Au Royaume-Uni, la victoire des bourreaux

2015-06-10     Owen Jones
Non, la crise qui balaye l’Union européenne n’emporte pas mécaniquement les gouvernements sortants. Pas même lorsque les politiques qu’ils ont menées ont aggravé la détresse sociale. C’est là l’une des leçons des élections générales britanniques de mai, qui ont conforté un gouvernement de conservateurs millionnaires en guerre contre les démunis.
 
Pour les travaillistes, ce fut une défaite en rase campagne. Une tornade à laquelle peu s’attendaient. Jusque-là, les sondages s’étaient montrés aussi monotones qu’un ciel d’hiver en Grande-Bretagne. Ils plaçaient les tories du premier ministre David Cameron, élu en 2010, au coude à coude avec le Labour de M. Edward Miliband. Le jour des élections, les instituts avaient même décelé un frémissement en faveur du second. A l’unisson, éditorialistes et « experts » avaient rendu leur oracle : M. Miliband déposerait sa brosse à dents dans la salle de bains du 10 Downing Street. Non pas à la tête d’une majorité parlementaire, mais grâce au soutien du Parti national écossais (SNP), favorable à l’indépendance.
Tous n’ignoraient pas les erreurs historiques des sondages, comme en 1992, lorsqu’ils avaient prédit la victoire des travaillistes. Toutefois, nul n’avait anticipé le résultat que dessinèrent les enquêtes à la sortie des urnes : une avance décisive des conservateurs. Chez les militants travaillistes, l’incrédulité des premiers instants se mua en effroi à mesure que la soirée électorale avançait. Les premiers résultats s’avéraient erronés. Les tories ne se contentaient pas d’arriver en tête : par une marge étroite de douze sièges, ils remportaient leur première majorité parlementaire depuis vingt-trois ans.
Comment expliquer une telle déconfiture des travaillistes ? Aux mains des conservateurs – et de leurs alliés libéraux-démocrates –, les Britanniques n’ont-ils pas subi la plus importante dégradation de leur niveau de vie depuis l’ère victorienne (1837-1901), un plongeon d’une ampleur rare au sein de l’Union européenne ? N’ont-ils pas connu la plus sévère amputation des services publics et de la protection sociale depuis des décennies ? Le tout dans le contexte de la plus timide reprise économique du siècle ?
Sans pouvoir se prévaloir d’un tsunami bleu, les conservateurs ont enregistré un meilleur résultat qu’en 2010, une première pour un parti au pouvoir depuis la victoire du conservateur Anthony Eden en 1955. Ils n’obtiennent toutefois que 37 % des suffrages, contre 36,1% cinq ans plus tôt, soit un bond d’environ six cent mille voix.
Experte en coalitions, la chancelière allemande Angela Merkel aurait rassuré M. Cameron, lors de sa prise de fonctions aux côtés du dirigeant libéral-démocrate Nicholas Clegg, en 2010 : « Le plus petit des deux partis se fait toujours détruire ! »Elle n’avait pas tort. Jusqu’à son arrivée aux affaires, le parti de M. Clegg avait rogné sur l’électorat conservateur en se montrant moins radical que la formation surnommée « the nasty party » (littéralement, « le parti méchant »). Dans le même temps, les libéraux-démocrates étaient parvenus à séduire des électeurs de gauche déçus par le New Labour, qui vécurent l’alliance avec M. Cameron comme une trahison. En 2010, ils avaient remporté cinquante-sept sièges et 22 % des voix. Avec 7,9 % des suffrages lors du scrutin de mai, les voici menacés de disparition : leurs huit députés remplissent à peine un taxi londonien…
M. Cameron a donc profité des déboires de son partenaire. Mais davantage encore de ceux de son adversaire principal, M. Miliband. Car les conservateurs ont moins remporté les élections que les travaillistes ne les ont perdues…
La social-démocratie traverse une crise en Europe. Elle recule à la fois devant une forme de populisme de gauche et devant une droite xénophobe. Dans ce domaine, le Royaume-Uni n’est pas une île : les travaillistes ont cédé du terrain au progressiste SNP et aux Verts d’une part ; au Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) de M. Nigel Farage de l’autre[i].
La nation écossaise a fourni au Parti travailliste ses premiers dirigeants, ainsi qu’un bastion électoral historique. En 2010, le Labour avait remporté quarante-et-un des cinquante-neuf sièges écossais, contre six pour le SNP. En 2015, une révolution politique a balayé les terres qui s’étendent au nord du mur d’Hadrien : les travaillistes n’ont conservé qu’un seul siège, le SNP s’en accaparant cinquante-six avec exactement 50 % des voix. Un score inouï pour un parti se positionnant clairement à la gauche de M. Miliband, mais qui s’explique en grande partie par l’impact du thatchérisme sur la région. Les Ecossais, qui ont figuré parmi les premières victimes du néolibéralisme, ont rejeté les tories avec constance dès les années 1980. Le sentiment de trahison qui a suivi l’arrivée au pouvoir du New Labour de M. Anthony Blair, en 1997, a ouvert à gauche un espace politique que le SNP est parvenu à occuper – du moins sur le plan rhétorique.
Mais les nationalistes ont également bénéficié du référendum sur l’indépendance écossaise qui s’est tenu le 18 septembre 2014[ii]. Bien qu’une majorité ait voté contre, le maintien de l’Ecosse au sein du Royaume s’est joué sur un écart bien plus étroit qu’escompté. La campagne pour le « non » a été marquée par un chantage au chaos hystérique alimenté par les grands médias et par le secteur privé. A cette occasion, la stratégie du Labour, qui a choisi de joindre ses forces à celles des tories plutôt que d’organiser sa propre campagne, s’est révélée catastrophique. Elle lui a aliéné nombre de ses électeurs traditionnels en Ecosse, pour qui il est devenu le parti des « tories rouges ». En politique comme en amour, les ruptures brutales alimentent parfois les hostilités les plus vives.
En se privant de sa citadelle écossaise au Nord, la formation de M. Miliband a également préparé sa défaite au Sud. Le seul espoir des travaillistes était d’obtenir le soutien du SNP pour former un gouvernement ; et les tories ne se sont pas privés d’en faire leur ligne d’attaque favorite. L’une des affiches imaginées par les communicants de M. Cameron montrait le dirigeant travailliste, tout petit, dans la poche de son homologue nationaliste écossais Alexander Salmond : « Votez Miliband, vous aurez les nationalistes écossais ! », ont clamé les conservateurs, suggérant que les travaillistes mettraient les électeurs anglais à la merci des séparatistes du Nord. Cette menace sur l’Angleterre, que les médias conservateurs détenus par le magnat Rupert Murdoch avaient drapée de tartan, s’avéra sans doute décisive le jour du vote.
Mais M. Miliband devait aussi affronter une autre difficulté, insurmontable. La crise financière de 2008 a éclaté alors que les travaillistes étaient aux affaires. Leur incapacité à réguler les banques, enivrés qu’ils étaient de l’élixir néolibéral, a aggravé l’ampleur de l’effondrement. A la même époque, dans l’opposition, les conservateurs avaient recommandé d’aller plus loin encore dans la déréglementation ; mais, étonnamment, la presse ne semble pas s’en souvenir. Quand les faits comptent si peu, rien de plus facile que de réécrire l’histoire. Les tories s’en sont donné à cœur joie à partir de 2010 : non, la crise n’avait pas été provoquée par les turpitudes des banquiers, mais par les dépenses inconsidérées des travaillistes étatistes ! « Nous avons dû remédier au chaos que le Labour avait laissé derrière lui », a-t-on soupiré lors de la campagne de 2015 au sein du gouvernement sortant, avant d’ajouter : « Pourquoi confier les clés de la voiture au pilote responsable de l’accident ? » Paradoxalement, une telle situation a conduit certains critiques progressistes du New Labour (dont l’auteur de ces lignes) à défendre son bilan dans le domaine des dépenses publiques, ajoutant sans doute à la confusion. Avec la réussite de l’opération des tories, la crédibilité des travaillistes sur les questions économiques s’approche désormais dangereusement de zéro, alors même que l’économie du pays souffre en premier lieu du programme d’austérité imposé… par les tories.
Face à cette offensive, le discours des travaillistes ne portait pas de message clair. M. Miliband recourait volontiers à un langage de style universitaire, sans résonance populaire, adoptant de nouveaux concepts aussi vite qu’il les abandonnait : « le milieu étouffé », pour évoquer des classes moyennes excessivement sollicitées ; « la promesse britannique », pour exprimer sa certitude que les prochaines générations vivraient mieux ; ou encore le « One Nation Labour », un raid sur l’idée d’unité nationale (« One Nation ») promue par le conservateur Benjamin Disraeli (1804-1881).
Tels des ballons gonflés à l’hélium, des propositions lâchées dans le ciel politique sans la moindre cohérence d’ensemble finirent par disparaître de tous les radars : promesse d’amener, d’ici à 2020, le salaire minimum à un niveau similaire à celui auquel l’aurait porté l’inflation ; gel temporaire des factures d’énergie et engagement à promouvoir la concurrence sur le marché de l’électricité ; retour à une tranche marginale d’imposition (la tranche supérieure) de 50 %, soit le niveau pratiqué au Japon ; taxe sur les propriétés d’une valeur supérieure à 2 millions de livres (environ 2,7 millions d’euros), la mansion tax, empruntée au programme des libéraux-démocrates. Si M. Miliband était parvenu au pouvoir, le Royaume-Uni aurait continué à afficher le taux d’imposition des sociétés le plus bas du G7 et, pour la première fois, les travaillistes se seraient engagés à réduire les dépenses publiques chaque année en cours de leur mandat. Concernant l’immigration, le parti se positionne désormais à la droite de M. Blair, à qui il reproche d’avoir laissé entrer un trop grand nombre d’Européens de l’Est.
Alors que, en Ecosse, le désenchantement des électeurs vis-à-vis du Labour les a amenés à se tourner vers le nationalisme de gauche du SNP, dans les grandes agglomérations du nord de l’Angleterre, le phénomène a profité à l’UKIP. Quatre millions d’électeurs ont en effet soutenu ce parti, même si, du fait du système électoral britannique, uninominal majoritaire à un tour, il n’obtient qu’un seul siège. Cette percée a permis aux conservateurs de remporter des sièges sur lesquels les travaillistes comptaient.
Quel espoir reste-t-il pour le Labour ? Au sein du parti et dans les médias, un discours s’impose d’ores et déjà : la défaite s’expliquerait par une dérive à gauche, qu’illustrerait un programme trop peu favorable aux entreprises. Les candidats à la succession de M. Miliband, qui a démissionné au lendemain de la défaite, annoncent déjà un coup de gouvernail en ce sens. Quant à élaborer une stratégie permettant de retrouver la confiance de ceux qui ont déserté les rangs du parti pour voter SNP, Verts ou UKIP : rien. Du côté de Unite, principal soutien syndical du Parti travailliste, de nombreuses voix s’élèvent pour exiger la rupture des liens entre les deux structures. Le Labour pourrait-il survivre sans cette proximité historique ? Une gauche radicale, soutenue par les syndicats, trouverait-elle alors un espace pour s’imposer, comme l’ont fait Syriza, en Grèce ou Podemos en Espagne ? Il faudra d’abord que la colère finisse par engendrer l’espoir.
 
 
Nos précédents articles
- Les rodomontades antieuropéennes de David Cameron– Jean-Claude Sergeant (mai 2013)
- Ce rapport qui accable les médias britanniques (janvier 2013)
- Blair Inc. – Ibrahim Warde (novembre 2012)
- Pourquoi l’empire Murdoch se déleste d’un joyau devenu trop pesant – J.-C. S. (octobre 2011)
- L’ordre moral britannique contre la « racaille » – Owen Jones (septembre 2011)
- Le mouvement social britannique sort de sa léthargie – Tony Wood (juin 2011)


[i] Lire Owen Jones, « Colère sociale, vote à droite », Le Monde diplomatique, octobre 2014.
[ii] Lire Keith Dixon, « Les ambitions du nationalisme écossais », Le Monde diplomatique, septembre 2014.