POUR UNE TROISIEME VIE ACTIVE
[원문] 잘 늙을 수 있는 ‘평등사회’
POUR UNE TROISIEME VIE ACTIVE
Reconsiderer le ≪ bien vieillir ≫
Par Lucien Seve *
Philosophe. Dernier ouvrage paru : Penser avec Marx aujourd’hui (tome 2, L’Homme ?), La Dispute, Paris, 2008.
La litterature courante sur ≪ les seniors ≫ est devenue torrentielle, mais pour l’essentiel elle nous dit presque toujours la meme chose. Deux choses ? pour etre exact. D’abord, avec le rapide allongement de l’esperance moyenne de vie dans des pays comme la France (un trimestre de plus chaque annee), la charge des inactifs sur les actifs serait en train de s’alourdir de facon insupportable, ce qui contraindrait a reviser d’urgence a la baisse les normes de notre systeme de retraite. Ensuite, le tout n’est pas de vivre plus vieux mais de le faire en meilleur etat, donc la question plus personnelle que sociale du ≪ bien vieillir ≫ prend une importance majeure. <<번역문 보기>>
Si, sur le premier point, des propositions de rechange existent , sur le second, le discours oblige ne rencontre pas la critique de fond qu’il appelle pourtant : bien vieillir serait une affaire toute personnelle de teneur medico-psychologique, sur fond d’acceptation d’un inexorable declin. ≪ Bien vieillir, ca s’apprend ≫, titre par exemple le magazine Psychologies . A cette fin nous sont indiquees les ≪ six pistes ≫ : 1. agir sur son corps (manger mieux, un peu d’exercice, pas de tabac…) ; 2. soigner les apparences (techniques anti-age ≪ douces ≫, du massage a la medecine esthetique) ; 3. lire les philosophes (Seneque, Montaigne, Bergson : philosopher, c’est apprendre a mourir) ; 4. bien traverser la menopause (≪ une fois liberee de la maternite, on peut enrichir sa sexualite ≫) ; 5. commencer une therapie (≪ il n’est jamais trop tard ≫ pour aller chez le psychanalyste) ; 6. s’inspirer de ses aines (garder un reseau relationnel comme les centenaires d’Okinawa, au Japon) ; imiter Claude Sarraute qui, a 82 ans, adore dire ≪ putain de bordel de merde ≫).
La poignante etroitesse individualiste de pareille conception saute aux yeux. Tout comme l’etendue des activites sociales auxquelles elle ne pense meme pas : transmission de savoirs et d’experiences professionnels, nouveaux apprentissages, participations benevoles multiples a la vie publique, poursuite d’activites creatrices de tous ordres… Selon cette ≪ pedagogie ≫ ? et voila le fond de la question ?, le ≪ senior ≫ serait par essence un oisif social. Conception lourde de menaces pour ceux et celles qu’elle pretend aider : personnellement, elle condamne a une vie etriquee et, par la, a un vrai ≪ mal vieillir ≫ ; socialement, elle nourrit l’idee cynique selon laquelle les ≪ troisieme age ≫ seraient des bouches inutiles pour la collectivite, qui devraient donc, de plus en plus, se payer eux-memes leur retraite…
Une telle vision, aussi contestable soit-elle, echappe a la critique radicale, car elle semble fondee sur une evidence : avec l’age, le mental vieillirait necessairement comme le physique. A la ≪ courbe biologique ≫ de la vie ? croissance, stagnation, declin ? correspondrait une ≪ courbe psychologique ≫ qui nous voue a vieillir diminues, donc en retrait des activites sociales . Dans son travail sur le sujet, Simone de Beauvoir restait largement captive de cette vision pseudo-materialiste . On la voit fascinee par d’eclatants exemples de longevite intellectuelle ? de Bernard Le Bovier de Fontenelle a Leon Tolstoi, de Johan Wolfgang von Goethe a Giuseppe Verdi, qui renouvelle son art a quatre-vingts ans avec Falstaff… Mais elle n’y voit que des ≪ exceptions ≫ mal explicables a ce qu’elle tient pour une loi de nature.
Or, si on cherche a comprendre , on decouvre ce que donne a bien saisir l’œuvre du grand psychologue Alexis Leontiev : la personnalite socio-biographique represente tout autre chose que le simple doublet de l’individualite bio-psychique. Si cette individualite est largement regie par des donnees natives ou infantiles, la personnalite est une construction tardive ou les logiques sociales, refractees par une biographie singuliere, jouent le role determinant, lui assurant une autonomie plus ou moins profonde.
L’individualite peut etre brievement definie par un profil caracteriel stable, la personnalite par un curriculum vitae ouvert. De sorte qu’un vieillissement des fonctions psychiques elementaires, s’il n’est pas lourdement invalidant (impotence, dependance, amnesie…), n’affecte que tres indirectement la dynamique personnelle : vieillir a plusieurs sens, bien differents. On peut etre en bon etat psychomoteur et n’assumer pourtant qu’un emploi du temps senile, comme, a l’inverse, garder une vie richement humaine malgre bien des handicaps. Ludwig von Beethoven etait entierement sourd lorsqu’il composa son quatorzieme quatuor, le meilleur a son jugement. Il faut fort peu comprendre ce qu’est la personnalite socio-biographique pour croire qu’on la fera bien vieillir par quelques superficielles recettes ≪ anti-age ≫.
Cela renvoie au cœur meme de ce qu’est une vie. Un exemple parmi tant d’autres. Le sociologue Lucien Levy-Bruhl (1857-1939) fut celebre entre les deux guerres pour sa theorie de la ≪ mentalite prelogique ≫, selon laquelle les ≪ peuples primitifs ≫ seraient etrangers a la pensee rationnelle, theorie largement reprise en depit d’assez nombreuses critiques. Or, dans ses Carnets rediges en 1938-39, a la veille de sa mort ? il a alors passe 80 ans ?, il revient avec une remarquable vigueur autocritique sur cette these qui a fait sa celebrite et ecrit sans ambages : ≪ J’ai eu tort… ≫ Ce qui le conduit a esquisser tout un programme de recherches nouvelles a entreprendre.
La lecture de ces Carnets disqualifie la pretendue fatalite du racornissement intellectuel et de l’entetement senile, qui ne sont certes pas sans exemples, mais ne constituent pas du tout une loi. Comment expliquer cette longevite intellectuelle de Levy-Bruhl ? Pour autant qu’on puisse le dire en peu de mots : une formation initiale de haut niveau (Ecole normale superieure, agregation de philosophie), puis, fait essentiel, tout au long de sa vie, des renouvellements majeurs de ses activites, connaissances et interets ? de la philosophie allemande a la sociologie de la morale, puis a l’ethnologie des ≪ primitifs ≫ ?, et, ajoute a cela, une attention largement ouverte jusqu’au bout aux critiques qui ont ete faites a ses travaux. Cet homme est mort en pleine vitalite de pensee.
A etudier de facon un peu etendue la biographie de celles et ceux qui etonnent par leur longevite creatrice, que trouve-t on a tout coup ? Une formation initiale de haut niveau, un renouvellement jamais longuement interrompu des motivations, capacites et activites ? point capital ?, une progressive conquete d’autonomie par rapport au monde comme a soi-meme. Si, alors, le grand age echappe aux graves affections corporelles, il est promis au dynamisme de l’esprit. Bien vieillir en tant que personne, c’est la logique de toute une vie qui l’autorise.
Ici comme ailleurs, on mesure donc les ravages de la conception biologisante de l’etre humain qui fait corps avec l’ideologie liberale ? celle de l’homo œconomicus, animal genetiquement programme pour etre un individualiste calculateur ?, alors que tout ce qui fait une personnalite (du langage a l’intelligence critique, des savoir-faire a la conscience morale) trouve sa source non dans le genome, mais dans les rapports sociaux que chacun s’approprie a sa facon au cours de sa vie.
Le sujet parait donc biaise d’avance par le vocabulaire dominant. On le designe en parlant de la ≪ vieillesse ≫, des ≪ personnes agees ≫, des ≪ aines ≫, aujourd’hui de plus en plus des ≪ seniors ≫ ? euphemisme type, puisqu’en latin seniores c’est tout simplement ≪ les vieux ≫. Ainsi traite-t-on treize millions de personnes en France comme une simple categorie demographique a base d’etat-civil, naturalisant au depart cet immense probleme socio-biographique, incitant a le penser dans les termes ideologiques de l’agisme, alors que toute la question est d’organiser socialement le futur des ≪ retraites ≫, pour les designer par leur vrai nom societal.
Passer du prejuge agiste a la critique societale revient a s’interesser ? par-dela la biomedecine dont la primordiale importance n’est bien sur pas en cause ? aux instances sociales qui regissent les logiques biographiques, et d’abord a la plus massive : la politique des entreprises capitalistes en matiere de ≪ ressources humaines ≫. Extraordinaire paradoxe. Alors que, depuis les annees 1970, ont ete gagnes en France dix ans d’esperance moyenne de vie, l’esperance de vie professionnelle a, au contraire, diminue de douze ans ! Dans la plupart des entreprises francaises, on est repute vieux des la quarantaine : ≪ Le monde de l’entreprise fait des salaries de plus de 45 ans des seniors prematures, les privant notamment du droit a la formation ≫, note Serge Guerin . On cherche donc a s’en debarrasser, grace a une panoplie de moyens allant de la preretraite au licenciement : ≪ En France, le taux d’activite des 55-64 ans (38,3 %) est l’un des plus faibles d’Europe ≫. Pour des centaines de milliers de quinquagenaires, la fin de vie professionnelle tourne au cauchemar, et la retraite s’engage ainsi sous de bien mauvais auspices.
Mesure-t-on la gravite de ce drame social et humain ? Des lors que l’esperance moyenne de vie en bon etat atteint et depasse les 80 ans, la cinquantaine est plus que jamais l’age clef ou se prepare le passage de la vie professionnelle a cette ≪ troisieme vie ≫ active que doit etre la ≪ retraite ≫. A condition que puissent s’y deployer d’autres activites lestees de nouvelles competences humainement riches. Or c’est un age que maltraite insupportablement sous nos yeux la gestion des ≪ ressources humaines ≫ par le profit prive. Beaucoup ont decouvert ces derniers temps, avec la serie de suicides a France Telecom, quelle ≪ mise a mort du travail ≫ perpetre son ≪ management par la terreur ≫. Mais la mise en examen de la dictature qu’exerce la rentabilite a deux chiffres doit elargir encore son champ de vision : l’ensemble des logiques de vie, de l’acces initial a l’emploi jusqu’a la retraite inclusivement, est malmene.
La crise actuelle n’est pas seulement financiere, economique, sociale, ecologique, mais aussi anthropologique. Le genre humain est menace dans ses valeurs et son existence civilisee par l’implacable logique qui fait de toute activite mentale comme physique une marchandise rentable ou jetable. Dans la France de demain, on comptera plus de vingt millions de retraites : en quel etat vont-ils etre si, en masse, ils ont d’abord attendu des annees un premier emploi valable, puis connu une vie de travail plus ou moins lourdement alienee, avant une sombre cinquantaine debouchant sur une retraite rognee sur tous les plans, tandis que va les pressurer l’exploitation du marche des seniors ? La degradation acceleree des vies serait-elle moins grave que la fonte des glaces polaires, et ne nous menace-t elle pas de cataclysmes aussi ravageurs ?
Or, la longevite creatrice de gens connus ne releve pas de l’exception biologique. Elle montre plutot ce qui peut devenir la regle, a condition, comme disait Karl Marx, de ≪ former les circonstances humainement ≫ pour tous . Ce qui implique d’emanciper pour de bon toute la succession des ages sociaux : offrir a chacun des formations initiales de haut niveau ; en finir avec le chomage des jeunes ; desaliener en profondeur le travail ; organiser une securite continue de l’emploi et/ou de la formation ; du meme coup passer d’un temps libre petitement compensatoire a une vie hors travail richement formatrice ; favoriser au maximum la preparation des quinquagenaires a leur vie post-professionnelle ? ouvrir ainsi en grand la perspective de plusieurs dizaines d’annees actives d’autre facon, soustraites aux logiques exploiteuses dans un systeme consolide de retraites par repartition, revalorisees sur la base d’une plus juste redistribution des richesses et indexees sur les salaires. Voila qui ferait de la France de 2040 le contraire d’un pays vieilli.
Pour changer la vie du grand nombre, de ceux et celles qui creent les richesses dont d’autres profitent, il faut inventer un vrai ≪ bien vieillir ≫, generateur de nouveau bonheur humain en meme temps que d’efficacite sociale superieure. Les progres de la biomedecine induisent une revolution demographique avec l’allongement de la vie. Lequel, sous peine d’un vaste ≪ mal vieillir ≫, impose d’engager de facon pacifique mais combative une vraie revolution socio-biographique.