Terra Nova ou le progressisme en simili

[원문] 신세대 싱크탱크의 어설픈 ‘진보’ 흉내

2010-02-08     Alexander Zevin

Terra Nova ou le progressisme en simili

Une enquête d’Alexander Zevin

Le premier rapport du « think-tank progressiste » Terra Nova, paru au cours de l’été 2008, défendait l’idée de primaires à gauche pour préparer les élections présidentielles de 2012 . Au même moment, M. Barack Obama était investi à la candidature démocrate aux Etats-Unis et les auteurs saluaient « le renouvellement du personnel politique » rendu possible par ce mode de désignation. Néanmoins, malgré leur bel enthousiasme et un battage médiatique tout à fait honorable, il ne se passa pas grand-chose. Ce qui aurait dû devenir « le grand enjeu de l’équipe de direction issue du congrès de Reims » passa à la trappe après avoir reçu de faibles échos dans la presse généraliste et à l’intérieur du Parti socialiste (PS). Pourtant, un an plus tard, les médias battirent tambours en faveur de primaires ouvertes, brusquement devenues le seul moyen de sauver la gauche française. <<번역문 보기>>

Quel rôle Terra Nova a-t-il joué dans le retour en grâce de son projet fondateur, juste à temps pour l’université d’été du PS, à La Rochelle, en août 2009 ? En premier lieu, nous explique son président Olivier Ferrand, le think-tank a publié plus de cinq cent cinquante « notes d’actualité » abordant tous les sujets possibles et imaginables, du changement climatique aux jeux d’argent en ligne, en passant par la réduction des déficits budgétaires. Toutefois, si l’influence de Terra Nova devrait se mesurer à l’écho reçu par ses « propositions concrètes au profit des leaders politiques », le bilan est moins impressionnant. Aucun député socialiste contacté dans le cadre de cette enquête n’admet l’idée que la « boîte à idées » ait eu une quelconque influence sur la direction du PS, ou sur la décision prise par sa première secrétaire, Mme Martine Aubry, de soumettre un projet de primaires au vote des militants. Une telle hypothèse n’a recueilli que des sourires indulgents…

Terra Nova joue un rôle, mais indirect, par l’entremise de certains organes d’information. L’organisation a en effet signé des partenariats avec, entre autres, Libération, Rue 89, Métro et le Nouvel Observateur. Le rapprochement avec Libération s’est avéré particulièrement fructueux puisque le journal sous-traite à l’association deux pages mensuelles d’analyses, lui offrant tout à la fois l’accès à un public certes réduit (les ventes du quotidien dépassent désormais à peine les cent mille exemplaires) mais réel, et l’occasion de se présenter comme le think-tank de gauche. Quelques semaines avant l’université d’été du PS, alors que ni l’appareil ni les militants ne se passionnaient pour ce sujet, démarrait une campagne de grande ampleur en faveur des primaires. Que le parti ait paru résister ou se soumettre à cette pression extérieure exercée par la presse, au nom même des valeurs démocratiques dont celle-ci se réclame, la question, au fond, n’importait guère. Car, dans un cas comme dans l’autre, nul ne pouvait ignorer d’où soufflait le vent de la rénovation : fort de son astucieuse stratégie de communication, Terra Nova incarnait l’innovation intellectuelle à gauche.

En juin 2009, M. Ferrand et l’un de ses soutiens au PS, M. Arnaud Montebourg, présentent un rapport sur le sujet à Mme Aubry, puis en tirent un livre sobrement intitulé Primaire : comment sauver la gauche (Seuil, Paris, août 2009). « Il faut en finir avec le vieux parti », répète à l’envie M. Ferrand, au cours des innombrables interviews. Pendant l’université d’été, Libération publie un sondage ciselé pour établir qu’une majorité de Français (environ 70 %) considère des primaires ouvertes comme un « bon système de désignation du candidat socialiste ». Un système d’autant plus admirable qu’il octroie aux médias et aux experts le pouvoir de choisir les candidats à la place des militants.

Evoquant la perspective d’une grande coalition centriste et l’« aspiration profonde à de nouvelles formes de démocratie, plus directes, plus participatives », Laurent Joffrin explique que, de nos jours, « les militants, aussi méritants soient-ils, ne suffisent plus à la légitimité d’un candidat ». Et le quotidien de publier la « pétition citoyenne pour des primaires populaires à gauche » lancée par Terra Nova et paraphée par des banquiers, sociologues, acteurs, personnalités politiques ainsi que par un champion olympique de canoë.

Egalement mise en ligne sur le site de la « boîte à idées », l’appel recueillera, entre août 2009 et janvier 2010, pas moins de cinq mille six cents signatures, sur un objectif annoncé de… cent mille. Le jour où, pour des raisons internes liées à la « crise de direction » que traverse le PS, Mme Aubry annonça qu’elle était favorable à des primaires, M. Ferrand oublia les résultats de son appel pour répondre aux questions de Rue89 et mettre en avant le rôle prépondérant de Terra Nova dans la décision socialiste. Une tempête médiatique se déchaîna alors, à laquelle aucun journaliste ne put échapper et à laquelle tous les hommes politiques importants furent sommés de réagir. Dans l’œil du cyclone, grimpant tel un ballon météo, se trouvait M. Ferrand (« L’homme qui monte », d’après Le Monde du 27 août 2009).

La question des primaires ouvertes n’a pas suscité un engouement particulier dans la sphère politique, et encore moins à l’échelle du pays. Pour cette raison même, il est intéressant de se demander pourquoi Terra Nova a fait de cette idée son cheval de bataille et continue de la défendre avec ses moyens limités, mais bruyants. S’y révèle en effet son véritable objectif et les changements que cette organisation cherche à provoquer dans la sphère politique et intellectuelle française.

Le PS a besoin d’idées nouvelles. « Il faut des idées » est une phrase répétée pratiquement tous les jours à la radio, à la télévision ou dans les journaux, et avant tout par les socialistes eux-mêmes, simples militants ou membres du bureau national. Mais c’est une chose de chercher des idées novatrices, c’en est une autre de savoir où les trouver. La solution think-tank ne manque pas d’élégance. Soutenus par l’Etat, notamment à travers des exonérations d’impôts accordées aux fondations, et valorisés par l’importance croissante accordée à la « société civile » dans nos démocraties, ceux-ci prospèrent depuis longtemps aux Etats-Unis. Comme souvent, c’est vers ces cieux bienheureux que se tourne le regard du courageux « réformateur » français.

Ces « universités sans étudiants » exercent une influence majeure sur la vie politique américaine depuis les années 1980, lorsque la Heritage Foundation et des dizaines d’autres think-tanks néolibéraux apportèrent à l’administration de Ronald Reagan le bagage intellectuel et idéologique qui allait rendre possible la révolution conservatrice . Leur prestige atteint son apogée depuis que les stratèges démocrates se sont réappropriés cette technique. Le Center for American Progress (CAP) fondé par M. John Podesta, l’ancien chef de cabinet de M. William Clinton, pendant la traversée du désert des démocrates en 2003, est la plus célèbre de ces institutions. Le CAP a rédigé de nombreux documents utilisés par M. Obama pendant sa campagne et il fournissait aux journalistes des questions à poser à son adversaire républicain, M. John McCain. Il a également supervisé la transition entre les deux administrations et il s’apprête à publier un ouvrage destiné à guider le président, comme le fit la Heritage Foundation pour Reagan en 1981, avec son Mandate for Leadership .

Lorsqu’on l’interroge sur les origines de sa « boîte à idées », M. Ferrand part du principe qu’il s’agit d’une innovation radicale dans le paysage institutionnel français. La production intellectuelle y pèche, nous explique-t-il, car « le diagnostic et les solutions politiques sont séparés. » Il y aurait, d’un côté, des journaux et des revues dans lesquels les experts discutent des problèmes (M. Ferrand cite Esprit et La République des idées de Pierre Rosanvallon, d’où viennent les principaux collaborateurs de Terra Nova) et, de l’autre, les partis politiques comme le PS, assoiffés d’idées rapidement exploitables.

Pour remédier à ce problème, M. Ferrand compte « importer le modèle de think-tank américain », et en particulier celui du CAP, auquel il se réfère sans cesse. C’est avec le CAP que Terra Nova (et d’autres associations) organisèrent en 2008 un voyage d’étude sur les élections présidentielles américaines. A l’issue de ce périple, la « boîte à idées » française publiait en janvier 2009 son rapport Moderniser la vie politique : innovations américaines, leçons pour la France.

Au-delà des mots, Terra Nova ressemble-t-il vraiment à son homologue américain ? Et les prétentions de son président à proposer une rupture intellectuelle majeure prennent-elles corps dans la réalité ? Une première différence apparaît d’emblée, comme le souligne lui-même M. Ferrand. Le budget du CAP est d’environ trente millions de dollars, celui de Terra Nova n’atteint pas un million d’euros . Le CAP compte une centaine de salariés, Terra Nova, seulement trois, le chargé d’études, le chargé de la publication et de la presse et le secrétaire général, évidemment secondés par une douzaine de stagiaires sortis de l’Ecole des hautes études commerciales (HEC) ou de Science Po et travaillant gratuitement.

M. Ferrand se veut philosophe : « Il y a des think-tank riches et d’autres, pauvres. » Les premiers, raisonne-t-il, ont des chercheurs rattachés, qui disposent d’un bureau, d’une place de parking et d’un salaire ; les autres, comme Terra Nova, doivent « sous-traiter » le travail (en l’occurrence, sans le rémunérer) à des « consultants » extérieurs. Pour M. Ferrand, il s’agit d’une différence cosmétique – une simple affaire de chiffres.

Cependant, un tel écart est trop abyssal pour ne pas refléter, au moins en partie, des différences entre les deux sociétés. Non seulement la tradition philanthropique n’est guère répandue en France, mais l’histoire, la structure et le fonctionnement du Parti démocrate et du PS sont difficilement comparables. La culture de militantisme et la tradition intellectuelle des démocrates restent très limitées, alors que le PS demeure un parti d’élus et de militants dont la ligne fut longtemps discutée et fixée dans des revues sérieuses et au cours de longs congrès. Dans ces conditions, le CAP peut prétendre combler un besoin réel des démocrates, qui comptent sur des organisations extérieures pour leur proposer des idées et pour les représenter auprès des médias. A l’inverse, les socialistes français ont très tôt disposé d’organes de presse plus ou moins acquis à leurs idées (l’Humanité, le Populaire, l’Unité) et formulé eux-mêmes un discours théorique (dans La Nouvelle revue socialiste notamment) ; leur programme fut constamment étudié, travaillé et transformé par ses différents courants internes (les poperénistes, le CERES et les chevènementistes, les rocardiens, etc.). Aujourd’hui encore, le PS publie l’Hebdo des socialistes ainsi que le trimestriel La Revue socialiste, et dispose d’une « boîte à idées » interne, la Fondation Jean Jaurès.

Si sa filiation avec les think tanks américaines se révèle largement imaginaire, Terra Nova peut plus légitimement trouver un ancêtre hexagonal en la Fondation Saint Simon, créée en 1982 par des patrons, intellectuels et haut fonctionnaires de centre droit et centre gauche afin de « décloisonner » la société française . Sa dissolution en 1999 préluda à une germination de clubs et cercles de réflexion réformistes caressant le projet d’influencer les gouvernants et, plus vraisemblablement, de médiatiser leurs animateurs : En Temps réel (2000), La République des Idées (2002), A Gauche en Europe (2003), Telos (2005), Terra Nova (2008).

Candidat putatif à la prochaine élection présidentielle, le député Pierre Moscovici, pour lequel M. Ferrand a travaillé en tant que secrétaire général d’A Gauche en Europe, estime la jeune organisation capable de produire « des notes, des mises à jour, des réflexions courtes », mais juge impensable que Terra Nova remplace un jour la Fondation Jean Jaurès, qui restera le « plus important think-tank de la gauche. » D’après M. Moscovici, il serait bien plus bénéfique pour la rénovation du PS d’encourager les intellectuels à rejoindre le parti, une démarche d’ailleurs initiée – sans grand succès – par Mme Aubry avec son Lab du PS. Loin de répondre à un besoin d’ordre structurel, concret ou idéologique, Terra Nova semble en fait être en compétition avec le parti…

Le rôle de l’organisation présidée par M. Ferrand dans la rénovation du parti n’apparaît pas plus clairement lorsqu’on se plonge dans les textes définissant ses objectifs, méli-mélo sans saveur de discours managérial plus ou moins bien digéré. Sa présentation officielle consacrait quelques lignes à « la rénovation intellectuelle de la social-démocratie », mais dans sa forme actuelle, cette référence historique, déjà un peu légère, a été raccourcie pour laisser place à la liste des émissions de télévision et de radio auxquelles Ferrand a participé. « La nouvelle social-démocratie, c’est Bad Godesberg de 1957 [sic] », se hasarde Ferrand dans « Portrait de décideur », sur EcoNet (« le rendez vous des acteurs du e-business »).

Terra Nova reste tout aussi vague sur le plan de la méthodologie, se désignant successivement comme un « espace participatif », un « travail collectif », « ouvert à tous ceux qui cherchent un lieu pour travailler sur le fond, au-delà des courants et des partis. » Même le CAP décrit sommairement ses objectifs concrets, la couverture santé universelle, une croissance plus équitable, les énergies propres, une domination américaine bienveillante, etc. Et lorsque le think-tank washingtonien se qualifie de « progressiste », il renvoie au moins à une véritable doctrine politique, née au début du XXe siècle aux Etats-Unis, avec ses mouvements, ses factions, ses causes et ses grands noms.

Ce que signifie être « progressiste » pour un Français reste un mystère que Terra Nova ne semble pas soucieux d’élucider. La liste bigarrée des membres du « conseil scientifique » dirigé par M. Michel Rocard (cent cinquante notables internationaux – intellectuels, patrons, associatifs, hauts fonctionnaires – entassés pèle mêle sans autre logique que celle de la notoriété) ne contribue pas à l’éclaircir.

Dans les locaux anonymes de la « boîte à idées », avenue des Champs Elysées, loués et meublés aux frais d’un proche de M. Rocard, M. Henry Hermand, les tapis étouffent les bruits de pas et les plantes vertes paraissent abandonnées. Ni la vague odeur de cuisine indienne provenant d’un centre commercial ni l’arrivée soudaine de M. Manuel Valls, lui aussi candidat déclaré à la prochaine élection présidentielle, entièrement vêtu de noir et l’air maussade, n’allègent une ambiance faite de professionnalisme surjoué – chacun s’affaire. Selon un ancien stagiaire, M. Ferrand « ne gère ni les études qui doivent pourtant être le cœur du travail de Terra Nova ni le quotidien de “son” think tank. » Des tâches dévolues à un adjoint « certes sympathique mais inexpérimenté. »

Les cinq cent cinquante notes produites par la « boîte à idées » sont bien plus remarquables par leur profusion étourdissante que par leur contenu ou leur cohérence idéologique. Elles sont réparties en vingt-et-une catégories (finances publiques, éducation, Europe, défense, agriculture et pêche, etc.), dont la plus fournie, après celle des primaires, est consacrée à la crise économique. La place de la France au sein de l’Union européenne élargie constitue un autre thème important. Le ton est parfois professionnel, mais tout aussi souvent indigeste ou simplement confus. Aussi polies que mesurées, truffées d’« opportunité manquée », d’« effets ambigus » ou de « méthodes contestables », les critiques formulées à l’encontre de la politique de M. Nicolas Sarkozy s’adressent le plus souvent à la forme plutôt qu’au fond. Les choix politiques de la droite « méritent d’être nuancés », « suscitent de nombreuses inquiétudes », ont été adoptés « d’une manière précipitée », auraient dû « passer par une réflexion profonde » et, en tout état de cause, réclament « un débat démocratique d’ampleur. » MM. Sarkozy, François Fillon et Eric Besson n’ont qu’à bien se tenir…

Une note de septembre 2009 sur le changement de statut de la Poste résume cette posture rhétorique. Son titre, « La Poste : le combat ne s’arrête pas au changement de statut », sonne assez creux dès lors qu’on découvre que, pour l’auteur, le « combat » n’aurait jamais dû commencer, puisque « ce n’est pas tant la nature publique ou privée de la structure en charge du service public qui compte que l’identification et la satisfaction des besoins auxquels doit répondre le service public. » Dans d’autres cas, les positions de Terra Nova sont tout simplement contradictoires. De manière explicite à propos de la loi Hadopi, avec une contribution « contre » publiée en juin 2008 (« Un texte coupé de toute réalité ») et une autre « pour », en mars 2009 (« Une loi indispensable »). Ou de manière plus discrète lorsqu’il s’agit d’encourager les syndicats dans « Quelles stratégies de croissance pour la gauche ? » puis de condamner le LKP en Guadeloupe pour son nationalisme démodé et son mépris scandaleux de la propriété privée .

Au fil des notes, l’un des rares thèmes qui ne laisse place à aucune équivoque est sans doute l’admiration pour les Etats-Unis et pour leur quarante-quatrième président. Plus de la moitié des contributions consacrées à la politique internationale traitent en effet de M. Obama. L’une d’elles est entièrement dévolue au « nouveau féminisme » de sa femme, Michelle. Un hommage particulier est rendu aux démocrates américains pour leurs politiques ambitieuses en matière d’immigration, d’intégration, de logement, de salaire minimum. Et, avant tout… au système de primaires en vigueur aux Etats-Unis dont la France gagnerait à s’inspirer…

Si Terra Nova ne fonctionne pas comme un think-tank américain, si ses principales contributions « intellectuelles » se distinguent par leur flou, c’est sans doute que sa véritable vocation est ailleurs. Pour la comprendre, il faut quitter l’univers éthéré des idées dans lequel l’organisation prétend évoluer, et se tourner vers des réalités plus crues : l’ambition personnelle et les luttes générationnelles au sein du PS.

M. Ferrand a pratiquement tout en commun avec la direction du PS. Sauf la date de naissance, ce qui s’est avéré tragique pour sa carrière. Comme la majorité des caciques actuels du parti, il a intégré les bonnes écoles – Sciences Po, Ecole nationale d’administration (ENA) et HEC – avant d’entrer en politique. On accède désormais aux sommets du parti « par le haut », en raison de son expertise, gestionnaire notamment. Et tout le problème est là, car ce mouvement joue contre les nouvelles générations .

En effet, les personnalités qui ont accédé au pouvoir à la fin des années 1970, brillants élèves de l’ENA choisis pour diriger les cabinets et les ministères de François Mitterrand, n’ont pas quitté la scène. MM. Laurent Fabius et François Hollande, Mmes Aubry et Ségolène Royal, pour n’évoquer que les plus connus, ont conservé leurs mandats, leurs réseaux de partisans dans les fédérations et parmi les maires – de même que leur santé et des ambitions insatisfaites. Cette professionnalisation du parti, aujourd’hui largement dominé par des gens qui n’ont que la politique pour métier, a entraîné un vieillissement des élus. En 2006, parmi les députés, les sénateurs et les élus européens socialistes, environ 70 % avaient gagné leur premier mandat après l’âge de 47 ans. L’embouteillage a atteint de telles proportions que selon le politiste Rémi Lefebvre, « les chances de faire une carrière politique au sein du PS apparaissent extrêmement restreintes pour tous ceux qui ont intégré le parti après 1981. »

M. Ferrand le sait. Il a pourtant tout fait dans les règles et même enjolivé son parcours . Administrateur civil, il a conseillé M. Lionel Jospin (pour les affaires européennes), M. Dominique Strauss Kahn et M. Romano Prodi, alors président de la Commission européenne. Puis il fut parachuté dans la 4e circonscription des Pyrénées-Orientales, avec le soutien du bureau national et de ses anciens supérieurs, au nom du « renouvellement générationnel » – et en dépit des… primaires organisées par les militants, qui avaient désigné M. Pierre Aylagas, maire d’Argelès-sur-Mer.

Malgré les mises en gardes de Solferino, ce dernier refusa de se retirer et se présenta sous l’étiquette divers gauche. Après avoir perdu la primaire, M. Ferrand échoua au premier tour contre M. Aylagas, qui s’inclina lui-même au second tour contre le candidat Union pour un mouvement populaire (UMP). Les critiques n’ont pas manqué contre ce technocrate parisien « arrogant » et « hypocrite » qui défend aujourd’hui le principe de primaires. A 38 ans, M. Ferrand aurait dû attendre encore dix ans avant qu’une candidature à un poste d’élu accessible ne récompense son expertise. Mais de sa défaite vint l’inspiration.

En 2008, il lance Terra Nova et une guerre à outrance en faveur de primaires ouvertes… Ainsi cette question qui devrait être anecdotique pour une « boîte à idées » vouée au renouvellement de la « matrice intellectuelle de la gauche », acquiert-elle une position centrale : son véritable objectif est de changer les règles qui président à la désignation des élites du parti. M. Ferrand étant loin d’être le seul ambitieux à manquer d’appuis et d’influence au sein du PS, il est rejoint dans son projet par des collègues souffrant des mêmes maux. La première étude de Terra Nova plaide pour l’organisation de primaires afin que « les leaders nationaux de la nouvelle génération, que leur talent qualifie pour la présidentielle [...], des outsiders comme Manuel Valls, Vincent Peillon, Arnaud Montebourg, puissent se présenter. » Au moins, le dernier courant socialiste en date ne dissimule pas ses objectifs derrières un quelconque référent intellectuel ou idéologique. Il vise tout simplement à rassembler une « nouvelle génération d’outsiders. »

Dans cette bataille, Terra Nova sait faire retentir le carillon des médias. « Si ce n’est pas au journal, ça n’est pas arrivé », nous assure sans rire son président. L’agitation médiatique apparaît comme une fin en soi. Si le CAP peut revendiquer une stratégie cohérente face aux grands moyens d’information – contrer leur penchant droitier –, Terra Nova cherche frénétiquement à établir des partenariats au point, se rappelle cette ancienne stagiaire, de solliciter « des supports n’ayant strictement rien à voir avec Terra Nova [...] comme Skyrock et Elle [...] et qui ne servent qu’à alimenter une hyperactivité brouillonne en matière de com. » Diffuser des notes, des essais et des communiqués de presse sur tous les sujets concourt à cette dynamique.

Notre interlocutrice raconte qu’au cours des six premiers mois, le personnel de Terra Nova était submergé par « un trop grand nombre de missions, qui avaient pour seul but de donner une envergure à une personne qui, il faut le dire, n’en a jamais eu en politique. » Sur ce plan, au moins, l’initiative de M. Ferrand est une réussite. Il est passé directement du statut de parachuté menacé par l’oubli à celui d’expert multimédia perçu comme « désintéressé » parce que ne dirigeant aucune faction identifiable.

Que les idées deviennent le jouet d’une catégorie sociale favorisée ou de petits groupes ne doit pas occulter qu’elles émergent souvent de creusets moins raffinés, situés à la base de la société, suggérées par les événements, revendiquées par ceux qui travaillent. Et qui attendent un personnel politique capable de transformer leur doléances en programme et en force politique. S’il est vrai que des intellectuels ne sauraient fabriquer des mouvements sociaux et de la mobilisation là où il n’en existe pas, d’autres intellectuels peuvent en revanche agir comme une force de destruction ou d’occultation des mouvements et des mobilisations existants. Il leur suffit de s’assurer que la contestation se heurtera à l’environnement le plus hostile. Ou, mieux, d’empêcher qu’elle se déploie en maquillant la différence entre ce qu’elle vise et ce qu’elle combat.