Les de Pissarro

[원문] 빛의 화가 피사로의 잊혀진 참여예술

2010-02-08     Evelyne Pieiller

Les « turpitudes sociales » de Pissarro

Par EVELYNE PIEILLER

Il est beau de découvrir une œuvre qui, outre l’émotion qu’elle suscite, conduit à mettre en perspective différemment l’intensité des enjeux, des contradictions, des affrontements d’une époque, tout en nous obligeant à rêver autour des relations fort peu binaires qui se nouent entre la modernité en art et la sensibilité politique. C’est, de façon inattendue, avec Camille Pissarro que se produit cette éclairante secousse. <<번역문 보기>>

Il semble pourtant sans mystère, ce peintre qui, en 1874, participe à la première exposition de ceux qu’on nommera les Impressionnistes, et leur restera lié. Celui qui est, selon Elie Faure, « le poète le plus discret de l’intimité des choses » vit modestement, travaille beaucoup, reste peu connu, et a des amis proches, qui participent eux aussi au grand combat pour une esthétique nouvelle, à l’instar de ses disciples Gauguin ou Cézanne… En bref, il correspond parfaitement aux lieux communs qui se sont attachés à cette école, pour proposer durablement un stéréotype de la figure de l’artiste et une certaine notion de la beauté. Car chacun sait aujourd’hui que l’impressionnisme choqua aussi bien le public que les notables chargés de définir le « grand art », avant de devenir une valeur sûre, et de faire, tardivement mais solidement, la fortune de certains de ses représentants ; mieux, cette peinture à la séduction lumineuse, qui paraît chanter les frissons des apparences, est devenue remarquablement populaire, au point de quasiment susciter la nostalgie de cette « fin de siècle », flirtant avec la Belle Epoque, et qui semble tout en douceur de vivre…

Le rejet, complexe, de cette « avant-garde », symbolise l’incompréhension séparant inévitablement les « bourgeois » des artistes novateurs : la belle histoire des Impressionnistes est ainsi exemplaire, qui oppose le conservatisme au progrès, la majorité stupide à l’élite éclairée, la cruauté des rentiers à la fraternité des artistes, l’injustice des foules d’antan à la justice de la postérité. Il y a là un romantisme tenace et rassérénant : on salue sans craindre de se tromper les héros de l’Idéal et hérauts de la Beauté, qui de surcroît purent ensuite tourner en ridicule les myopes qui les condamnaient. La foule est bête, l’artiste est un révolutionnaire incompris, certes, mais c’est ce qui fait sa gloire et sa légitimité… et tout est bien qui finit bien. Clichés auxquels il est d’autant plus difficile de ne pas donner crédit que les faits semblent en garantir la pertinence. Pourtant, ils concourent à une perception passablement erronée et de ce temps, et de ses combats, et du rôle qu’y tinrent ses artistes.

En 1889, la Tour Eiffel domine Paris, la modernité est en train de l’emporter, et Pissarro a bientôt 60 ans. Il compose un recueil, destiné à rester unique, de trente dessins à la plume. Il les classe selon un ordre précis, leur adjoint un titre ou une légende, colle chaque feuille sur une page, et envoie l’album, relié par son fils Lucien, également peintre, à ses nièces, à Londres, en l’accompagnant d’une lettre de commentaires. C’est là une œuvre strictement destinée aux proches : Pissarro choisit de la garder en-dehors du marché de l’art, qui se met alors en place. Ces Turpitudes sociales, qui s’ouvrent sur le soleil têtu de l’Anarchie, et s’achèvent sur une « Insurrection » probablement bientôt vaincue, auraient sans doute surpris ledit marché. Car on est ici très loin, à ce qu’il semble, de la lumineuse séduction associée à sa peinture. A coup de griffures, rayures, ratures, hachures, il propose ses « Misérables », sa version de « la guerre des maigres contre les gras, de la vie contre la mort », avec une magnifique absence de sentimentalité.

Pissarro n’a rien d’une âme sensible qui se pencherait sur les pauvres. L’esprit charitable des dames patronnesses qui faisait alors fureur n’est pas son fort. Ce n’est pas une recrudescence d’aumônes qu’il espère pour ses « struggleforlifeurs », mais au contraire qu’ils comprennent, comme le voulait Baudelaire, que « celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir ». Il présente un cauchemar froid, où s’opposent le Capitaliste et le Prolétaire, en une allégorie violente, qu’il qualifiait d’ « essai dans le domaine du tragi-comique ». On pourrait craindre le pire. Entre « Le Temple du veau d’or » et « La misère en chapeau noir », « Suicide de l’abandonnée » et « Le convoi du pauvre », on appréhende de sombrer dans un populisme caricatural, dans l’œuvre à message, convaincante pour les convaincus…

Mais, d’une part, l’art de Pissarro est d’une étonnante complexité, qui transcende tout « réalisme » par un travail formidable sur les contrastes, les dégradés, sur les cadrages, où s’intègrent la virtuosité du trait impressionniste et les possibilités nouvelles offertes par la photographie. D’autre part, les titres et les légendes, souvent tirées du journal La Révolte, inscrivent l’ensemble de la démarche dans un engagement politique dont la radicalité, parfois teintée d’humour noir, exclut aussi bien le pathos que la tentation du prêche.

Cette force expressive, nourrie du quotidien mais qui le hausse jusqu’à la vision, dans une tension qui fait parfois songer à certains tableaux de Goya, et à l’expressionnisme, cet art qui déploie une liberté inattendue tout en ne déviant pas d’un projet anarchiste revendiqué est merveilleusement troublant.

Tout d’abord, il est remarquable de rencontrer ce qu’on pourrait, à première vue, appeler un artiste « bilingue », capable de pratiquer, simultanément, une double approche du monde – celle de la peinture, sereine, harmonieuse, destinée à saisir l’éternité de l’éphémère, et celle du dessin à la plume – ancrée dans le politique, âpre, excessive, destinée à saisir la cruauté d’un ordre social. Pissarro ne fut pas le seul, bien sûr (Daumier, par exemple, fut caricaturiste et peintre), mais le contraste entre les deux pratiques est d’autant plus frappant que l’impressionnisme fut considéré comme une révolution picturale, alors que le dessin de Pissarro ne cherche pas à rompre avec les codes dominants, mais à les subvertir, tout en exprimant sa sympathie pour des opinions révolutionnaires.

Surtout, on ne peut que s’interroger sur l’étrange discrétion qui a entouré ces Turpitudes sociales. Il faut attendre 1972 pour que le grand éditeur d’art Albert Skira en publie en Suisse un fac-similé, dans un tirage limité à 999 exemplaires, et le retentissement est discret. Les références à l’ouvrage demeurent très rares, ce que confirment la plupart des sites consacrés à Pissarro sur Internet, qui aiment souligner avec entrain sa « fraîcheur d’esprit » et son talent de paysagiste. Il ne s’agit peut-être pas là d’une simple négligence.

Quand Pissarro compose ses Turpitudes sociales, le souvenir de la répression de la Commune n’est pas éteint. Depuis les années 1880, de la ville d’Anzin, qui inspirera partiellement Germinal, à Decazeville, que l’armée occupe après la mort du directeur de la mine tué par les ouvriers, les grèves perturbent l’opinion publique, tandis que se succèdent les manifestations de soutien aux mineurs, autour de Jules Guesde, Louise Michel…

On discute Proudhon, Marx, Bakounine. La notion de République sociale agite ardemment les esprits, alors même que la République, troisième du nom, connaît des scandales et doit faire face à la crise boulangiste, née de la rencontre ambiguë, et promise à un avenir certain, du nationalisme et d’un certain socialisme « dévoyé », pour reprendre le qualificatif de Jean Jaurès... En cette année 1889, la question sociale et la réflexion politique hantent tout le pays : portées, entre autres mais vigoureusement, par les mouvements anarchistes qui sont nombreux, vibrants, et très divisés, en particulier sur la pertinence de l’action directe et du socialisme parlementaire.

Pissarro quant à lui ne s’est jamais retiré dans une quelconque tour d’ivoire. Il a choisi son camp : il collabore aux journaux anarchistes, de la Révolte, que dirige Jean Grave, à, bientôt, celui de Zo d’Axa, L’En-Dehors, où il pourra croiser Octave Mirbeau, Emile Verhaeren, Georges Darien, l’auteur du Voleur, l’irremplaçable Félix Fénéon… Il y a là une ébullition intellectuelle, que doublera bientôt une agitation terroriste effective, dont l’assassinat du président Sadi Carnot par l’anarchiste Santo Caserio, en 1894, n’est qu’un exemple.

Or, cette effervescence semble avoir été quelque peu minorée dans l’appréciation moyenne de cette étonnante fin de siècle, le seul Zola ne suffisant certes pas à rendre compte, quelle que soit son importance, des luttes et des aspirations d’alors. C’est dans ce paysage, et mental et concret, que se posent les questions de l’avant-garde, de la « recherche du beau actuel », comme l’indique Pissarro, du rôle social de l’artiste. La désinvolture avec laquelle furent marginalisées les Turpitudes, dont on espère que cette édition , riche d’une très belle préface de Henri Mitterand, saura la pulvériser, est hautement symbolique : elle ne fait que confirmer l’impressionnisme comme un mouvement apolitique, sinon par son statut d’incompris, et confiner l’artiste dans un ciel bien au-dessus des incidents de la société.

Plus largement, ce dédain affirme en creux que les artistes sont censés n’opérer de révolution que sur leur terrain, dans la pureté de la seule démarche esthétique, pour célébrer le Beau éternel. Mais cette méconnaissance persévérante, qu’on retrouve également, entre autres exemples, à propos de l’écrivain Octave Mirbeau, dont le réalisme est nettement plus connu que l’anarchisme, promeut aussi une lecture univoque de temps déchirés, où l’on cherche à estomper l’importance active de la quête révolutionnaire, et l’enchevêtrement des liens entre une avant-garde politique et une avant-garde littéraro-artistique : ce qui est peut-être bien une façon désolante de faire toute sa place à un néo-académisme du goût, de la pensée, et même des espérances.