L’Amérique est-elle réformable ?

[원문] 우파와 거래하는 ‘중개의 달인’

2010-01-07     SERGE HALIMI

L’Amérique est-elle réformable ?

Par SERGE HALIMI

Le combat politique fait parfois la part belle à des oppositions personnalisées, à des rejets obsessionnels. Les nécessités de la lutte frontale enfantent alors des regroupements hétéroclites motivés par le seul désir de détruire la même cible. Sitôt l’ennemi à terre, les ennuis commencent. Et avec eux la question : que faire à présent ? Au fil des choix politiques, les équivoques qui favorisaient l’ancien cartel des opposants doivent être levées ; le désenchantement s’installe. Avant longtemps, l’adversaire détesté revient au pouvoir. Sa halte dans l’opposition ne l’a pas rendu plus aimable. <<번역문 보기>>

Un tel schéma s’est déjà appliqué à l’Italie de M. Silvio Berlusconi. Vaincu en 1995 par une gauche à la fois pâlichonne, hétéroclite et sans projet, il triomphait à nouveau six ans plus tard. Ces temps-ci, dans la France de M. Nicolas Sarkozy aussi, les alliances de circonstance se multiplient, tantôt entre partis (écologistes, centristes, socialistes) tantôt entre personnalités (M. Dominique de Villepin côtoie le temps d’un appel antigouvernemental M. Olivier Besancenot, dont presque tout le sépare). Une seule cible, le chef de l’Etat. Bon, mais après ?

Le triptyque coalition de rencontre, politique incertaine, déception programmée renvoie également à l’actualité américaine. Il y a un an, la déroute des républicains et la fin de la présidence de M. George W. Bush ont provoqué un moment de liesse. Même si une partie de l’électorat, dont le sort ne s’est pas amélioré, continue de faire crédit à M. Obama (lire pages XXX notre enquête sur Detroit), cet enthousiasme paraît révolu. L’intensification de la guerre en Afghanistan désole les pacifistes, la réforme du système de santé se situe en deçà des espérances raisonnables, tout comme la politique environnementale. Le jugement « moins que bien, mais mieux que rien » se propage et génère un climat maussade. La passion politique change à nouveau de camp.

Une telle spirale de l’enlisement conforte le poids des lobbies en même temps qu’elle oblige à s’interroger sur le pouvoir réel du président des Etats-Unis. Il n’est pas M. Bush, c’est entendu ; M. Romano Prodi ne fut pas M. Berlusconi non plus. Mais ce n’est pas assez pour savoir où va M. Obama et pour donner envie de le suivre. Or le pays souffre : le taux de chômage s’est envolé, des quartiers entiers juxtaposent des maisons saisies par leurs créanciers. Le président ne manque pas de parler, de s’expliquer, d’essayer de convaincre ; ses discours s’enchaînent, éloquents souvent. Qu’en reste-t-il ? Il condamne, au Caire, les colonies israéliennes ; de nouvelles s’implantent, il s’y résigne. Il promet une réforme ambitieuse du système de la santé ; les parlementaires l’édulcorent, il s’en satisfait.

Un jour, il annonce aux cadets de West Point qu’il envoie de nouveaux renforts en Afghanistan ; peu après, il reçoit le prix Nobel de la paix. L’exercice pourrait devenir schizophrène. Mais la cacophonie des situations trouve son remède apparent dans un nouveau flot de mots qui équilibre chaque énoncé par une suggestion contraire. Au final, prévaut presque toujours la ritournelle du « mes amis progressistes proclament ceci, mes amis républicains répliquent cela ; les premiers exigent trop, les seconds ne consentent pas assez. Moi je choisis la voie médiane ».

M. Obama encouragea donc les cadets de West Point à « faire preuve de retenue dans l’usage de la force armée » ; il appela les jurés d’Oslo à mesurer « la nécessité de la force en raison des imperfections de l’homme et des limites de la raison ». Ces derniers durent également méditer l’exemple du président Richard Nixon qui, en dépit des « horreurs de la révolution culturelle », accepta de rencontrer Mao à Pékin en 1972. Sourcilleux sur la question de droits humains comme était l’ancien chef de l’Etat républicain, cette rencontre lui coûta tant qu’il lui fallut se consoler peu après en ordonnant le bombardement des grandes villes vietnamiennes et en favorisant au Chili le putsch du général Augusto Pinochet… De cela, toutefois, M. Obama ne dit rien aux jurés d’Oslo. Impeccablement « centriste », il préféra saluer à la fois Martin Luther King et Ronald Reagan.

TOURNE

Tout avait pourtant bien commencé. En novembre 2008, près de deux Américains en âge de voter sur trois (et 89,7 % des électeurs inscrits) arbitrent le scrutin présidentiel. Ils portent à la Maison Blanche un candidat atypique dont le parcours même suggère l’ampleur du changement à venir : « Je n’ai pas le pedigree habituel et je n’ai pas passé ma carrière dans les couloirs de Washington. » C’est justement pour cette raison qu’il a su mobiliser les jeunes, les Noirs, les Hispaniques, ainsi qu’une fraction inespérée (43 %) de l’électorat blanc. Recueillant un pourcentage de voix supérieur à celui de Reagan lors de son élection en 1980 (52,9 % contre 50,7 %), M. Obama peut se prévaloir d’un « mandat ». D’ailleurs, nul ne le lui dispute. La déroute des républicains est complète. Leur philosophie libérale, qui a été résumée avec concision et pédagogie par le nouveau président – « donner davantage à ceux qui ont le plus, et escompter que leur prospérité rejaillira sur tous » –, n’est plus qu’un tas de hardes. Et les démocrates disposent d’une large majorité dans chacune des deux chambres du Congrès.

Trois mois avant son élection, M »Obama avait prévenu : « Le plus grand risque que nous pourrions prendre serait de recourir aux mêmes techniques politiques avec les mêmes joueurs, et d’en attendre un résultat différent. Dans des moments pareils, l’histoire nous enseigne que ce n’est pas de Washington que vient le changement, il arrive à Washington parce que le peuple américain se lève et l’exige. » Le militantisme de terrain doit donc permettre de secouer les pesanteurs conservatrices de la capitale, résidence officielle de tous les lobbies du pays. Un an plus tard, alors qu’on ne perçoit nulle trace d’un mouvement populaire, on ne compte plus les projets de loi bloqués, édulcorés, amputés par les « mêmes techniques politiques et les mêmes joueurs ».

Question pedigree, celui de l’actuel président détonnait pourtant avec ceux de ses prédécesseurs. Pour la raison visible qu’on connaît, mais aussi parce qu’il est inhabituel que le locataire de la Maison Blanche ait, dans sa jeunesse, sacrifié la possibilité de gagner énormément d’argent en pratiquant le droit à New York au désir d’aider les habitants des quartiers pauvres de Chicago. Toutefois, quand on examine le choix par M. Obama des membres de son cabinet, la nouveauté semble aussitôt moins renversante. Pour une ministre du travail proche des syndicats, Mme Hilda Solis, qui promet une rupture avec les politiques antérieures, on trouve une ministre des affaires étrangères, Mme Hillary Clinton, dont les orientations diplomatiques tranchent peu avec le passé, mais aussi un ministre de la défense M. Robert Gates, carrément hérité de l’administration Bush. Ou encore un ministre des finances, M. Timothy Geithner, trop lié à Wall Street pour pouvoir ou vouloir le réformer, et un conseiller économique, Lawrence Summers, architecte des politiques de déréglementation financière ayant valu au pays de frôler l’apoplexie. Quant à la « diversité » de l’équipe, elle n’est pas d’ordre sociologique. Vingt-deux des trente-cinq premières désignations effectuées par M. Obama étaient titualiers d’un diplôme d’une université d’élite américaine ou d’un collège huppé britannique.

Depuis le début du XXe siècle, les démocrates cèdent particulièrement portés à l’illusion technocratique de la compétence, du pragmatisme, du gouvernement des meilleurs (« the best and the brightest »), de l’excellence, de l’expertise qui doit imposer ses volontés à un monde politique suspecté de démagogie permanente. Une philosophie de ce genre à laquelle, paradoxalement, compte tenu de son parcours, se rattache le président des Etats-Unis (pour ne pas être confondu avec un militant afro-américain ?) voient les mobilisations de masse, le « populisme », avec méfiance. D’emblée, M. Obama espéra donc que la fraction la plus raisonnable des républicains s’accorderait avec lui pour extraire le pays de l’ornière. Et il lui tendit la main. En vain. Il a récemment commenté cette rebuffade : « Nous avons dû prendre une série de décisions difficiles sans recevoir d’aide du parti d’opposition lequel, malheureusement, après avoir présidé aux politiques ayant conduit à la crise, a décidé de s’en décharger sur d’autres. » Etrange formulation, mais révélatrice : elle fait l’impasse sur l’élection présidentielle de 2008, à l’issue de laquelle les républicains n’ont pas « décidé » d’abandonner les rênes du pays à d’autres ; ils ont été chassés du pouvoir par les électeurs.

Ils ne le supportent pas. D’où leur violence. En juin 1951 déjà, un démocrate, Harry Truman, occupe la Maison Blanche. Sans rechigner, il se consacre au combat contre le communisme et l’Union soviétique, à la défense de l’empire et des profits de General Electric. Néanmoins, aux yeux d’une fraction importante de l’électorat républicain, rien à faire, c’est un traître. Le sénateur Joseph McCarthy s’exclame ainsi : « On ne comprend rien à la situation actuelle si on ne saisit pas que des hommes placés aux plus hauts échelons de l’Etat se concertent pour nous conduire au désastre ? C’est d’une conspiration si immense qu’elle relègue au statut de poussière tout ce qui l’a précédé dans l’histoire. Une conspiration tellement infâme que, quand on l’aura dévoilée, son responsable méritera d’être à jamais maudit par tous les honnêtes hommes. » Pendant quatre ans, le sénateur du Wisconsin va terrifier ce que le pays compte de progressistes, artistes ou syndicalistes, mais aussi les principaux responsables de l’Etat, militaires compris.

Nous n’en sommes pas là. Toutefois, l’air est à nouveau vicié par la paranoïa des militants de droite portée à l’incandescence par les talk shows à la radio, l’« information » continue de Fox News, les éditoriaux du Wall Street Journal, les églises fondamentalistes, les rumeurs délirantes que charrie Internet. Un tel tintamarre envahit l’esprit et interdit de penser à autre chose. Ainsi, des millions d’Américains passionnés par la politique sont convaincus que leur président a menti sur son état-civil, que né à l’étranger, il était inéligible. Ils jurent que sa victoire, pourtant acquise avec huit millions cinq cent mille voix d’avance, est le produit d’une fraude, d’« une conspiration si immense … ».

L’idée d’avoir pour dirigeant un homme qui a passé deux ans en Indonésie dans une école musulmane, un ancien militant de gauche, un cosmopolite, un intellectuel les révulse . Ils croient dur comme fer que la réforme du système de santé servira de prélude à la création de « tribunaux de la mort » chargés de désigner les malades qui pourront se faire soigner. Ces bataillons survoltés constituent le noyau dur du Parti républicain. Ils maintiennent sous leur férule les élus avec lesquels le bon centriste Obama escomptait négocier sa politique de relance, sa réforme de l’assurance maladie, la réglementation de la finance.

L’inanité d’une telle espérance fut établie sans tarder. Moins d’un mois après que l’entrée du nouveau président à la Maison Blanche, son plan d’augmentation des dépenses publiques n’obtient le soutien d’aucun des cent soixante-dix-sept parlementaires républicains à la Chambre des Représentants. En novembre, c’est au tour de la réforme du système de santé : cette fois, un seul député d’opposition se joint à la majorité démocrate. En décembre enfin, la législation destinée à protéger les consommateurs contre les pratiques abusives des organismes de crédit est, elle aussi, adoptée par la Chambre des représentants sans le moindre suffrage républicain. Chaque fois, pourtant, les textes présentés ont été amendés avec l’espoir que le président pourra les présenter comme « bipartisans »…

Dans le cas de la finance, nul ne sait encore à quoi ressemblera la loi au bas de laquelle il apposera son paraphe. Il suffit en effet que quarante des cent sénateurs s’opposent à un vote pour que la discussion se prolonge indéfiniment. Les républicains étant quarante, chacun d’eux et chaque démocrate félon peut monnayer son soutien au prix fort. L’un de ces derniers, M. Joseph Lieberman, qui avait déjà appelé à voter pour M. John McCain en 2008, a ainsi fait obstruction à la création d’une « option publique » destinée aux Américains sans couverture médicale. Les compagnies d’assurances privées comptent au nombre des principaux bailleurs de fonds du sénateur Lieberman…

Le 28 septembre 2008, alors qu’un plan de sauvetage des banques agréé par le candidat Obama allait leur allouer une aide d’urgence de 700 milliards de dollars, un parlementaire de gauche, M. Dennis Kucinich, interpella ses collègues : « Sommes-nous le Congrès des Etats-Unis ou le conseil d’administration de Goldman Sachs ? » La question demeure assez pertinente pour que le président américain ait jugé récemment utile de préciser : « Je n’ai pas fait campagne pour aider les gros bonnets de Wall Street. » Toutefois, en 2008, Goldman Sachs, Citigroup, JPMorgan, UBS et Morgan Stanley figurèrent sur la liste des vingt principaux bailleurs de fonds de sa campagne . Une phrase du journaliste William Greider résume la situation ; « Les démocrates sont placés devant un dilemme : peuvent-ils servir l’intérêt public sans mécontenter les banquiers qui financent leurs campagnes ? »

Les Etats-Unis sont-ils réformables ? On prétend que leur système se caractériserait par « l’équilibre des pouvoirs ». Il consiste en réalité en une multiplication d’échelons où règne le dollar. En 2008, des millions de jeunes se sont lancés dans la bataille politique en escomptant qu’avec ce président, rien ne serait plus comme avant. Mais voilà, lui aussi se comporte en maquignon, achète un vote qui sinon lui ferait défaut, courtise un élu qu’il méprise. Pourrait-il faire autrement ? La personnalité d’un homme ne pèse jamais très lourd face à la tyrannie des structures, surtout quand l’opposition se montre hystérique et que le « mouvement populaire » se résume à des syndicats en capilotade, des militants noirs cooptés par l’exécutif et des blogueurs infatués qui croient que le militantisme s’épanouit derrière un clavier. Or, aux Etats-Unis, une inflexion progressiste du cours des choses exige un alignement des planètes presque parfait. En revanche, pour réduire les impôts des riches Reagan n’eut même pas besoin d’une majorité de parlementaires républicains…

La biographie de M. Obama a fait naître un malentendu. D’une part, parce qu’elle a concentré sur lui tous les feux et toutes les attentes. D’autre part, parce que ce président des Etats-Unis ne ressemble plus depuis longtemps à l’adolescent radical qu’il décrit dans ses Mémoires. Celui qui assistait à des conférences socialistes, se scandalisait du coup d’Etat anticommuniste de 1965 en Indonésie, œuvrait à Harlem pour une association proche de M. Ralph Nader. Il n’a plus rien à voir non plus avec le militant afro-américain qui « afin d’éviter d’être pris pour un traître, sélectionna ses amis avec soin. Les étudiants noirs les plus activistes. Les étudiants étrangers. Les Chicanos. Les professeurs marxistes, les structuralo-féministes et les poètes punk rock. Nous fumions des cigarettes et portions des blousons de cuir. La nuit, dans les dortoirs, nous discutions du néocolonialisme, de Frantz Fanon, d’ethnocentrisme européen et de patriarcat . »

Pour les républicains, ce passé-là prouve que l’homme est dangereux, étranger à la culture individualiste du pays, complaisant envers « les ennemis de la liberté » et disposé, pour commencer, à « socialiser le système de santé américain ». De leur côté, une partie des militants démocrates espèrent que leur président, qui les déçoit pour le moment, n’hésitera pas sitôt qu’il le pourra à mettre en œuvre une politique plus progressiste ; et que telle est bien sa volonté. L’appréhension des uns attise l’espérance des autres. Néanmoins, pour paraphraser l’expression du journaliste Alexander Cockburn, la gauche qui inspecte les entrailles des textes présentés au Congrès pour y dénicher la moindre trace de victoire, sait que le temps est compté : les élections législatives de novembre prochain, qui risquent d’intervenir dans un climat économique morose, vont éclaircir les rangs des élus démocrates.

En définitive, on parle trop de M. Obama. L’homme a pris les traits d’un démiurge qu’on croit capable de dompter les forces sociales, les institutions, les intérêts. Cette personnalisation immature du pouvoir caractérise aussi la France et l’Italie, mais là le diable est niché de l’autre côté ; qu’il tombe et la gauche sera sauvée... Il y a environ un demi siècle, l’historien américain Richard Hofstadter a popularisé l’expression « style paranoiaque » pour saisir une humeur politique de ce genre. A l’époque, il pensait surtout à la droite maccarthyste et à ses succédanées immédiats, mais il prétendait aussi que son idéal-type trouverait au fil des ans bien d’autres applications.

Nous y sommes. L’essor de l’individualisme, la paresse intellectuelle, la dérive hystérique des débats, le rôle délétère des médias, le déclin du marxisme aussi, ont généralisé l’illusion selon laquelle, comme l’expliquait Hofstardter en 1963, « l’ennemi n’est pas, contrairement à nous tous, soumis à la grande mécanique de l’histoire, victime de son passé, de ses désirs, de ses limites. C’est un agent libre, actif, diabolique. (...) Il fabrique les crises, déclenche les faillites bancaires, provoque la dépression, confectionne des désastres, et ensuite se délecte puis profite de la misère qu’il a provoquée . » Un animateur de radio ultraconservateur, Rush Limbaugh, réplique que certains partisans de M. Obama le prennent pour le Messie. Il n’a pas tort. Mais pourquoi persiste-t-il à dénoncer chaque jour l’Antéchrist ?

Au fond, le « miracle » de l’élection de novembre 2008 pourrait être de nous avoir rappelé que les miracles n’existent pas. Et que le destin des Etats-Unis ne se confond ni avec la personnalité d’un homme ni avec la volonté d’un président.