[프랑스어 원문] 파편처럼 조각난 덴마크 ‘제3의 길’

Au Danemark, le « modèle scandinave » vole en éclats

2009-10-08     장피에르 세레니|<르몽드 디플로마티크> 기자

LA SOCIALE DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE
Au Danemark, le « modèle scandinave » vole en éclats

Par notre envoyé spécial Jean-Pierre Séréni *
* Journaliste

Vu du reste de l’Europe, la générosité de l’Etat-providence danois fait rêver : chaque nouveau-né est assuré d’avoir une place dans une crèche dès l’âge de 6 mois ; la santé est gratuite ; la prise en charge à domicile des vieillards généralisée ; les jeunes bénéficient pendant cinq ans d’une allocation d’études conséquente, à laquelle s’ajoute, quelque soit la condition sociale de leurs parents, une année sabbatique pour découvrir le monde s’ils le souhaitent ou, plus souvent, redoubler afin de réussir l’examen d’entrée à l’Université…

Pourtant, depuis la crise, les salariés danois ont un doute. La « flexicurité », le remède-miracle contre le chômage, tant vanté chez eux et dans le reste de l’Europe, les protégera-t-elle contre la pire récession que le royaume ait eu à affronter depuis la grande crise des années 1930 ?

Sur le papier, ce néologisme disgracieux résume d’une formule-choc ce qui se veut le meilleur des deux mondes, la flexibilité pour l’employeur, la sécurité pour le salarié. Le patron danois, comme son homologue américain ou britannique, peut, sans délai, indemnité ou plan social, licencier ses employés. En retour, ces derniers sont assurés de recevoir une indemnité de chômage décente pendant au moins quatre ans, de pouvoir suivre, si besoin est, une formation professionnelle sur mesure ou même, comme à l’Agence de l’emploi de Sydhavnen, à Copenhague, une remise en forme physique dans son propre club de fitness.

Jusqu’à l’année dernière, le système a fonctionné dans une indifférence quasi-générale, le chômage étant quasi-évanescent. M. Mogens Lykketoft, son inventeur quand il était ministre des finances d’un gouvernement de centre-gauche – il est actuellement député social-démocrate au Folketing (le Parlement danois) – est catégorique : « C’est un succès ; les entreprises n’hésitent plus à embaucher parce qu’elles savent pouvoir se débarrasser sans délai ni frais de leur main d’œuvre en surnombre. »

De fait, au moment de sa mise en place en 1994, le Danemark compte officiellement trois cent mille chômeurs (10 % de la population active) ; ils sont moins de cent mille sept ans plus tard ; le chiffre tombe à moins de quarante-sept mille en juin 2008, avant que la crise mondiale n’atteigne les rivages de la Baltique. Les entreprises, pas seulement danoises, plébiscitent la « flexicurité », le pays truste les premières places dans les palmarès patronaux internationaux.

IMD, une grande école de commerce de Lausanne, a interrogé cette année quatre mille décideurs de cinquante-sept pays pour son World Competitiveness Yearbook 2009 : le Danemark arrive en tête et fait figure de paradis patronal pour le libéralisme de son gouvernement, son bon climat des affaires, sa paix sociale, avec un score de 100 points (28,4 pour la France…). Le magazine américain Forbes en fait « the best country for business » (le meilleur pays pour les affaires) devant les Etats-Unis, selon l’opinion des chefs d’entreprise interrogés.

Pour autant, les salariés n’en sont pas mécontents. A en croire un sondage réalisé en 2006 par Eurofound , une fondation bruxelloise chargée de suivre la situation sociale dans l’Union européenne, les salariés danois apparaissent les plus « satisfaits » de leur sort parmi ceux des vingt-sept pays membres.

On les comprend. Le plein-emploi est quasi-assuré, les salaires augmentent rapidement (4 % en 2007-2008, juste avant la crise) et l’on est sûr de retrouver une place chez le concurrent en cas d’incompatibilité d’humeur avec son patron ou d’esprit d’aventure, une qualité très répandue chez les descendants des Vikings… « La flexicurité a été développée en période d’expansion, c’est l’une des raisons de son succès », admet M. Holger K. Nielsen, président du Socialistisk Folkparti, plus à gauche que la sociale démocratie en progrès aux dernières élections européennes.

Arrive la crise… La « flexicurité » se met à marcher à cloche-pied ; la flexibilité accélère, la sécurité recule... Moins grand que la région Midi-Pyrénées et moins peuplé, avec ses 5,6 millions d’habitants, que la région Rhône-Alpes, le Danemark est forcément ouvert sur le grand large, très dépendant du commerce international. Et donc très vulnérable face à « l’extraordinaire récession mondiale », pour reprendre l’euphémisme en vigueur chez le plus grand groupe du pays, l’armateur A.P. Moller-Maersk, numéro un mondial du transport par container.

En 2007, le pays exportait la moitié de son produit intérieur brut. « L’exportation est le secteur qui donne le la aux autres dans les négociations sociales », explique M. Klaus Rasmussen, responsable à la Danish Industry, la principale organisation patronale. Sa musique n’a rien d’harmonieux pour les salariés du secteur privé, les plus nombreux. Les ventes à l’exportation se sont réduites d’environ 20 % depuis un an, le nombre de faillites bat de nouveaux records, mois après mois. La plus spectaculaire jusqu’ici a cloué au sol la compagnie de transport aérien low cost Sterling Airways (vingt-neuf appareils).

Alors, et pas seulement dans l’aviation, les entreprises réduisent la voilure, traquent les coûts jugés superflus (sur le demi millier de navires appartenant à Maersk, les marins n’ont plus droit à des serviettes en papier depuis le 1e janvier), sabrent les effectifs. Le chômage augmente deux fois plus vite qu’en France depuis l’été dernier. Il a plus que doublé en un an pour atteindre cent sept mille chômeurs en juillet 2009 et les ouvriers sont les plus touchés.

Dans le bâtiment et travaux publics (BTP), un secteur sinistré, 13 % des travailleurs (deux fois plus qu’il y a un an), 27 % des maçons, 13 % des peintres sont sans emploi selon la Fédération unie des travailleurs danois – les 3 F comme on l’appelle –, qui fait état d’une chute de 4 % de ses adhérents depuis janvier 2008. La simple annonce d’un poste de réceptionniste a attiré en province plus de neuf cents candidats. En huit mois, le nombre de jeunes de moins de 24 ans au chômage a quadruplé, selon l’Agence nationale de l’emploi (AMS) chargée de la politique de l’emploi. Encore s’agit-il de ceux qui sont indemnisés parce qu’ils ont cotisé à une de la trentaine des caisses de chômage qui sont toutes liées à des syndicats.

Au Danemark comme en Suède, le vieux modèle de Ghent du volontariat s’applique encore : l’adhésion à une assurance-chômage reste facultative. Résultat, le quasi plein-emploi ayant été atteint durant le boom des années 2000, beaucoup de jeunes n’ont pas jugé utile de s’assurer. A la fin du premier trimestre 2009, seize mille d’entre eux étaient sans-emploi et sans assurance, soit trois fois plus que les jeunes chômeurs indemnisés. Ils doivent se contenter de la très maigre aide publique qui s’apparente au Revenu minimum d’activité français.

Les négociations salariales qui ont démarré en mars dernier n’annoncent rien de bon. Selon les sources patronales, un salarié sur deux, dans le privé, ne sera pas augmenté en 2009, un sur trois devra accepter le gel de son salaire horaire. Cela se traduira par une baisse du pouvoir d’achat de l’ordre de 2 %, selon le Conseil économique, une institution officielle mais indépendante. Pour beaucoup de jeunes ménages qui se sont endettés pour acquérir au plus haut leur maison – près des deux-tiers des Danois sont propriétaires – cela constitue une catastrophe : les saisies ont battu en mai dernier un record vieux de près de quinze ans.

Selon la Danske Bank, la plus grosse banque du pays et la deuxième de Scandinavie, les prix de l’immobilier, qui baissent depuis 2007, devraient diminuer en 2009 de « près de 10 % pour les maisons et du double pour les appartements », le plus gros repli en Europe après celui de la Grande-Bretagne et de l’Irlande. Le jeune ministre du budget, M. Kristian Jensen, numéro 3 du gouvernement, s’est voulu intransigeant. Le cabinet ne fera rien pour les malheureux propriétaires : « Ils n’ont qu’à se débrouiller », laisse-t-on entendre officieusement.

Un signe de plus aux yeux d’une population longtemps habituée à être prise en charge du « berceau au cercueil » que l’Etat-providence à la danoise n’est plus ce qu’il était. Pour le gouvernement de centre-droit au pouvoir depuis 2001, la menace qui pèse sur lui est financière. Selon les calculs du pouvoir, réalisés avant la crise, il manquerait quelque 15 milliards de couronnes en 2015 pour faire face aux dépenses. Son « Plan Economie 2015 » bâti sur un ni-ni chimérique (ni hausse des impôts ni réduction des prestations) n’a pas résisté à la récession. Sa réforme fiscale, applicable au 1e janvier 2010, abaisse les impôts directs, mais repousse à une date indéterminée la hausse, censée la financer, des « taxes vertes » sur l’électricité, le chauffage, les camions, les gaz à effet de serre autres que le CO2, les eaux usées, les taxis… Autant de charges supplémentaires à venir pour les ménages qui supportent déjà une TVA à 25 % et qui, en contrepartie, devraient toucher un modeste chèque annuel équivalent à 100 euros par adulte et 40 euros par enfant…

En clair, cette drôle de réforme fiscale fragilise un peu plus l’Etat-providence, mais a l’avantage de plaire aux électeurs de droite et de soutenir une conjoncture plus que dégradée en insufflant dans l’économie 15 milliards de couronnes en 2010 (plus 2 milliards d’euros) et 8 milliards (1,1 milliards d’euros) en 2011. Après, il sera toujours temps de voir, les prochaines élections législatives devant se tenir au plus tard en novembre … 2011.

Le gouvernement de M. Loekke Rasmussen, composé de ministres libéraux et conservateurs, est minoritaire au Parlement, Folketing. Il lui manque vingt-cinq voix… que lui apporte régulièrement le Dansk Folkeparti (DFP), le Parti du peuple danois, située à droite de l’échiquier, qui exploite sans vergogne la xénophobie, l’hostilité à l’Union européenne et la défense des retraités. M. Morten Messerschmidt, 28 ans, leur tête de liste aux élections européennes du 7 juin, dont le portrait était pendu à tous les réverbères de Copenhague pendant la campagne pour les élections européennes, dénonce l’immigration comme la plus grande menace contre le modèle social danois : « Nous devons le protéger car nous sommes un petit pays et notre identité est spéciale », nous explique-t-il au Berlingske Tidende, un quotidien conservateur fondé il y a deux cent soixante ans et qui l’accueille pour une soirée électorale où se presse une assistance visiblement aisée. C’est le candidat qui a recueilli le 7 juin le plus de voix sur son nom (lire l’encadré sur les résultats par partis).

Le DFP n’a pas besoin de ministres pour être au pouvoir. Le Danemark a conservé un régime parlementaire, le pouvoir législatif y a le pas sur l’exécutif. Tout se passe au Folketing et dans ses vingt-cinq commissions parlementaires où sont arrêtées les décisions que les ministres se doivent d’exécuter à la lettre. « A Bruxelles, dans les réunions ministérielles, le ministre danois doit s’en tenir à ses instructions et revenir devant la commission du Folketing pour en changer », explique M. Gunnar Rieberholdt, ancien ambassadeur du Danemark à Paris et l’un des artisans de l’adhésion des trois pays baltes à l’Union européenne en 2004.

Rien de plus simple pour le DFP, fort de sa situation de groupe charnière au Parlement, de multiplier les coups bas et les provocations contre les 401 771 immigrés recensés au 1e janvier 2009 et les Danois originaires de pays musulmans, de la Turquie au Pakistan ou à la Somalie, arrivés à la fin des années 1960 comme réfugiés politiques. Un jour, il faut d’urgence remplacer dans les cantines scolaires le poulet par du porc réputé plus « danois » . Une obsession habite le DFP, restreindre par tous les moyens l’accès des immigrés à la protection sociale. Depuis 2002, l’épouse d’un immigré perd ses droits sociaux si elle n’a pas travaillé au moins 300 heures en deux ans. Prétexte invoqué, la libération de la femme musulmane de la tutelle de son mari. Sans doute pour la libérer un peu plus encore, le gouvernement veut maintenant imposer 450 heures ! La conséquence la plus visible est d’aggraver la pauvreté chez les derniers venus, en particulier leurs enfants, dont plus de un sur dix vit en dessous du seuil de pauvreté.

L’accès à la nationalité danoise est quasi-fermé. Il faut neuf à dix ans de séjour avant de pouvoir déposer sa candidature et subir des épreuves de danois, langue déjà difficile, particulièrement pointue. Depuis 2002, sous l’influence du DFP, les épreuves ont été durcies à quatre reprises par le Parlement. Un test à l’aveugle organisé par le Berlingske Tidende a montré qu’un bachelier danois « d’origine » sur deux échouait à l’épreuve. Même durcissement de la politique de réunification familiale : l’époux ou l’épouse doit avoir au moins 24 ans et « une relation plus forte avec la Danemark qu’avec le pays d’origine du conjoint ». Mesure après mesure, le gouvernement réinvente un peu tous les jours le statut des métèques de l’ancienne Rome, sous prétexte de fermeté.

M. Ravi Chandran, arrivé de Singapour en 1992, aujourd’hui responsable d’une ONG spécialisée dans l’aide aux victimes du SIDA originaires de minorités ethniques, raconte les frustrations des « new danes », ceux qui n’ont ni les yeux bleus ni le cheveu blond : « Ils sont nés et ont été élevés ici ; le Danemark est leur seul pays, ils n’en ont pas d’autre ; ils entendent leurs parents se plaindre du sort qu’on leur fait, voient la télévision s’apitoyer sur la mort violente d’un Danois de souche mais ignorer celle des autres ; eux-mêmes ont le sentiment de se heurter à un mur de verre… Alors, de temps à autre, ça explose comme en février 2008 à Norrebo ! » Lally Hoffmann, journaliste vedette et spécialiste de politique étrangère à TV2, la chaîne publique, se désole de ce climat d’intolérance : « Je ne reconnais pas le Danemark de mon enfance, son image dans le monde s’est beaucoup dégradé. »

Une crise a illustré aux yeux du monde et de l‘Europe, qui préfère d’habitude regarder ailleurs, le poids de l’extrême-droite danoise dans le gouvernement du pays : les caricatures du prophète Mahomet publiés par un quotidien danois, le Jylland-Posten, fin septembre 2005. « Le problème n’est pas leur publication, mais le refus, quatre mois durant, du Premier ministre d’alors, Anders Fogh Rasmussen, aujourd’hui Secrétaire général de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique Nord], de recevoir à leur demande les ambassadeurs des douze pays musulmans accrédités chez nous », explique Toeger Seidenfaden, le rédacteur en chef de Politiken, le grand quotidien danois qui défend, un peu seul, bec et ongle, la ligne libérale traditionnelle sur l’accueil des étrangers ou le traitement des minorités. « Ce n’est qu’après que la crise s’est internationalisée et a échappé à tout contrôle ».

Loin d’être une maladresse, le refus de M. Rasmussen a été délibéré, la défense de la liberté d’expression n’étant qu’un prétexte qui dissimulait mal ce qui était un secret de polichinelle dans les milieux politiques de Copenhague : Mme Pia Kjaersgaard, ancienne aide-ménagère élue au Folketing en 1984 et tout-puissante dirigeante du DFP, avait mis son veto à toute audience.

Devant la dérive droitière de l’opinion, la gauche est mal à l’aise. Sociaux-démocrates, socialistes de gauche et sociaux-libéraux ont bien signé un accord tripartite de gouvernement, mais, échaudés par trois défaites électorales en huit ans, ils hésitent à contester trop fermement la politique xénophobe de la majorité. « Le gouvernement a été élu et réélu en nous accusant d’avoir été complaisant avec les étrangers », se défend M. Mogens Lykketoft qui a perdu la présidence du Parti social-démocrate à la suite de la dernière défaite en novembre 2007. « Nous avons du travail, il faut que les Danois se souviennent que la gauche a été de tous temps meilleure que la droite sur le plan social. Ce n’est pas encore le cas. »

Mais il y a-t-il encore consensus, comme dans les années 1960, pour élargir le modèle social danois, après un enrichissement exceptionnellement rapide ? « En deux générations, une langue de sable déshéritée, à la périphérie de l’Europe, est devenu un pays de cocagne », écrit Knud J.V. Jesperen, l’historien officiel de la Reine du Danemark, la très populaire Margrethe II, dans son livre classique sur l’histoire du Danemark . L’égalité d’antan a laissé place à un sentiment nouveau : l’égoïsme des classes moyennes qui ne veulent plus payer « pour les autres » et réclament à corps et à cris des baisses d’impôts.

Elles ont déjà obtenu en partie satisfaction, avec la réforme fiscale, mais ne s’arrêteront pas là. Fin mai, les quatre-vingt-dix-huit maires du pays, véritables maîtres Jacques de l’Etat-providence qui leur a délégué l’exécution de nombreuses missions (crêches, écoles, soins aux personnes âgées, emploi, culture…) se sont déchirés sur la péréquation fiscale imposée aux communes les plus riches au profit de celles qui le sont moins. Quarante d’entre eux ont exigé une révision à la baisse de la solidarité. Indignés, vingt-sept maires de communes pauvres leur ont demandé de retirer leur proposition. Rudersdal, le Neuilly danois, où le revenu par habitant est deux fois plus élevé qu’à Copenhague, ne veut plus payer… Cepos ou Coin.dk, filiales de think-tank neo-conservateurs américains, ont pignon sur rue à Copenhague et popularisent la baisse des impôts comme la solution à tous les problèmes.

Les entreprises également tirent bien leur épingle du jeu fiscal. L’impôt sur les bénéfices des sociétés (IS) a été ramené à 25 % (33,5 % en France) ; il n’existe quasiment pas d’imposition sur le capital et le patrimoine ; les ménages supportent l’essentiel du financement des dépenses sociales par le biais d’impôts indirects particulièrement lourds qui expliquent la cherté du coût de la vie dans le pays.

Comme ni la droite ni la gauche n’envisagent de leur demander un effort supplémentaire, le rétrécissement de l’Etat-providence s’annonce inéluctablement à l’horizon. Le gouvernement actuel a envisagé de réduire de quatre à deux ans la période d’indemnisation du chômage, qui a déjà été plafonnée à 2 000 euros par mois en 2006. Il y a renoncé dans l’immédiat, en raison de la crise. Mais ce n’est que partie remise. « On peut reculer le problème de quelques années, ce n’est pas le moment de changer les choses », admet M. K. Rasmussen, de l’organisation patronale Confederation of Danish Industry.

D’autant qu’il y a d’autres moyens que la réduction des prestations pour dépenser moins, comme le montre l’autre volet de la « flexicurité », la sécurité de l’emploi. « En 1993, il y a eu une rupture idéologique, analyse le professeur Jorgen Goul Andersen, de l’Université d’Aalborg, au centre du pays. La sécurité sociale a cessé d’être la priorité au profit d’un autre objectif, la baisse du chômage structurel. » On a durci les conditions à remplir pour toucher l’indemnité de chômage, multiplié les obligations (rencontrer au moins quatre employeurs par semaine, suivre une formation, se rendre aux rendez-vous de son job officer, accepter de changer de résidence et de métier…).

Avec la crise, la tentation est grande de durcir un peu plus encore le dispositif. L’ « aktivering » (l’activation), obligatoire pour tout bénéficiaire d’une aide, n’est pas une sinécure et, selon Andersen, « en moyenne, un chômeur trouve un emploi avant le début de sa période d’activation ». Si, au départ, dans l’esprit de ses promoteurs sociaux-démocrates, cette politique devait permettre de requalifier la main d’œuvre sans interruption ni chômage, elle s’est plutôt révélée à l’usage comme un stratagème pour obliger les chômeurs à reprendre au plus vite un emploi sans faire les difficiles… Tout est en place, en effet, pour les dissuader d’entrer au bout de trois mois d’inactivité dans le cycle de « l’activation » : il peut de moins en moins choisir son nouveau métier, son employeur ou même son lieu d’activité. Et en cas de refus, il se retrouvera privé d’allocation. Le workfare (bien-travailler) remplacera-t-il le welfare (bien-être) dans le modèle social danois de demain ?

UN MODÈLE À CINQ EXCEPTIONS ?

Existe-t-il un modèle social partagé par les cinq pays scandinaves et distinct de celui du reste de l’Europe ? La question agite les milieux universitaires et intellectuels de la région. Depuis 1996, un réseau d’historiens et de chercheurs en sciences sociales, fort de trois cents membres, y travaillent . Hommes politiques, syndicalistes, militants, spécialistes ne les ont pas attendus. Il y a plus d’un siècle, en 1907, se tenait la première conférence sociale scandinave avec, à l’ordre du jour, les accidents du travail et la protection des travailleurs.

Depuis, la confrontation d’idées, l’échange d’expériences, la comparaison permanente des méthodes et des résultats des uns et des autres, la coopération politique et gouvernementale, ont donné, aux yeux du reste du monde, un air de famille aux cinq pays du grand Nord, dans le domaine social, dans la façon d’aborder les grands risques de la vie, la maladie, la vieillesse, la pauvreté, le chômage...

En effet, au-delà des différences démographiques (la Suède, avec 9 millions d’habitants, est presque deux fois plus peuplée que le Danemark, la Finlande et la Norvège ; trente fois plus que l’Islande), politiques (la Suède et le Danemark ont été de puissants empires, la Norvège, la Finlande et l’Islande des colonies devenues tardivement indépendantes au début du XXe siècle), les cinq pays ont emprunté des itinéraires assez proches. Copenhague a montré la voie avant 1939, la Suède, épargnée par la guerre, a pris le relais après 1945.

Handicapée par la rigueur de son climat et l’ingratitude de sa terre, la région connaît longtemps une grande misère dont elle ne sort péniblement et lentement qu’à compter de la seconde moitié du XIXe siècle, non sans avoir perdu plus du quart de sa population, 2,5 millions de ses habitants ayant gagné le nouveau monde. En 1875, la Suède reste rurale et agricole à 87 %, le Danemark à 75 %, la Norvège à 81 % et la Finlande à 94 %. La transformation est alors politique – l’absolutisme est aboli au Danemark en 1848, le suffrage universel généralisé entre 1898 et 1920. Elle est également sociale – les réformes agraires mettent fin au féodalisme – et enfin économique, avec l’apparition de la grande industrie moderne (l’acier suédois, l’agro-alimentaire danois…) et de l’urbanisation.

L’Eglise est à l’origine de ce qui n’est au début que le secours aux plus pauvres, souvent des paysans sans terre. Gagnée au XVIe siècle à la Réforme, à la suite de l’Allemagne du Nord, la vie locale est dominée par les églises luthériennes d’Etat. Puissantes et omniprésentes sur tout le territoire, elles pratiquent la philanthropie avec sévérité, font un usage souvent punitif de l’assistance, par exemple contre les ivrognes et les mères célibataires qui se voient privés de droits élémentaires ou même de liberté.

Les conseils de paroisse, progressivement sécularisés, d’abord en Suède et en Norvège, puis au Danemark, donnent naissance aux communes qui assistent pauvres et écoliers. Une certaine répartition des rôles s’établit entre pouvoirs central et local, l’Etat faisant la loi et les communes l’appliquant sans moyens supplémentaires, ce qui met la solidarité sur le compte des principaux contribuables de l’époque, les propriétaires fonciers. Le pouvoir central impose des avancées sociales (retraites, santé, orphelins…) aux élites locales qui les appliquent au plus juste pour ne pas voir augmenter leurs impôts.

Dans les années 1920 et 1930 sous la poussée syndicale, le rapport des forces politiques évolue en faveur des classes laborieuses, au détriment de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers. Conservateurs et libéraux cèdent la première place aux sociaux-démocrates qui forment des coalitions majoritaires au Danemark, en Suède et en Norvège. La Finlande, à peine remise de sa participation sanglante à la Révolution russe de 1917, reste à l’écart de ce gauchissement général. L’extension des droits sociaux à l’ensemble de la population est acquise, au moins au plan des principes, par la mise en place d’un partenariat durable entre les syndicats ouvriers et le patronat qui accepte une certaine régulation du marché du travail. La protection sociale se veut universelle et inclut tous les habitants. Chaque citoyen est légalement habilité à bénéficier de l’Etat providence qui est financé par l’impôt et non par des cotisations sociales comme en France. Sauf en Norvège, seule l’indemnisation du chômage ressort de l’assurance volontaire des salariés.

L’âge d’or de l’Etat providence, sa mise en œuvre effective, commence après la Seconde guerre mondiale. L’ambition partagée n’est ni une société libérale ni une utopie socialiste mais une troisième voie bâtie sur un capitalisme réformé, sur le mariage de la générosité sociale et de l’efficacité économique. Toutes les forces politiques et sociales acceptent une société de marché s’interdisant des inégalités sociales trop prononcées. Sécurité sociale, pensions, crèches, maisons de retraites, soins aux invalides, santé, éducation, formation, recherche, culture se confortent pour apparaître aux yeux du reste du monde comme « la » version sociale-démocrate de l’Etat providence. C’est l’œuvre des partis sociaux-démocrates devenus des partis Etats, qui restent au pouvoir, seuls ou à la tête de coalitions, pendant plus de soixante ans en Suède et plus de quarante cinq ans en Norvège ou au Danemark…

La crise économique des années 1980-1990, la fin de la guerre froide, l’affaiblissement politique de la social-démocratie, la globalisation financière fragilisent le modèle social « Norden », de plus en plus tenté de s’aligner sur celui de l’Europe occidentale, moins généreux…


Elections européennes 
Résultat des principaux partis aux élections européennes de juin 2009 (% des voix)
  

- Enhedslisten (extrême-gauche) : 7,2 %
- Socialistisk Folkeparti, SF (socialistes de gauche) : 15,9 %
- Socialdemokratiet, SD, (social-démocrates) : 21,5 %
- Det Radikale Venstre, RV, (sociaux-libéraux) : 4,3 %
- Venstre (libéraux) : 20,2 %
- Det Konservative Folkeparti, KF (conservateurs) : 12,7 %
- Dansk Folkeparti, DF, (extrême-droite) : 15,3 %