Dans le monde arabe, un mal aux racines profondes

2015-06-10     Akram Belkaid
 
 
 
Les théories du complot reviennent aussi en force dans le monde arabe. Elles permettent aux populations et aux gouvernants d’éluder leurs propres responsabilités dans certains événements pour blâmer systématiquement l’Occident et Israël.
 
Octobre 2012. Le quotidien égyptien privé Al-Masri Al-Youm publie un article affirmant que Mme Tzipi Livni, ancienne ministre des affaires étrangères d’Israël, aurait reconnu dans les colonnes du journal britannique The Times s’être livrée à des actes sexuels avec plusieurs personnalités arabes alors qu’elle était agente du Mossad. Un commerce charnel destiné « à les impliquer dans des scandales sexuels, à les faire chanter et à leur soutirer des informations secrètes et des concessions politiques en faveur d’Israël[i] ».
Immédiatement relayée par les réseaux sociaux et par différents médias, notamment télévisuels, la nouvelle enflamme le monde arabe. De Rabat à Mascate en passant par Le Caire, bien des éditorialistes y voient une nouvelle preuve du complot permanent de l’Etat hébreu contre ses voisins. Pourtant, Al-Masri Al-Youm fait très vite machine arrière et présente ses excuses à ses lecteurs : Mme Livni n’a jamais fait de telles déclarations, ni dans The Times ni ailleurs. « Mais c’était trop tard. L’information s’est propagée à la vitesse de l’éclair. Tous nos démentis n’ont servi à rien. Aujourd’hui encore, de nombreuses personnes sont persuadées que Tzipi Livni a eu des relations sexuelles avec des dirigeants arabes, notamment palestiniens, afin de les amener à lui dévoiler des secrets ou d’obtenir des avantages diplomatiques pour Israël », constate un ancien journaliste du quotidien. Une rapide vérification le confirme : des sites Internet, des forums et même des journaux continuent de reprendre cette fausse allégation, sans jamais mentionner les démentis d’Al-Masri Al-Youm.
Dès novembre 2012, le journaliste et poète druze israélien Salman Masalha a pourtant tancé, dans un texte rédigé en arabe, les grandes plumes qui se sont laissé piéger par le fameux article et n’ont pas réfléchi aux causes de leur crédulité[ii]. Son appel à la raison n’a pas eu grand effet, tant l’idée de complot est omniprésente dans le monde arabe. Certes, il arrive souvent que la mouâmara –  terme désignant un complot ou une conspiration – apparaisse d’emblée comme fantaisiste et se retrouve ainsi classée dans la rubrique des informations insolites. Ce fut le cas en 2010, quand M. Mohamed Abdul Fadil Shousha, alors gouverneur du Sud-Sinaï, a évoqué la piste de requins-tueurs déversés dans la mer Rouge par le Mossad afin qu’ils attaquent les plongeurs dans la station balnéaire de Charm El-Cheikh et nuisent au tourisme égyptien[iii].
Mais l’accusation de complot surgit aussi pour expliquer des événements majeurs. Les attentats du 11-Septembre demeurent largement considérés, dans tous les milieux sociaux, comme une sordide machination dans laquelle Israël tiendrait le premier rôle. Les révoltes arabes de 2011, avec leurs conséquences en matière d’instabilité et de multiplication des conflits, sont elles aussi revues à l’aune des agissements invisibles des grandes puissances occidentales. Passé l’euphorie des premiers temps, notamment après la démission forcée du président égyptien Hosni Moubarak, les explications conspirationnistes se sont vite répandues à tous les niveaux des sociétés. En Algérie comme au Maroc ou dans les monarchies du Golfe, il n’est pas rare d’entendre ou même de lire que la Central Intelligence Agency (CIA), les services secrets français et le Mossad ont poussé les peuples arabes à se révolter afin de semer le chaos et de renforcer l’influence d’Israël[iv].
Cette grille de lecture s’applique aussi à la situation syrienne. Malgré la violence qu’il exerce contre son peuple, M. Bachar Al-Assad et son régime sont présentés comme les victimes d’un plan savamment concocté à Washington pour affaiblir l’un des rivaux régionaux de l’Etat hébreu[v]. Même l’Egypte du président Abdel Fattah Al-Sissi n’échappe pas à ce type d’analyse. Si les autorités ont plutôt tendance à éluder le sujet, leurs relais dans de nombreuses émissions de télévision ne se privent pas d’affirmer que les manifestations monstres de 2011 contre l’ex-président Moubarak relevaient d’un complot ourdi par les Etats-Unis et Israël – une variante ajoute le Qatar à la liste des conjurés – afin de porter les Frères musulmans au pouvoir et de saper la grandeur de l’Egypte. « La théorie du complot dans le monde arabe, c’est d’abord la prime à l’irrationnel, relève un diplomate jordanien en poste à Genève. Sa force est qu’elle peut avancer tout et son contraire sans qu’on puisse la remettre en question puisque les arguments les plus rationnels sont balayés d’un revers de main. On est plongé dans un univers fantasmagorique où la logique élémentaire n’a plus cours. »
Désireux de masquer leurs carences et de disqualifier leurs ennemis, les dirigeants politiques arabes portent une grande responsabilité dans la diffusion et la persistance des théories du complot. Au Maroc, le voisin algérien se voit accusé de tous les maux en raison de sa position dans le conflit du Sahara occidental. A la fin des années 1990, des journaux proches du pouvoir et des services de sécurité ont par exemple soupçonné Alger de faire pression sur les grandes compagnies occidentales afin qu’elles renoncent à trouver du pétrole dans le sous-sol du Royaume – ce qui expliquerait pourquoi le Maroc n’exploite toujours pas d’hydrocarbures.
En Algérie, le complot est presque systématiquement lié à la France, ancienne puissance coloniale qui continuerait à tirer les ficelles, notamment en favorisant telle ou telle faction du pouvoir. Beaucoup d’Algériens, y compris ceux nés plusieurs décennies après l’indépendance, pensent que le « deuxième bureau » – expression qui a longtemps désigné les services secrets français (1871-1940) – continue de décider du sort de leur pays. L’idée que Paris contrôle les dirigeants algériens se retrouve dans tout le spectre politique ; les islamistes comme les nationalistes du Front de libération nationale (FLN) ne cessent de dénoncer l’existence du « hizb frança », le « parti de la France ».
Au-delà des spécificités nationales, le succès des théories du complot s’explique par le rôle essentiel des services secrets dans le monde arabe. « Les moukhabarats[agents secrets] influent sur l’opinion publique par la diffusion continuelle de rumeurs », explique un analyste du Centre des études politiques et stratégiques d’Al-Ahram au Caire. « Ces rumeurs confortent une certaine manière de voir le monde et renforcent tout ce qui plaide pour l’existence de complots. C’est une constante arabe. En ce moment, il suffit de faire dire dans les cafés et dans la rue que les jeunes militants démocrates touchent de l’argent de l’Occident pour accréditer l’idée que leurs revendications s’inscrivent dans un complot contre la souveraineté de l’Egypte. »
De l’aveu d’un spécialiste algérien du renseignement, les rumeurs ont toujours été des « exercices » organisés par la Sécurité militaire afin de tester la crédulité des foules et de renforcer l’idée d’une persistance de menaces anti-algériennes. « Plus le temps passe et plus je suis sidéré et attristé par la récurrence des théories du complot et par le succès qu’elles rencontrent dans nos pays », avoue le sociologue algérien Nacer Jabi. Il y voit la propension de certains de ses concitoyens à chercher des justifications plus ou moins rationnelles à l’inexcusable : « Un attentat survient, on le relativise, on cherche des explications dilatoires, on trouve des excuses à tel ou tel acte de violence. » Pour cet universitaire qui déplore aussi la versatilité à l’égard des dictateurs arabes déchus, soudainement transformés en bienfaiteurs regrettés, cette inclination au complotisme s’explique par « l’abandon ou l’inexistence d’une conscience de citoyen, par le refus du débat contradictoire et par le rejet de sa propre responsabilité. C’est l’Autre qui est toujours coupable ».
Dans un monde arabe qui peine à s’imposer comme acteur de premier plan sur la scène internationale, la théorie du complot permet de rejeter la faute sur des tiers, surtout s’ils sont occidentaux, et d’éviter une autocritique dont les régimes ne veulent pas. Les différentes explications quant à l’émergence de l’organisation de l’Organisation de l’Etat islamique l’illustrent parfaitement. « Il est tellement plus facile de dire que Daech a été créé par les impérialistes que de réfléchir à nos propres démons. Cela nous évite de nous interroger sur son fanatisme et sur les horreurs commises au nom de la religion », juge M. Amer Murad, un jeune enseignant irakien.
La perméabilité du monde arabe aux théories du complot trouverait aussi son origine dans les premiers temps de l’islam. Comme le souligne Mohamed Ourya, enseignant à l’université de Sherbrooke (Canada), le monde musulman est imprégné de l’idée que « les Juifs [de Médine] ont comploté contre Mahomet » et œuvré à empêcher l’essor de l’islam[vi]. Loin d’être considérées comme une simple péripétie des débuts de l’islam, les relations difficiles, parfois violentes, entre les premiers croyants et les tribus juives d’Arabie sont perpétuellement commentées et font l’objet de multiples écrits et extrapolations, gommant des siècles d’une cohabitation qui fut souvent plus pacifique qu’en Occident. Pour Ourya, cette obsession historique se traduit par une tendance à expliquer tout événement majeur par une conspiration s’inscrivant dans une longue suite d’attaques contre l’islam.
L’universitaire rappelle ainsi que, de tout temps, des théologiens musulmans ont insisté sur le rôle joué en 656 par un certain Abdallah Ibn Sabaâ, un Juif converti à l’islam, dans un complot contre le pouvoir d’Othman, le troisième calife à avoir succédé au prophète. Cette conspiration a mené à la grande fitna – ou « grande discorde » – dont les conséquences politiques et théologiques façonnent encore le monde musulman. C’est pourquoi, en Arabie saoudite comme dans d’autres pays à dominante sunnite, on entend fréquemment des prêcheurs affirmer avec virulence que la naissance du chiisme, la seconde branche de l’islam, justement due aux querelles de succession du prophète, est un « complot juif ». De quoi se persuader que toute démarche visant à amoindrir l’impact des théories conspirationnistes dans le monde arabe implique une relecture apaisée et rationnelle de l’histoire du monde musulman.
 


[i] Publié en ligne le 2 novembre 2012, et dans l’édition papier le lendemain, l’article a depuis été retiré du site Internet du quotidien.
[ii] Salman Masalha, « Pourquoi les Arabes préfèrent-ils le mensonge à la vérité ? », Elaph.com, Londres, 26 novembre 2012.
[iii] « Shark attacks not linked to Mossad says Israel », BBC News, Londres, 7 décembre 2010.
[iv] « Le document secret qui prouve que le “printemps arabe” a été provoqué par les Etats-Unis », Algeriepatriotique.com,21 septembre 2014.
[v] « En Syrie, c’est une guerre impérialo-sioniste qui vise l’islam et la chrétienté », Tunisie-secret.com, 22 juin 2013.
[vi]Mohamed Ourya, Le Complot dans l’imaginaire arabo-musulman, mémoire de maîtrise en science politique, Université du Québec, Montréal, février 2008.