DU « SECOND DEGRÉ » DANS L’ART CONTEMPORAIN

[원문] 현대 예술의 스노비즘

2010-04-09     Dany-Robert DUFOUR

DU « SECOND DEGRÉ » DANS L’ART CONTEMPORAIN

Tolérance pour le n’importe quoi

Par Dany-Robert DUFOUR *

* Philosophe (Université de Paris 8, Collège international de philosophie) ; dernier livre paru : La Cité perverse, Denoël, Paris, 2009.

L’art contemporain est révolutionnaire ; en conséquence, ceux qui ne l’apprécient pas sont soit de francs réactionnaires, soit des réactionnaires qui s’ignorent, c’est-à-dire des néo-réactionnaires. De telles étiquettes sont aujourd’hui systématiquement posées sur tous ceux qui osent encore s’interroger devant certaines œuvres et pratiques de l’art contemporain. Plutôt que courir le risque d’être soupçonné de populisme, d’incompétence ou de sottise, rien d’étonnant si l’on choisit le plus souvent de taire ses réserves. Vous préférez-vous réactionnaire ou révolutionnaire ? Du côté de la modernité ou de l’académisme ? Ce procédé, qui clôt tout débat avant qu’il ne commence, a une remarquable efficacité, dont les ressorts et les objectifs méritent assurément d’être élucidés : car, s’il est déployé aussi bien dans un certain type de discours sur l’art que dans un certain type d’art indissociable de ce discours, de façon bien plus large, il opère également dans le vaste domaine de la rhétorique politique. Le champ artistique examiné ici sert donc de « modèle », destiné à en éclairer les enjeux.  <<번역문 보기>>
Pour en analyser le fonctionnement, il n’est pas inutile de prendre pour exemple l’énoncé fondateur de la pensée libérale, proposé par Bernard de Mandeville dans la fameuse Fable des Abeilles (1704) : « Les vices privés (l’égoïsme, l’avidité…) font la vertu publique. » Autrement dit : « Ce que vous prenez pour du vice, est en réalité vertu. » Ou bien encore : « Si vous vous en tenez au premier degré, c’est du vice, mais si vous le prenez au second degré, c’est de la vertu ». Ce discours est pervers, au sens clinique du terme, et non pas moralisateur, dans la mesure où il fait du problème (la violence souvent dévastatrice des passions et  pulsions issues de cet amour de soi qu’on nomme l’égoïsme), la solution. Pervers, il l’est même doublement, puisqu’il brouille tout repère, en revendiquant de pouvoir tout dire et son contraire : le vice est vertu, le blanc est noir … Cette rhétorique-là agit donc en machine de destruction de toute argumentation critique, qui s’appuie  au contraire sur la distinction entre le vrai et le faux.
Pour atteindre ce second degré, il suffit que celui qui parle exhibe ce que personne ne doit exhiber : il se livre ainsi à une provocation, c’est à dire, selon l’étymologie, à un appel, qui peut sonner comme un défi. Par la provocation, j’appelle l’autre à me suivre, en le mettant au défi d’oser le faire. Provoquer, c’est donc savoir qu’on dit… ce qu’il ne faut pas dire. Mais comme je sais très bien que je ne devrais pas, non seulement on ne peut pas me le reprocher, mais surtout je hisse l’autre à mon niveau, je circonscris un lieu où nous sommes entre nous, cercle restreint d’esprits supérieurs, décomplexés, où tout peut se dire, au contraire de l’espace public, marqué par des inhibitions multiples.
Cette ruse rhétorique a donc pour fonction de compromettre l’interlocuteur, en suscitant son intérêt, et son… intéressement, avant d’obtenir sa connivence – « Vous voyez ce que je veux dire… » Même s’il ne voit pas vraiment, il a tout intérêt à répondre affirmativement, sous peine de s’exclure de ceux qui savent et…  se placer  ainsi dans la position de l’imbécile  qui ne mérite pas  d’entrer dans le cénacle des initiés.
Cet art de la manipulation, caractéristique de la publicité, s’applique aujourd’hui aussi dans l’art contemporain, quand il devient un lieu où se cherchent tous les moyens possibles de compromettre le spectateur : intérêt, intéressement, connivence.
Les exemples ne manquent pas. Il suffit de penser aux œuvres  des artistes parmi les plus réputés de notre époque. Du belge Jan Fabre, qui présentait récemment au Louvre un choix d’excrétions diverses du maître lui-même, à Jeff Koons, notre Mickey-l’ange, fameux pour ses divers caniches géants, la bonne vieille recette compromission-connivence  déploie sans faiblir dans l’art post-moderne la stratégie dûment payante du « second degré » : 1)  provocation sans tabou ; 2) qui ne produit aucune autre signification ; 3)  d’où s’ensuit la rumeur médiatique qui enclenchera… 4) une intéressante spirale spéculative.
Dés 1996, Jean Baudrillard, dans un article d’autant plus courageux que son auteur était alors fréquemment invoqué par les tenants de cet art « du second degré », avait démonté l’astuce : « Toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l’art. Mais c’est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu’au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire : c’est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul. Ça dit “je suis nul ! ” – et c’est vraiment nul . »
Baudrillard voyait dans cette nullité à la puissance deux un véritable galvaudage de la négativité que porte l’art. Essentielle, elle tient  à sa capacité à se défaire des certitudes les mieux ancrées, à la seule fin de relancer la quête du sens, c’est-à-dire la recherche de sens nouveaux. L’art  ne se réduit pas à un discours, un message, il dit ce que l’on ne sait pas encore, il rend visible ce qui n’était pas encore répertorié, il ajoute au monde connu.
Or, cette quête révolutionnaire se trouve désormais, dans l’art contemporain officiel, réduite à de la simple innovation, cette caractéristique de la production capitaliste, très logiquement exigée par le besoin de créer de nouveaux désirs. Il s’ensuit une confusion majeure entre la simple innovation et la quête du sens. C’est là ce dont est victime l’art contemporain. Ce qui pourrait s’exprimer par une loi : plus le marché de l’art sera puissant, plus les conditions générales du marché tendront à s’imposer à la production artistique. L’art contemporain se bornera alors à produire de l’imprévu, de l’inattendu certes, mais dépourvu de toute signification potentielle.
L’art véritablement révolutionnaire, qui décompose le monde pour mieux le recomposer, ouvre à un rire salutaire, très précisément libérateur. L’art contemporain rit d’un  tout autre rire, le rire nihiliste qui affirme qu’il se moque éperdument de toute valeur axiologique et qu’il n’y a rien à chercher : l’art n’existe que par la puissance du moment qui le reconnaît comme tel, et voilà tout.
Cet art « narcynique », à la fois narcissique et cynique, est difficile à démasquer parce qu’il repose sur une prémisse « hyperdémocratiste » très en vogue : il serait impossible de distinguer un objet réellement artistique d’un objet quelconque, parce qu’il faudrait alors introduire une hiérarchie. Or, toute hiérarchie impose des valeurs, ce qui revient à faire preuve d’un penchant plus ou moins avoué pour l’ordre, tout ordre étant en puissance porteur de totalitarisme : banalités dignes des brèves de comptoir, on agite alors le spectre du fascisme ou du stalinisme, dans le champ politique, tandis que dans le champ philosophique, le « totalitarisme » menacerait  avec  le criticisme hérité de Kant par exemple.
L’acte « critique » sépare le principe du vrai et celui de l’illusion, ce qui suppose en effet toujours un « tribunal de la raison »  . Donc, pour éviter le tribunal, la Terreur et autres dictatures, on se refuse à toute hiérarchie critique, ce qui permet de donner à un tas d’excréments la dignité de l’objet artistique, dans la mesure où il est supposé avoir autant de valeur que n’importe quel autre – voire davantage, dans la mesure où, ayant renoncé à la re-présentation, qui implique une coupure nette entre ce qui est « présenté » et la réalité, cet art contemporain  présente directement, sans mise à distance symbolique, la provocante pulsion, celle de l’artiste, ou celle par laquelle il a été investi comme d’objet d’art, ce qui est le rôle des collectionneurs, dont l’un des plus emblématiques est certainement François Pinault .
  L’ironique création de l’artiste belge Wim Delvoye, intitulée Cloaca (2000) présente un tube digestif humain  impeccablement fonctionnel, et qui fonctionne effectivement, sous le contrôle d’ordinateurs : le produit des  digestions, emballé sous vide et marqué d’un logo pastichant ceux de Ford et de Coca-Cola, est vendu  environ 735 euros pièce. C’est la plus belle métaphore de ce système.
On voit comment la rhétorique perverse mène à l’obscénité : s’y affirme qu’on peut, qu’on doit pouvoir tout constituer en objet vendable. Si exhiber ce qu’on ne saurait montrer, ce que seule la pulsion justifie, fait de l’art et fait de l’argent, chacun est alors libre d’agir en fonction d’une intériorisation individuelle de la loi du marché, cette loi qui s’appuie sur la demande de satisfaction des pulsions, et ne se soucie que de la jouissance, directe, revendiquée, exhibée, étant bien entendu qu’il est d’autres jouissances que sexuelle. C’est là ce qui se joue dans l’art en régime ultra-libéral.
Cette tolérance de l’art contemporain pour le n’importe quoi n’est  pas anodine.  Puisque c’est au nom même de la liberté d’expression que les propositions les plus intolérables devront être tolérées, comment ne pas voir que cet ultra-démocratisme est exactement, sur le plan politique, ce qui peut directement conduire à la tyrannie – on sait d’ailleurs possible cette conversion depuis La République de Platon..
On a ainsi assisté à une sacralisation de l’acte… fumiste, qui s’est longtemps justifiée par référence au geste de Marcel Duchamp exposant, en 1917, le premier ready made : un urinoir standard rebaptisé Fontaine. Mais la différence est cinglante. Cet acte était alors hautement subversif puisqu’il interrogeait tout : le statut de l’objet industriel, celui de la création, l’art aux Etats-Unis , le sexe des objets, la fonction d’une exposition… Les nombreux artistes qui, à partir des années 1960, s’en sont réclamés, se sont contentés de reproduire ce geste, duplication vide de tout enjeu : nous sommes entrés dans l’ère du « comme si », qui ne pouvait conduire qu’à la « commédie » de la subversion (le mot est du romancier et essayiste Philippe Muray).
 Ladite « commédie » concerne aussi bien le spectacle vivant. Quand Jan Fabre présente, au festival d’Avignon de 2009, L’Orgie de la Tolérance, s’exhibent masturbation et orgasmes, avec un sérieux grotesque  dépourvu de tout sourire rabelaisien. Le spectacle apparaît ainsi pour ce qu’il est : simplement pornographique, appuyé sur le recours au second degré complice, qui permet toutes les ambiguïtés. La scène classique également se décomplexe. L’Armida présentée au Komische Opera de Berlin en juin 2009 faisait ainsi se rencontrer le compositeur Christoph Willibad  Gluck  et Sade ! Le livret de Philippe Quinault donnait lieu à une scénographie et des jeux d’acteurs, le plus souvent nus, dignes de La Philosophie dans le boudoir. Le metteur en scène, Calixto Bieito, n’a d’ailleurs pas hésité à délivrer les pensées fortes qui l’ont inspiré : « La modération tue l’esprit », « la colère et la haine peuvent être une force motivante utile », « l’animalisme est parfaitement sain », « vous pouvez seulement comprendre quelqu’un de votre sexe »…
 Ce pense-bête sadien au rabais, avec lequel, de plus en plus souvent, on aborde aujourd’hui les œuvres classiques, se revendique, évidemment, comme subversif : c’est là sa seule légitimité.… Mais cette subversion ne consiste qu’à affirmer le principe libéral fondamental : il n’existe aucune autre réalité que celle de l’individu ; tout ensemble social n’est que le résultat de l’action des individus ; enfin, les hommes visent toujours dans leurs échanges la maximisation de leurs gains. L’alter ego n’est donc plus compris comme la condition de la réalisation de chacun, mais comme un risque permanent d’empêchement. Art et civilisation du « tout à l’ego », revendiquant sourdement qu’il n’y ait pas de limite à ce à quoi l’individu a droit. Quelle belle subversion, qui veut confondre l’aliénation même et la libération.
Il n’en existe pas moins toujours des artistes véritables, travaillant d’autres aspirations que l’appétit de toute-puissance cher au capitalisme ; chez les peintres, de Bram van Velde à Goran Music, de Jean Dubuffet à Paul Reyberolle, pour s’en tenir aux plus anciens, mais aussi bien au théâtre, avec, par exemple, Michel Schweizer qui, dans Bleib, s’appuie sur le rapport du chien-loup à son maître pour explorer ironiquement  la férocité du monde actuel, ou encore Pierre Meunier, qui, dans Sexamor, explore ce qui circule entre l’homme et la femme ; avec d’étranges et délicates machines, tous, loin des tribunes officielles, sont capables de métaphoriser et donner à penser l’humain : ce qui est le rôle de l’art, authentiquement libérateur du jeu de l’imaginaire et de la mise en perspective critique.