration de cet espace politique.
Lancé en mars 2009, le Front de gauche « vise à rassembler l'ensemble des forces qui entendent promouvoir une véritable politique de gauche ». Au départ, il s'agit d'une simple alliance électorale qui regroupe, outre le PCF – disposant d'un important réseau d'élus et de militants –, le jeune PG et la Gauche unitaire (GU), issue de la LCR. Lancée lors des élections européennes de juin 2009, la coalition est reconduite aux élections régionales de l'année suivante, puis lors des cantonales de 2011, mais selon des modalités d'alliance variables selon les configurations locales. Elle débouche finalement sur un accord pour les élections de 2012 : le PCF, qui accepte d'investir un non-communiste à la présidentielle, obtient en échange que la grande majorité des candidatures aux législatives soient portées par ses militants. Cette alliance s'appuie sur un « programme partagé » présenté lors de la Fête de L'Humanité de septembre 2011. Comme le « programme commun » de 1981 entre le PS et le PCF, il sera publié sous la forme d'un petit livre largement diffusé . « Tout cela ne s'est pas fait sans difficulté, précise Mme Buffet. Comme chaque fois qu'on construit une démarche unitaire. Mais ça a marché. » D'autres petites formations se sont jointes au mouvement .
Election présidentielle oblige, le choix d'une personnalité capable d'affronter le tumulte médiatique se révèle essentiel. Ancien sénateur socialiste, ancien ministre de l'enseignement professionnel dans le gouvernement de M. Lionel Jospin, député européen, M. Mélenchon est un homme politique d'expérience. Débatteur redouté, il s'est d'abord fait connaître du grand public par une attitude résolument frondeuse à l'égard des vedettes du journalisme qui se comportent en gardiennes de l'ordre néolibéral. Ses discours insistent sur les rapports de forces économiques et sur l'urgence de défendre les « sans grade » contre les « belles personnes », le « peuple » contre les « puissants ». Ils dessinent également un récit social cherchant à réaliser une « synthèse idéologique » des diverses sensibilités de la gauche (la solidarité, la fraternité, l'égalité), ainsi que des valeurs de la République et de la Révolution française.
Mais si le Front de gauche est parvenu à impulser une dynamique, c'est aussi grâce à la force d'une mobilisation à même d'engager un travail de terrain. Dans l'Aube, l'entente entre les militants s'est réalisée sans difficulté. Beaucoup se connaissaient de longue date. « On peut se parler avec franchise et régler ainsi nos désaccords », dit Mme Mireille Brouillet, enseignante à la retraite et responsable du PG dans le département. Le mouvement compte aussi des militants venus du NPA. Pour M. Denis Canton, syndicaliste, « il réussit là où le NPA a échoué. Tandis que ce parti cherchait à agréger des militants sur un projet politique fermé, le Front de gauche agrège des partis sur un projet politique ouvert ».
Un projet susceptible d'attirer des citoyens non encartés, comme M. Alain Moustier, jeune informaticien venu à la gauche à la suite d'une prise de conscience écologiste. « Je n'avais jamais vu une offre pareil », confie-t-il. Il a rejoint l'Association citoyenne pour une dynamique Front de gauche dans l'Aube, qui permet de rassembler des citoyens sans en passer par l'adhésion partisane. Le militantisme traditionnel (collage d'affiche, tracts) se mêle ainsi à des formes innovantes, telle la constitution de divers « Fronts » destinés à nouer des liens avec des secteurs particuliers de la société : le « Front des luttes » rassemble par exemple les salariés qui se battent pour empêcher la fermeture de leur usine.
Cet ensemble d'actions vise à contrarier le scénario médiatique d'une élection jouée d'avance et l'empressement des « experts » à circonscrire le champ des possibles. « Nous avons mené une bataille sur l'objet même de cette élection, explique M. François Delapierre, directeur de campagne de M. Mélenchon. Au-delà de la nécessité de battre Nicolas Sarkozy, il s'agissait pour nous d'imposer nos thèmes dans le débat public : la VIe République, la mise au pas de la finance, le revenu maximum, la planification écologique, etc. »
Le Front de gauche associe des mots d'ordre pugnaces (« Prenez le pouvoir », « Résistance ») à l'objectif de repolitiser des choix économiques présentés comme inéluctables. « Depuis trente ans, les pouvoirs en place ont prêché l'idée qu'on ne pouvait rien faire. Il faut faire exploser ce discours de renoncement », insiste Mme Buffet. Le programme proposé réhabilite la dépense publique, recommande une hausse des salaires (le smic à 1 700 euros) et entrevoit des ruptures structurelles, notamment avec le cadre européen : même si la thématique a été peu mise en avant, il parle de « s'affranchir du traité de Lisbonne » et de pratiquer une « désobéissance aux directives européennes ». Il porte haut l'étendard du volontarisme politique abandonné par la gauche de gouvernement, puis remis au goût du jour en 2007 par le candidat Sarkozy. « La référence latino-américaine est pour nous centrale », précise M. Delapierre. Dans cette optique, il ne s'agit pas de « changer le monde sans prendre le pouvoir », mais bien de prendre le pouvoir pour enclencher une « insurrection civique ».
Déjà, le Front de gauche n'est plus un simple cartel d'organisations, mais déborde les intérêts particuliers de ses composantes. Sans pour autant les faire disparaître. Sa cohésion tient autant à la personnalité de M. Mélenchon qu'à l'aspiration des militants à poursuivre cette stratégie d'union. Pour le sociologue Razmig Keucheyan, qui s'est éloigné du NPA afin de rejoindre cette dynamique, « le contexte actuel impose de constituer un front unique contre l'austérité qui réunirait les différents secteurs de la contestation – partis, associations et syndicats – sans pour autant faire disparaître leurs différences. Tout cela prend du temps. Il faut tirer le bilan de nos expériences collectives, et avancer ».
Quel rôle politique peut jouer le mouvement dans un moment de grande turbulence ? De même que le Front national se pose en vecteur d'une possible recomposition de la droite, le Front de gauche entend déplacer les lignes de clivage dans l'autre camp. M. Mélenchon estime qu'en cas de victoire des socialistes, la situation imposera que ceux-ci se rallient à ses idées : « Je pense que François Hollande sera obligé d'en venir à mes méthodes, qu'il suffit d'attendre, déclare-t-il aux Echos (19 avril 2012). La finance l'attaquera, lui, comme elle a attaqué Sarkozy. Il n'aura alors que deux solutions : résister ou capituler. »