Deux obstacles sur le chemin de Copenhague
[원문] 코펜하겐 기후회의, 마지막 기회의 흐릿한 전망
Deux obstacles sur le chemin de Copenhague
Par Riccardo Petrella *
* Professeur d’écologie humaine à l’Académie d’architecture, USI ( ??), Mendrisio (Suisse) et professeur émérite de globalisation à l’Université Catholique de Louvain (Belgique).
Il n’y aura pas de « Traité de Copenhague » en prolongation du Protocole de Kyoto, le plus important des instruments visant à lutter contre le changement climatique . On en avait pris conscience à la lumière des dernières rencontres clé qui pavaient la route de ce sommet organisé du 7 au 18 décembre prochain. La non approbation à temps par le Sénat américain de la loi sur le climat, les résultats ambigus du Conseil européen spécial sur ce thème des 30 et 31 octobre, et les déclarations émises à l’issue du G2 Chine-Etats-Unis des 16 et 17 novembre, ont donné le coup de grâce. Les chefs des deux Etats les plus pollueurs de la planète ont bien convenu d’œuvrer au succès de la conférence, souhaité qu’elle aboutisse à un accord avec « effet immédiat » ; mais ils n’ont fourni aucune précision sur les moyens d’y parvenir . D’un éventuel « traité » contraignant, on reparlera sans doute… en 2012.
Une situation d’autant plus absurde que la conscience d’une « crise globale » de l’environnement perce à présent les consciences les plus obtuses. Et que les voix n’ont jamais été aussi nombreuses pour réclamer la limitation, voire, à terme, l’élimination de deux blocages majeurs : la marchandisation de la planète et l’indisponibilité « historique » des Etats-Unis à tout traité international restreignant leur liberté et leurs intérêts.
Les classes dirigeantes ont réduit la question du futur de l’humanité à un problème de gestion « économiquement efficace » des ressources naturelles, en particulier énergétiques. Elles ont confié aux mécanismes de marché la mise en œuvre et l’évaluation de cette gestion – celle d’un monde fondé sur la confrontation d’intérêts « marchands » où les plus forts l’emportent. Il est dès lors impossible de parvenir à un véritable accord politique mondial sur le devenir de l’humanité et la vie sur la Planète.
L’énergie et les marchés sont au cœur des négociations en cours – à tel point que l’on peut considérer les autres enjeux comme secondaires ou instrumentaux. Le Protocole de Kyoto (1997) a marqué l’envol de la « vampirisation » des négociations sur le climat par l’énergie et la marchandisation de l’air. Tout repose sur la subdivision du monde en « droits de quota d’émissions de gaz à effets de serre [GES] » attribués à chaque pays, et, par conséquent, sur la formation des « marchés d’émissions » . Une réduction globale desdites émissions grâce à ce type de mécanisme reste largement à prouver.
En l’état, le devenir de l’humanité et sa libération de la dépendance vis-à-vis des énergies fossiles passent par « les marchands des GES » (notamment le CO²). Ainsi, les discussions – et, surtout, les divergences – portent sur le volume des réductions des émissions de chaque pays, sur le calcul de leur valeur marchande et de leur coût pour l’économie « nationale », les différents secteurs et les grands « champions nationaux » exposés à la concurrence internationale. L’estimation chiffrée prévaut sur les considérations politiques. Mieux : ces dernières, théoriquement arrêtées par les pouvoirs publics, découlent en réalité de l’évaluation « marchande » établie par les grands groupes financiers, commerciaux et industriels.
Cette mise en marché de l’air et du climat a donné naissance à une pléthore de nouveaux instruments financiers regroupés sous deux grands chapeaux, celui, d’une part, de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et du Protocole de Kyoto et celui, d’autre part, de la Banque Mondiale (lire l’encadré).
Les Etats se bornent à faciliter la promotion et le bon fonctionnement de ces instruments en y apportant de l’argent public, lequel se mêle alors aux fonds issus des entreprises privées selon la logique du partenariat public-privé (lire notre dossier p. 16-19). Un tel transfert de décision politique pose de graves problèmes d’efficacité en matière de gestion des ressources – sans parler de d’éthique, de justice sociale ou de démocratie…
Tout – à commencer par l’effondrement récent de la finance – montre en effet que la stratégie du « market first » (le marché d’abord) a échoué. Pour substituer à ce mot d’ordre celui de « life first » (la vie d’abord) et espérer que Copenhague aboutisse à un Pacte mondial accompagné d’un programme d’action, deux mesures préalables s’imposent. La première consiste à remodeler les règles du droit de propriété intellectuelle, notamment sur le vivant. Tant que celui-ci (dans lequel on inclura, pour la facilité de l’analyse, les énergies renouvelables) peut faire l’objet d’une appropriation privée, il ne pourra y avoir de véritable accord mondial sur le changement climatique.
Pourquoi la Chine, l’Inde, le Brésil, les pays africains, s’ils veulent modifier leurs processus de production et leurs produits, dans le but de réduire les émissions de GES, devraient-ils payer les pays du Nord qui possèdent la quasi-totalité des droits de propriété intellectuelle dans ces domaines ? Comment accepteraient-ils de financer la nouvelle « croissance verte » du Nord ? Il ne s’agit pas de transférer « gratuitement » connaissances et technologies dans le monde entier, mais de réformer les règles existantes qui entravent toute coopération internationale réelle. Atteindre les objectifs dits de « l’atténuation » (de l’augmentation de la température moyenne de l’atmosphère) et de « l’adaptation » (au réchauffement climatique) est à ce prix.
La deuxième mesure porte sur la substitution de la machine financière mise en place autour des « marchés carbone » par un « plan financier public mondial ». Tant qu’on n’arrêtera pas le transfert du pouvoir de décision politique aux marchés, la lutte contre le changement climatique sera inadéquate, partielle et défaillante. S’ils le veulent, les dirigeants du monde occidental peuvent réorienter les énormes ressources – 8 000 milliards d’euros – mises à la disposition du capital privé pour « sauver le capitalisme » du désastre dans lequel il a plongé le monde. Selon les dernières estimations, un montant annuel de 66,7 milliards d’euros pendant dix ans (soit 667 milliards au total) suffirait à concrétiser les objectifs à moyen terme de la lutte contre le réchauffement de l’atmosphère. C’est douze fois moins que les sommes mobilisées pour le sauvetage des banques et de la valeur financière des capitaux privés ; deux tiers des dépenses militaires mondiales annuelles (988 milliards d’euros en 2008) ; juste le double des dépenses mondiales pour la publicité (363 milliards d’euros en 2007) ! Il suffirait de le vouloir…
Mais ce « il suffirait » se brise sur le mur érigé, avant tout, par l’attitude de Washington : les Etats-Unis n’ont toujours pas ratifié le Protocole de Kyoto alors que cent quatre-vingt-quatre pays l’ont fait. On en vient au deuxième blocage majeur. Même s’il le voulait (ce qui n’est pas entièrement évident), le gouvernement américain ne sera pas en mesure de défendre à Copenhague des positions raisonnables et équitables qui inciteraient les autres grands pays – l’Union européenne (UE), les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), le Japon.… – à négocier les engagements nécessaires pour que, au minimum, soient prolongés ceux pris à Kyoto.
Ce n’est pas la première fois qu’au nom de la prétendue « supériorité » de leur modèle de société et de la « sécurité » de leur pays (souvent identifiée avec la « sécurité mondiale »), les Etats-Unis pratiquent la politique de l’unilatéralisme impérial en appliquant le principe de la non négociabilité de leurs choix politiques et de leur mode de vie. Ils ont ainsi favorisé l’affaiblissement, voire la disparition, des institutions et des moyens dévolus à une régulation « politique » relevant du multilatéralisme intergouvernemental. Ils préfèrent de loin la soft law, en particulier l’autorégulation et l’auto-responsabilité de chaque Etat. La fameuse phrase du président George Bush père – « Le mode de vie américain n’est pas négociable » –, prononcée pour justifier son refus de participer au premier Sommet mondial sur le développement et l’environnement, à Rio de Janeiro, en 1992, est éclairante à cet égard.
Le blocage de Copenhague s’inscrit dans cette logique. De facto, « America first » est un facteur encore plus bloquant, dans l’immédiat, que « market first ». Dès lors, les Etats disposés à sortir les négociations du cadre exclusivement marchand et des intérêts strictement nationaux sont peu nombreux.
Toutefois, les conditions existent pour surmonter ce blocage. Certains pays d’Europe occidentale et d’Amérique latine , voire d’Afrique, commencent à manifester leur irritation. Et leurs rangs pour l’instant clairsemés pourraient grossir dans les prochaines semaines. Quelques milieux politiques progressistes et la société civile de ces pays envisagent de faire pression sur certains Etats pour les inciter à poursuivre les négociations dans le sens du prolongement/remplacement du protocole de Kyoto par le Traité de Copenhague même sans les Etats-Unis. Il est vrai que l’actuelle convergence d’intérêts entre Washington et Pékin complique lourdement une telle initiative. Mais, on ne doit pas nécessairement arrêter un train en marche au motif que certains voyageurs ne souhaitent pas y monter. Lorsque les Etats-Unis seront en mesure de le faire, ils seront les bienvenus.
L’histoire montre que, chaque fois qu’un groupe de nations a décidé de poursuivre sur le chemin reconnu juste et opportun pour l’intérêt général, les autres pays ont suivi – Etats-Unis compris. Représentants élus de vingt-sept peuples de l’Union, les membres du Parlement européen feraient preuve de responsabilité historique et d’innovation politique s’ils poussaient leurs Etats à travailler à la signature d’un traité de Copenhague, même en l’absence des Etats-Unis.