La surprenante souplesse tactique talibans

[원문] 서구 기술로 진화 거듭하는 탈레반

2009-11-09     Patrick Porter

Un cimetière de clichés

La surprenante souplesse tactique talibans

Par Patrick Porter *

* Spécialiste des questions de défense au Kings College de Londres, auteur de Military Orientalism : Eastern War through Western Eyes (Columbia University Press & Hurst, 2009).

Les Etats-Unis combattent-ils des extraterrestres ? Ralph Peters en est persuadé. Ce polémiste, lieutenant-colonel américain à la retraite, redoute que les talibans ne soient des sauvages « préférant leurs modes de vie rudimentaire et leurs cultes impitoyables » débarqués d’une autre planète. Le combat contre eux se résumerait à une « collision frontale entre civilisations de différentes galaxies ».

Peters n’entonne pas les trompettes de la victoire. Pour lui, les soldats américains sont, aux Etats-Unis, à la merci de médias hostiles, de dirigeants ignorants et d’une population bercée par l’opulence et le libéralisme. Il réactualise ainsi Rudyard Kipling, cet écrivain britannique qui avait averti l’Angleterre victorienne que ses armées seraient submergées par des hordes de sauvages et que l’Afghanistan était une terre où les empires venaient mourir.

Ce virage vers l’exotique, en réponse aux complexités de la guerre, transcende les divisions politiques. « Le choc des civilisations » prophétisé par le défunt Samuel Huntington peut être démodé dans les universités, mais l’idée que les étrangers nous ressemblent est ternie par les suites de la guerre en Irak et le projet de M. George W. Bush visant à remodeler le monde à l’image des Etats-Unis. Désormais, l’opinion penche en faveur de la différence et Huntington peut sourire dans sa tombe.

Comme le déclare un général américain, les Etats-Unis s’engagent aujourd’hui dans des conflits « culturels » en « marge de l’empire ». Pour intervenir sur ces terres étranges, que ce soit dans des missions de stabilisation ou des opérations militaires de « reconstruction nationale », l’armée cherche à user de la culture comme d’une arme. Le programme Human Terrain Teams du Pentagone et le nouveau manuel de contre-insurrection FM3-24 redécouvrent l’anthropologie coloniale ; on observe un regain d’intérêt pour des travaux classiques sur « l’esprit arabe ». Historiquement, des crises impériales telles que la révolte indienne des Cipayes en 1857 ont stimulé le renouveau de l’ethnographie et des traditions tribales. En 1940, après des guerres contre « des peuples étranges » – au Nicaragua et dans les Caraïbes – les marines ont produit leur Small Wars Manual recommandant l’étude des « particularités raciales » des autochtones. C’est un vieux réflexe.

La culture sert d’antidote à l’arrogance technologique américaine des années 1990. Des visionnaires croyaient alors que les munitions de haute précision, les technologies de l’information et les satellites développeraient une capacité de tuer sans égale, dissiperait le brouillard de la guerre, et rendrait cette puissance invincible. L’Irak et la résurgence des talibans a brutalement discrédité ces idées. Aussi, la « révolution culturelle », le retour à l’identité et au sang, à la terre et à la foi comme sources de conflit sonnent-ils comme un coup de semonce contre ce fantasme.

Mais le culturalisme, tout comme le technologisme, peut conduire à l’erreur. L’hypothèse de la similitude peut être dangereuse, tout comme une fixation sur le bizarre, l’« orgueil » arabe ou « l’honneur » musulman. Et la conviction que nous « connaissons » un ennemi intimement ou que nous générons une connaissance systématique de sa culture peut engendrer une confiance fallacieuse et des défaillances analytiques. Qui peut oublier ce spécialiste chevronné de l’Iran, agent de la Central Intelligence Agency (CIA), qui faisait l’éloge du gouvernement et de la stabilité du chah d’Iran en 1978, six mois avant la révolution islamique ?

S’il est un lieu dépeint par ces analyses comme un nid d’ennemis exotiques culturellement figés, c’est bien le creuset Pakistan-Afghanistan. Depuis 2001, la littérature à stéréotypes fait référence à l’éternel « cimetière des empires ». Cette « terre d’ossements » a refoulé dans le passé plus d’un envahisseur, d’Alexandre le Grand aux Soviétiques.

Pour les commentateurs, les talibans ne peuvent être compris qu’en des termes « étrangers à la pensée occidentale » et la guerre se résume à un choc culturel entre une théocratie archaïque et une grande puissance riche et ultramoderne. Renversés à l’automne 2001, les talibans mènent une révolte que beaucoup considèrent comme avant tout culturelle…

Il est tentant de traiter les Afghans eux-mêmes comme prisonniers de leurs traditions. Certains soutiennent que les tribus pachtounes constituant la majorité des talibans sont liés à un code d’honneur vengeur fondé sur les liens de sang. Et The Economist de ressasser : « Dès que son honneur est terni – et c’est bien le problème pour les Américains – un Pachtoun est obligé de se venger . » D’autres présentent les talibans comme des mystiques d’un autre monde. Quand, lors d’une interview, des soldats talibans se sont interrompus pour prier, un journaliste a envié leur « force et [leur] pureté », leur « sens transcendantal de la paix, leur détermination et leur proximité avec la mort et dieu, des caractéristiques très rares dans l’Occident moderne ».

Le refrain est clair : là où nous sommes stratégiques, modernes et politiques, ils sont primitifs et détachés du monde. Et les Occidentaux ne sont pas seuls à être saisis par un sentiment de différence radicale. Comme un combattant afghan s’en est vanté : « Les Américains aiment le Pepsi Cola, mais nous aimons la mort. »

Lorsqu’ils ont pris le contrôle de la quasi-totalité du territoire, en 1998, à la suite de la guerre civile, ils ont imposé la charia, dans sa forme la plus austère et la plus intransigeante. Dans un pays où l’islam puritain n’a que rarement dominé, le nouvel ordre bannit la musique et l’alcool ; introduit les châtiments corporels, tels que l’amputation ou la lapidation à mort ; interdit les images jugées iconoclastes, brise des milliers d’objets d’art pré-islamique au Musée de Kaboul, détruit des statues bouddhistes anciennes (notamment dans la vallée de Bamyian) ; procède à un nettoyage ethnique, massacrant des milliers de Hazaras (chiites), à Mazar-i-Sharif ; exécute des homosexuels et des dissidents politiques ; prive les filles d’enseignement public et créé une police religieuse chargée de battre les femmes n’observant pas le code vestimentaire de rigueur.

Pourtant les talibans ont su redéfinir leurs principes au fur et à mesure de l’évolution du conflit. Ils ont ainsi révisé leur position sur la culture du pavot, devenant, après la chute de leur gouvernement, des défenseurs du narco-Etat et des protecteurs de la vie rurale. A Musa Qala, ils ont levé certaines restrictions à la vie sociale pour gagner la sympathie de la population, renonçant notamment au port obligatoire de la barbe pour les hommes et à l’interdiction des instruments de musique et du cinéma.

Ils ont également fait marche arrière sur les attaques-suicides. Auparavant, ils soutenaient que l’utilisation de vestes bourrées d’explosifs était un acte de lâcheté et un affront à l’islam. Désormais, ils s’en servent et leurs dirigeants religieux réinterprètent le Coran de manière à les justifier, recourant à des histoires sur des martyrs volontaires dans une armée musulmane du XVIIe siècle.

Dans la guerre de l’information, les talibans se sont adaptés au pouvoir des médias modernes avec une aisance qui dépasse de loin celle de leurs adversaires. Ils donnent des interviews sur le petit écran, envoient des délégués en Irak pour se familiariser aux techniques de fabrication de vidéos d’Al-Qaida et imitent les pratiques occidentales en « embarquant » des journalistes avec leurs combattants. Quand ils étaient au gouvernement, ils comparaient les représentations humaines à de l’idolâtrie. Maintenant, ils violent les tabous sur « la fabrication d’images » et se transforment en guérilleros de l’âge Internet. Comble de l’ironie, ce mouvement qui interdisait les instruments de musique embauche dorénavant des chanteurs à des fins de propagande, diffuse des cassettes de chansons louant le martyr taliban, condamnant les infidèles et imitant le rap américain.

Dans leur combat pour gagner les faveurs des Afghans, les talibans façonnent un gouvernement alternatif ou « contre-Etat », l’« émirat islamique d’Afghanistan ». Ils ont développé des systèmes scolaire, sanitaire, judiciaires parallèles et ont même institué un médiateur, près de Kandahar, auprès duquel la population peut faire entendre ses griefs. Ils tentent également de limiter l’action des milices privées avec des codes de conduite bannissant les raids contre les habitations, le vol, le pillage, et des « vices » comme le tabac. Pour lutter contre la coalition dirigée par les Américains, ils étudient la doctrine de contre insurrection occidentale ainsi que ses retombées sur les cœurs et les esprits. L’interaction stratégique avec l’ennemi revêt la même importance que les traditions vénérées.

Si l’insurrection afghane possède une base ethnique dans les communautés pachtounes, elle ne peut y être réduite. Les loyautés tribales traditionnelles ont été déstabilisées et transformées suite à l’émergence des tanzims (sorte de « partis politiques » ou groupements) autant que des qawm (groupes de solidarité ou d’appartenance non homogènes sur le plan territorial, comprenant des sectes religieuses et des alliances pragmatiques). Les talibans eux-mêmes n’opèrent pas que sur un mode tribal. Leur direction comprend des membres des tribus Durrani et Ghilzai et leur mouvement rassemble des groupes rivaux, y compris des Hazara (chiites) marginalisés dans la province de Ghazni. Beaucoup de religieux tadjiks et ouzbeks se sont ralliés à leur cause. Ils possèdent des voies d’approvisionnement et de communications dans des régions peuplées majoritairement de minorités non pachtounes et recrutent bien au-delà des régions sous leur contrôle.

Ainsi les talibans haïssent-ils ce qu’ils tiennent pour des éléments dégénérés de la modernité, mais ils veulent profiter des avantages que leur procure sa technologie. Ils prêchent la tradition, mais pratiquent le changement.

Al-Qaida soulève un paradoxe analogue. On l’associe volontiers à un reliquat du Moyen Age, avec son rêve de califat musulman ou sa nostalgie d’une Espagne perdue en 1492. Ou à un acteur stratégique employant la force comme une fin en soi : il ne brandit pas la guerre comme un instrument de la politique, mais met en scène un théâtre d’horreurs.

Cependant, Al-Qaida est issu d’un marché mondial d’idées et de technologies. En tant que réseau, il lutte pour contrôler des adhérents violents et puritains qui aliènent les populations musulmanes, de l’Algérie à l’Irak. Mais il n’est guère réductible à un mouvement pré-moderne ou simplement nihiliste. Ses communiqués contiennent des principes stratégiques classiques. Lorsqu’il déclare la guerre aux Etats-Unis, M. Oussama Ben Laden justifie sa stratégie de « guérilla » non seulement comme une manifestation de la violence sacrée, mais comme une méthode indispensable face aux « déséquilibre des forces ». Le principal théoricien d’Al-Qaida M. Ayman al-Zawahiri entend traduire la violence dans des résultats politiques, et écrit que les opérations réussies contre les ennemis de l’islam ne serviront à rien si elles ne permettent pas de créer une « nation musulmane au coeur du monde islamique ».

Loin de prôner la terreur comme une fin en soi, les membres d’Al-Qaida ont laissé dans leur cachette de Tora Bora des copies annotées des livres du théoricien prussien Carl von Clausewitz, Sur la guerre.

Al-Qaida s’adapte aux idées des infidèles et ses camps d’entraînement regorgent de livres publiés en Occident. Elle pille les manuels d’entraînement occidentaux, ceux des gauchistes révolutionnaires, cite le concept contemporain de « guerre de quatrième génération » et la théorie des « trois phases » de la guérilla de Mao. Elle amalgame les croyances religieuses et la pensée stratégique classique et contemporaine.

Le nouvel intérêt porté aux univers sociaux de sociétés étrangères a aidé l’armée américaine à se réformer et à devenir plus efficace et plus humaine. Face à des situations de guerre d’insurrection, de conflit communautaire ou d’effondrement d’un Etat, il est bon d’être préparé. Mais, si la culture peut être abordée avec de nombreux niveaux de sophistication, le mot devrait toujours inquiéter.

Nous ne pourrons peut-être jamais évacuer l’Oriental mythique de notre conscience. Comme la peur de la mort et du noir, il est trop puissant pour être totalement exorcisé. Mais la nature fluide et hybride des talibans et d’Al-Qaida prouve que la guerre rassemble autant qu’elle polarise. Aucune culture, aussi étrange soit-elle, n’est une île.