[원문] Et pour quelques tomates de plus

2010-03-08     Pierre Daum

ENTRE L’ESPAGNE ET LA FRANCE, LES BONS, LES BRUTES ET LES TRUANDS

Et pour quelques tomates de plus

Par nos envoyés spéciaux Pierre Daum et Aurel *

* Respectivement journaliste et illustrateur.

Tous les ans, c’est la même chose. À partir d’octobre, les tomates de pays, c’est-à-dire produites localement, disparaissent peu à peu des étals des marchés et supermarchés d’Europe de l’Ouest, pour laisser place à un seul produit : la tomate espagnole – dure, croquante ou farineuse, sans véritable goût, et qui, au lieu de finir de mûrir dans votre corbeille à fruits, reste pâle et pourrit très vite. « Les Français veulent manger des tomates toute l’année, et même en plein hiver, constate Robert , responsable des fruits et légumes dans un hypermarché Carrefour du sud de la France. Donc, nous fournissons ! » <<번역문 보기>>

Or, comme les Allemands, les Britanniques, les Hollandais, les Polonais et d’autres, les Français refusent de payer leur kilo de tomates à un prix supérieur à 2 euros, même pendant la mauvaise saison. La solution à cette contradiction agronomique – les faire pousser en hiver – et économique – réussir à les produire pour moins de 50 centimes le kilo, afin qu’elles arrivent à moins de 2 euros sur les étals – a été trouvée dans une minuscule région d’Andalousie, Almería. Quinze kilomètres de côtes, sept kilomètres de profondeur, entre la Méditerranée et l’imposante Sierra de Gádor. Une région qui combine le taux d’ensoleillement le plus élevé d’Europe avec la main d’œuvre la plus mal payée.

Le promeneur de passage dans ces lieux autrefois désertiques, qui servirent de décors naturels à quelques-uns des plus fameux westerns spaghetti , ne peut qu’être frappé par le spectacle de milliers de serres de plastiques, certaines bâties comme des forteresses, d’autres à moitié déchirées et battues par les vents. Combien y en a-t-il en tout ? Trente mille environ, disposées à touche-touche sur trente à quarante mille hectares. Des dizaines de milliers d’immigrés, dont une bonne partie sans papier, y travaillent afin de fournir aux consommateurs européens des légumes, quelque soit la saison .

Selon Juan Carlos Checa, chercheur au laboratoire d’anthropologie sociale de l’université d’Almería, « on peut estimer le nombre d’ouvriers agricoles dans les serres à cent dix mille, dont quatre-vingt à quatre-vingt-dix mille étrangers. Parmi eux, vingt mille à quarante mille sont illégaux » – marocains (50 %), subsahariens, latino-américains et roumains.

En France, pour une journée de huit heures, l’ouvrier agricole perçoit 55,40 euros net. Avec les charges, il coûte à son employeur 104 euros. A Almeria, les journaliers ne perçoivent que 32 à 37 euros, même si le salaire minimum officiel s’élève, lui, à 44,40 euros nets . Et comme ils sont rarement déclarés, ils ne coûtent rien de plus à leur patron.

Les mieux lotis de ces immigrés vivent entassés à quinze dans des petits HLM. Ceux qui ont moins de chance se retrouvent dans des cortijos, cabane de parpaings sans eau ni électricité, utilisés normalement par les propriétaires agricoles pour stocker leurs réserves de produits chimiques. Les plus miséreux tentent de survivre dans des chabolas, bidonvilles construits de planches et de plastiques, et placés aux endroits les plus inaccessibles – et les plus cachés – au milieu des serres. « J’ai de la chance, nous explique dans un mauvais espagnol El Mehdi, 23 ans, venu de Tetouan, au Maroc, le patron est sympa, il ne m’a pas demandé si j’avais des papiers. » La pièce est lugubre, sans fenêtre, ni eau potable, ni électricité, ni chauffage. Des bombonnes de sulfates sont entassées dans une pièce attenante. « C’est moi qui le répand, avec un masque ». El Mehdi n’a qu’un seul employeur, le propriétaire des deux serres attenantes. Il gagne 33 euros par jour, pour huit à dix heures de travail, « mais seulement les jours où il y a du boulot ». Il est content, « car l’été, quand il n’y a pas de travail pendant deux mois, le patron me permet de continuer à habiter ici ».

Ces sin papeles (sans papiers), l’Europe en entendit soudain parler lorsque, dans les premiers jours de février 2000, le meurtre d’une jeune femme espagnole par un déséquilibré marocain entraîna trois journées de folie raciste à El Ejido. Des milliers d’Espagnols poursuivirent à coup de barre de fer le moindre Moro (le Maure, le Marocain), dans les rues, les bars et les commerces. Ces violences firent cinquante-quatre blessés, dont une vingtaine de policiers espagnols et autant d'immigrés.

Depuis ? « La situation n’a pas changé, voire elle a empiré », soutient M. Spitou Mendy, responsable du Syndicat des ouvriers agricoles (SOC) pour la région d’Almería. Chaque année, des migrants sont retrouvés assassinés dans les chemins, au milieu des serres. La police enquête à peine, les coupables ne sont jamais retrouvés.

Ingénieur technique de Casur, la plus grande coopérative agricole d’Almeria, M. Isidoro Martinez nous fait visiter avec fierté son usine. Ses clients s’appellent Carrefour en France, Edeka et Lidl en Allemagne, Asda en Grande-Bretagne, Magnifruits aux Pays-Bas. À peine arrivée, chaque tomate passe dans un lavoir automatique, avec jets d’eau, détergent, brosses tournantes et ventilateurs séchant à air chaud, afin, nous explique notre guide, « d’enlever toutes traces superficielles de cuivre ou de souffre, qui risqueraient de rebuter le consommateur ». Avant d’ajouter, un sourire aux lèvres : « Mais en vérité, les produits les plus dangereux restent invisibles, sous la peau. »

Une fois rangées selon la qualité et le calibre, les tomates, installées sur des palettes, passent une ou deux journées dans une chambre froide jusqu’à ce que leur température descende à 10 degrés, puis sont chargées dans des semi-remorques réfrigérés, prêts à s’élancer dans toute l’Europe. En pleine saison, de décembre à février, le nombre de camions quittant la région peut s’élever à cinq cents par jour! Mille neuf cents kilomètres séparent Almería de Paris (deux jours et demi de route, en comptant les pauses obligatoires) ; deux mille trois cents pour Londres (trois jours et demi) ; deux mille sept cents pour Berlin (quatre jours et demi) ; trois mille trois cents pour Varsovie (cinq jours). « Vu le nombre de jours écoulés entre la cueillette et l’arrivée en supermarché, c’est-à-dire entre cinq et huit jours, nous n’envoyons que des tomates encore vertes », poursuit M. Martinez, en nous présentant un éventail de couleurs, du plus vert au plus rouge, numérotées de un à dix. « Si le client à Londres veut du huit, je lui envoie du quatre. » Simple changement de couleur. Car, contrairement à la banane, à l’avocat ou au kiwi, la tomate ne mûrit plus une fois cueillie.

Le lendemain soir, départ dans un semi-remorque – vingt-six palettes au total, représentant quinze tonnes de chargement. Destination, la plate-forme logistique Carrefour de Béziers, un de ces gigantesques hangars situés en général à l’abri des regards, dans lesquels sont déchargés les produits, avant d’être rechargés quelques heures plus tard en direction des super et hypermarchés alentours. Le chauffeur s’appelle Antonio Pacheco Sánchez. Il a 47 ans, dont 34 passés sur la route. « J’ai commencé à 13 ans, assis à côté de mon père. Je lui lisais la carte. À 16 ans, je le relayais la nuit, parce qu’il y voyait mal. » Le camion, un superbe Volvo, semble tout juste sorti d’usine. « Pour un véhicule comme ça, il faut compter dans les 150 000 euros », explique M. Sánchez avec fierté.

Avant le départ, un de ses supérieurs, M. Andrés Valverde, directeur commercial chez Carrion, premier transporteur d’Almería – avec une flotte de quatre cents camions – nous précise que, pour le trajet, les 45 litres de gasoil utilisés tous les cent kilomètres (afin d’alimenter deux moteurs, celui du camion et celui du frigo) « représentent environ le tiers du coup global du transport » : 5 centimes par kilo de tomates, pour livrer par exemple en région parisienne, sur les 15 centimes réclamés par la société de transport. « Mais la grande distribution exerce sur nous une pression épouvantable. Ils veulent toujours des prix moins élevés. Beaucoup de sociétés de transport d’Almería ont déjà mis la clé sous la porte. Je ne sais pas comment cela va se terminer. »

Peut-être en remplaçant le transport routier par le maritime, notamment avec le démarrage du nouveau port de Tanger, au Maroc, qui pourrait mettre en danger l’agriculture andalouse. D’où le projet d’ouverture d’une ligne Almería-Dunkerque, actuellement à l’étude. « Ce transfert vers le maritime est en pleine expansion, soutient M. Jean-Claude Montigaud, ancien chercheur à l’Institut national de recherche agronomique (INRA) de Montpellier, spécialiste de la logistique du transport des fruits et légumes. Nous allons assister, dans les prochaines années, à une redistribution complète des cartes dans le bassin méditerranéen. Des zones qui croient être bien situées seront progressivement rayées de la carte. »

Peut-être. Mais pour l’instant, les camions sillonnent les autoroutes. Pressées par leurs clients, certaines sociétés de transport ont trouvé une solution : profitant de l’absence d’homogénéisation européenne des législations nationales concernant le transport routier – par définition trans-national –, elles recourent à des chauffeurs d’Europe de l’Est, extracommunautaires payés à des tarifs deux à trois fois inférieurs. Le salaire mensuel d’un routier espagnol varie entre 2 500 et 3 000 euros. Celui d’un Ukrainien peut descendre à 1 200 euros.

En 2002, la faillite de l’entreprise luxembourgo-autrichienne Kralowetz GmbH met en lumière ces pratiques. À l’époque, la combine consistait à créer, à Sofia ou à Kiev, un bureau permettant d’embaucher des chauffeurs en contrats « locaux ». Même si, de facto, ces hommes travaillaient sur les autoroutes de l’Europe de l’ouest. Porte-parole du Syndicat autrichien des transports, M. Franz Fischill affirmait alors que « 80 % des chauffeurs employés par les compagnies autrichiennes de transport sont en illégalité ».

Qu’en est-il à présent ? « On trouve sur les routes de plus en plus de chauffeurs bulgares ou ukrainiens », nous révèle M. Sánchez, lors d’une pause « souper », à 3 heures du matin, dans un relais routier, quelque part entre Valéncia et Castelló. À notre table est assis un de ses vieux copain, routier lui aussi, M. Francisco Paco. Celui-ci s’autorise plus d’explications : « Beaucoup d’entreprises virent leurs anciens chauffeurs et embauchent des Ukrainiens. J’en connais certains, ils me racontent… Il faut bien qu’ils s’en sortent, alors ils trafiquent. Par exemple, ils revendent leurs pneus neufs et les remplacent par des vieux, qu’ils usent jusqu’à la corde. Ou, dans les cas extrêmes, sur les grands parkings de routiers, pendant que tu dors, ils te siphonnent le réservoir ou te piquent un pneu. » Certains, rémunérés au kilomètre parcouru, en effectuent un maximum, quitte à ne pas respecter les pauses obligatoires. Pneus trop usés, chauffeurs fatigués… Le danger sur la route s’en trouve décuplé.

Nous abandonnons M. Sánchez un peu avant la frontière française. L’accompagner jusqu’à Béziers afin d’assister au déchargement ? « C’est absolument impossible !, s’était préalablement exclamé M. Thierry Galzin, le responsable de la plate-forme logistique de Carrefour. J’ai même interdiction de répondre à la presse. Les ordres sont très clairs. Vous comprenez, je ne suis qu’un employé… » Contacté, le service de communication de Carrefour France avait répondu : « Malheureusement, nous ne pouvons pas donner suite à votre requête. » Et connaître ne serait-ce que le nombre et l’emplacement des plates-formes logistiques du groupe à travers la France ? « Non, c’est confidentiel ! »

Durée du transport, manipulations multiples : le succès de la tomate espagnole est intimement lié à sa dureté. « Si une palette présente des tomates un tout petit peu molles, elle est immédiatement refusée », nous explique M. Thierry B., ancien responsables des produits frais sur une plate forme Carrefour . Explication de Robert C., responsable fruits et légumes dans cette entreprise (il exige que son identité et son lieu de travail ne soient pas révélés) : « Il faut que les tomates arrivent très dures. Les clients les manipulent beaucoup, et nous devons pouvoir les maintenir deux à trois jours en rayon. »

La première variété de cette tomate long-life, c’est-à-dire la plus résistante possible au temps et aux chocs, a été mise au point en 1989 par des chercheurs israéliens (tomate Daniela). Depuis, elle fait l’objet de nombreuses recherches, notamment afin de développer ses qualités organoleptiques – couleur, flaveur, texture, jutosité, tendreté. En France, des laboratoires comme ceux de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) participent depuis longtemps à des programmes de recherches sur de nouvelles variétés de tomates, ainsi qu’à des programmes d’optimisation des transports et de la logistique des fruits et légumes . Des recherches menées avec de l’argent public et essentiellement utiles à la grande distribution.

En France, celle-ci détient 67 % des parts de marchés dans le commerce de l’alimentation – mois qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni, où le commerce de proximité se fait encore plus rare. Six acteurs se partagent le gâteau hexagonal : Carrefour (23,9 % de parts du marché), Leclerc (16,9 %), Intermarché (13,5 %), Auchan (11,1 %), Casino/Monoprix (10,3 %), et Système U (9 %). En 2009, leur chiffre d’affaire cumulé a atteint 245 milliards d’euros, dont 86 milliards pour le seul Carrefour !

Le consommateur qui croit qu’acheter chez le primeur de son quartier lui permet d’éviter la tomate d’Almería s’illusionne. Vendue 3 ou 4 euros le kilo, au lieu de 1,90 euros au supermarché, celle-ci provient des mêmes serres, a subi les mêmes traitements et a été transportée par les mêmes camions. Pire même : « Lorsqu’une palette est refusée au cul d’un camion par une grande surface, il arrive souvent qu’on m’appelle pour me proposer la marchandise, nous avoue Joël, cadre de chez Robert Hortal, une des plus importantes sociétés du marché de gros de Montpellier. En général je la prends, ce qui me permet de faire profiter mes clients d’un bon prix. » Ses clients ? Tous les magasins de détail de la ville, des plus populaires aux plus huppés.

Nombreux sont les critères de refus de palettes par la grande distribution: dureté insuffisante, mauvais calibre, coloration, température de sortie du camion… D’où le nombre important de tomates destinées à un supermarché qui se retrouvent en vente sur les marchés, chez le petit épicier du quartier ou du centre ville. Ces marchés de gros sont les derniers survivants des Marchés d’intérêt national (MIN), depuis l’explosion de la grande distribution. Il en existe dix-huit en France, dont Rungis. « Même Rungis s’est complètement transformé, explique M. Montigaud. Aujourd’hui, on y trouve de tout : des platesformes logistiques pour la grande distribution, des importateurs de produits très spécialisés, et quelques derniers grossistes. »

Quelle possibilité reste-t-il au consommateur ? Les tomates du Maroc ? Elles sont cultivées exactement de la même façon, sous serre, dans des sols épuisés par une culture devenue une énorme industrie . N’acheter que des tomates produites dans son pays ? Certes. Mais sait-il qu’aujourd’hui, rarissimes sont les tomates cultivées en plein champ – les racines dans la terre et la peau caressée par les rayons du soleil ? En France, sur les 600 000 tonnes de tomates (environ) produites chaque année, 95 % ont poussé sous serre. Dont un tiers en Bretagne, dans des installations ultra perfectionnées – verrières chauffées au gaz été comme hiver, plans installés à cinquante centimètres au dessus du sol, racines allongées dans d’immenses gouttières alimentées en eau et en produits chimiques par un goutte à goutte relié à un ordinateur.

Aux Pays-Bas et en Belgique, il n’existe plus que cette culture dite « hors sol », sous serres chauffées. La dernière solution reste peut-être de suivre l’exemple de M. Jacques Pourcel, un des grands chefs français, propriétaire du « Jardin des Sens », à Montpellier (deux étoiles au guide Michelin) : « Moi, je ne cuisine vraiment la tomate que l’été, lorsqu’elle a poussé dans la terre, en plein champ, qu’elle a mûri au soleil, pas trop arrosée, soumise au minimum de produits chimiques. Elle devient alors savoureuse, pas trop juteuse, relevée d’une légère acidité. »

Pierre Daum