Où sont tous ces enfants ?

[원문] ‘피리 부는 사나이’는 지금도 살아 있다

2009-11-09     Claire Brisset

Où sont tous ces enfants ?

Par Claire Brisset *

* Membre du Haut conseil de la population et de la famille, ancienne Défenseur des enfants (2000-2006).

Quand, le 20 novembre 1989, l’assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), réunie à New York, adopta à l’unanimité la Convention internationale sur les droits de l’enfant, dont l’élaboration avait demandé dix ans de très difficiles négociations, la situation des enfants dans le monde était plus que sombre. Alors que des avancées considérables avaient été enregistrées au cours des deux décennies précédentes – de la fin des années 1960 à la fin des années 1980 –, elle donnait même des signes inquiétants de dégradation. « Les progrès sont en panne », alertait alors le directeur général du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), M. James Grant.

Sous l’effet des plans d’ajustement imposés aux pays les plus pauvres par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale pour qu’ils « assainissent » leur économie, les budgets de santé et d’éducation subissaient des amputations radicales. La dette du tiers-monde avait atteint le seuil symbolique des mille milliards de dollars, l’aide publique au développement ne parvenait pas à dépasser 0,35 % du produit national brut (PNB) des pays riches et le revenu moyen des plus pauvres s’était effondré, en certains points du globe, de 25 % en quelques années.

L’adoption de la convention avait notamment pour but d’enrayer cette évolution. Quatorze millions d’enfants de moins de 5 ans mouraient alors dans le monde des effets conjugués de la malnutrition et de maladies que l’on savait déjà parfaitement traiter ou prévenir par la vaccination. Il manquait un million de membres du personnel de santé pour soigner le milliard d’êtres humains dépourvus d’accès à toute structure de soins, dont la moitié n’atteignait pas l’âge adulte...

Célébrer les vingt ans d’un traité, c’est à la fois s’interroger sur ses fondements, sur sa nécessité, et analyser son impact sur la réalité. L’exercice est ici particulièrement ardu : peu de sujets sont à la fois aussi subjectifs, passionnels et politiques. En France, on peut parler d’anniversaire en demi-teinte : le gouvernement a annoncé en septembre son intention de supprimer le poste de Défenseur des enfants, une institution créée en 2 000 pour veiller au respect du traité. Les réactions ont été si vives que l’on peut néanmoins espérer son maintien, serait-ce sous une autre forme. Ce tollé témoigne, en tout cas, de l’attachement de la société française à cette cause.

A la fin des années 1980, la notion même d’un droit spécifique pour les mineurs restait partout embryonnaire. Certes, dans les pays occidentaux, des textes complexes visaient à les protéger des violations les plus flagrantes, notamment les mauvais traitements et les homicides. D’autres lois permettaient de les punir moins lourdement que les adultes lorsqu’ils avaient commis une infraction, en mettant au premier plan la dimension éducative de la sanction : c’était, en France, la philosophie de la célèbre ordonnance de 1945, aujourd’hui remise en cause par le gouvernement. Enfin, le droit de la famille avait connu, partout, de notables améliorations, notamment dans le traitement des séparations parentales et la protection du patrimoine des mineurs.

La convention de 1989, dite « de New York », est venue apporter une orientation radicalement différente à ces ensembles disparates et dénués de vision d’ensemble. Reposant sur des fondements conceptuels entièrement nouveaux, elle énonçait un principe central : toutes les décisions relatives aux mineurs, qu’elles soient individuelles ou collectives, devraient désormais prendre en compte avant tout autre considération leur « intérêt supérieur », y compris au détriment des prérogatives des adultes. Telle est précisément l’une des orientations que la droite américaine jugeait, et juge toujours, inadmissible.

Autour de ce principe central s’organisent dans le texte trois types de dispositions : tout pays doit fournir aux enfants les services sans lesquels leur survie et leur développement sont impossibles (santé, nutrition, éducation, en particulier) ; toutes les administrations et les personnes privées doivent les protéger de la violence (violence d’Etat, violence institutionnelle, violence familiale) ; toutes les administrations et structures judiciaires doivent recueillir le point de vue des mineurs sur les décisions qui les concernent.

Ainsi résumé, ce texte complexe semble relativement simple. Mais ses implications sont immenses. Progressivement, les pays du nord et du sud de la planète ont entamé le processus de ratification, c’est-à-dire l’adoption de ce traité par un vote de leur Parlement, sachant qu’ils devraient ensuite y adapter leur législation. Aujourd’hui, la quasi-totalité des pays du monde ont ratifié ce traité, devenu la convention de droit international la mieux reconnue. Seuls deux pays manquent à l’appel : le plus riche du monde, les Etats-Unis – dont le gouvernement, lassé de se voir constamment stigmatisé sur le sujet, a cependant annoncé son intention de soumettre la Convention au vote du Congrès – et la Somalie, que le chaos politico-militaire prive de l’instance nécessaire à la ratification d’un traité, à savoir un Parlement.

Une fois adopté, presque universellement ratifié, ce texte a-t-il provoqué des changements massifs ? Des progrès indéniables ont été enregistrés. L’indicateur ultime, celui de la mortalité, parle de lui-même : le chiffre des moins de 5 ans morts des effets conjugués de la malnutrition et des infections est à présent tombé sous la barre des 10 millions, contre, on l’a vu, 14 millions en 1989 ; l’éducation, celle des filles notamment, s’est également améliorée, en particulier en Afrique subsaharienne.

Surtout, le droit des enfants est devenu un objet politique. Ses violations les plus grossières ne sont plus acceptées par l’opinion internationale comme s’il s’agissait de catastrophes naturelles. Certaines, comme l’exploitation sexuelle des mineurs, sont même devenues un objet de scandale : plusieurs dizaines de pays, dont la France et l’Allemagne, ont adopté des lois d’extraterritorialité qui permettent de sanctionner les clients des mineurs prostitués beaucoup plus lourdement que naguère.

On tolère de moins en moins, même en temps de crise, que soient vendus sur les marchés du Nord des produits manufacturés par des mineurs dans des conditions de quasi esclavage ; certaines firmes internationales l’ont bien compris qui s’engagent à ne vendre aucune marchandise issue du travail des enfants. D’innombrables associations et institutions d’Etat ont vu le jour dans le sillage de l’adoption de la Convention, et ne cessent de mobiliser les populations sur cette question. La pression des militants sur les politiques, dans ce domaine, est un puissant levier du progrès.

A condition toutefois que l’opinion soit réellement éclairée ; et c’est là que réside l’une des difficultés. Informer sans relâche sur les violations des droits des enfants requiert une singulière constance. Pourtant, ces violations sont légions. Et la plupart découlent de décisions politiques des gouvernants ou du système des échanges internationaux.

La malnutrition offre l’un des exemples les plus significatifs (lire, sur notre site Internet, « La malnutrition au banquet des puissants ? »), mais il en est d’autres. A l’échelle du monde, quelque deux cent soixante-dix millions d’enfants restent privés de toute forme d’accès aux soins, même élémentaires – de ceux que pourraient fournir un dispensaire ou un poste de brousse. Environ deux cents millions sont exploités au travail, dont la moitié dans des conditions telles qu’elles menacent directement leur santé et même leur vie.

Que font-ils, ces enfants au travail ? Soixante-dix pour cent sont exploités dans l’agriculture, un secteur considéré, contre toute attente, comme l’un des plus dangereux pour eux : manque de protection contre les machines, inhalation de pesticides – encore plus toxiques pour eux que pour les adultes compte tenu de leur masse corporelle plus faible –, port de charges trop lourdes pour leur squelette encore en formation, etc. Les enfants sont aussi massivement utilisés dans les mines (or, argent, pierres précieuses, métaux ferreux), dans la fabrication de textiles, de tapis, de composants électroniques, d’explosifs, etc.

Dans ces situations, ils ne sont pas scolarisés, ou à temps très partiel, et pour trop peu d’années. Or, les pédagogues savent que si un enfant n’a pas reçu au moins quatre ans d’enseignement primaire, sans interruptions excessives, il deviendra ce que l’on appelle un « analphabète fonctionnel », c'est-à-dire qu’il perdra définitivement toutes les connaissances acquises.

Nombre de ces enfants au travail sont aussi de ceux qui vivent dans la rue, exposés à toutes les formes de violences : celles du racket ou de la drogue ; celle, aussi, des forces de police, parfois chargées, comme c’est le cas dans de nombreuses villes d’Amérique latine, de « nettoyer » de leur présence les grandes artères de la cité. Les enfants des rues seraient une centaine de millions à travers le monde.

Enfin, les pires violences subies, dès la naissance parfois, sont celles que les adultes infligent à la génération qui les suit. Cette violence ne connaît pas de frontières, traverse les familles, les classes sociales, comme elle a traversé l’histoire. « Où sont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? », interrogeait Victor Hugo dans l’un des plus beaux poèmes des Contemplations .

Ils ne rient pas, c’est certain, ceux que leurs parents frappent et insultent, ceux que l’on contraint à des actes sexuels qui les meurtrissent. Violence privée, violence d’Etat aussi : une trentaine de pays dans le monde continuent d’appliquer aux mineurs la peine capitale, ou des châtiments tels que la lapidation, le fouet, l’amputation.

Violence des conflits armés, enfin, que les enfants subissent de plein fouet lorsqu’ils en sortent blessés ou mutilés, pour ne pas parler de ceux qui succombent sous les bombes. Mais la guerre provoque plus encore de victimes indirectes, qui meurent du manque d’eau, de médicaments, de soins, de nourriture. Elle ravage tout sur son passage, privant les enfants de ce dont ils ont besoin pour grandir, les écoles, les dispensaires, quand elle ne supprime pas ceux qu’ils aiment, leurs parents, leur famille, leurs maîtres.

La guerre fait aussi d’eux des réfugiés : ils constituent à eux seuls 60 % de la population de ces immenses camps où, faute de financements suffisants, les agences de l’ONU (Haut commissariat aux réfugiés, Programme alimentaire mondial) doivent régulièrement réduire les rations journalières.

Enfin, stade ultime, la guerre transforme les mineurs en soldats, lorsque des armées de guérilla où même des forces gouvernementales les enrôlent de force et les obligent à commettre, pour mieux les asservir, des actes d’une violence inimaginable.

Après un tel tableau, dira-t-on, que peut un texte comme la Convention internationale sur les droits de l’enfant ? Question légitime, question insoluble, qui pose le problème de l’effet de la norme sur le réel, de l’impact du droit sur la force. Pour les sceptiques, le monde reste, plus que jamais, le théâtre des violations les plus inouïes des droits des plus vulnérables. Les autres, ceux qui adhèrent au postulat de la nécessité absolue des instruments juridiques pour réguler ou atténuer, si peu que ce soit, l’effet délétère de la violence, verront dans ce traité un formidable outil de progrès.