Les colères (sans lendemains ?) de Joseph Stiglitz
[원문] 스티글리츠의 분노가 덧없는 이유
Les colères (sans lendemains ?) de Joseph Stiglitz
Joseph Stiglitz peut présenter quelques titres légitimes pour se placer sous le haut patronage de Keynes. Le temps est loin en effet où il expliquait le chômage par la roublardise et l’indolence des salariés . Depuis qu’il a conté ses combats contre l’Inquisition néolibérale – lorsqu’il était à la tête du Conseil économique du Président William Clinton (1995-1997) – et surtout depuis qu’il a quitté la vice-présidence de la banque mondiale (en 2000), en désaccord avec le « consensus de Washington », Stiglitz n’a cessé de dénoncer le dogme du « tout marché » et de la prétendue « main invisible ». <<번역문 보기>>
Dans son dernier opus, Stiglitz accentue la critique . Il tire à boulets rouges sur les banques et le système financier américain, responsables sans circonstances atténuantes de la crise, sur les administrations de MM. George W. Bush et Barack Obama, dont les plans de sauvetage ont principalement consisté à renflouer les banques avec l’argent public (et très peu à sauver les ménages surendettés), et sur la Réserve fédérale. Cette dernière, ainsi que le département du Trésor « ont fait plus que s’abstenir de proposer des règlementations : ils ont résisté, avec une vigueur qui frisait parfois la brutalité, à toutes les initiatives dans ce sens ».
Stiglitz pose crument la question de l’utilité collective d’un système financier composé de banques et de marchés qui « avaient tant enflé », qu’il « absorbait 41 % des profits de l’ensemble des entreprises américaines ». L’utilité de ce système fut clairement négative. Le rapport avec les destructions d’emplois semble plus certain. Les banques « jouaient un rôle marginal dans les vraies créations d’emplois. Ce qui les intéressait, c’étaient les méga-transactions de plusieurs milliards de dollars : elles fusionnaient des entreprises et, quand cela n’avait pas marché, elles les scindaient (et) elles excellaient à détruire des emplois (pour les autres), dans le cadre de ces plans de “ réduction des coûts ” qui étaient leur spécialité incontestée. » Le verbe est haut, les mots sont crus, le style est celui qui sied à un exercice de pédagogie patiente et sur-documentée, raisonnablement lesté d’une quincaillerie conceptuelle néoclassique qui doit faire sérieux. Les amateurs d’« asymétries d’information », de théorie du « principal-agent », d’ « aléa moral », de « sélection adverse », d’ « externalités », de « schémas d’incitation », de « conflits d’intérêts » y trouveront donc aussi de quoi tourner en expertise leur indignation face aux turpides de la finance.
Cette promenade intelligente dans le musée des horreurs de la finance américaine, de ses instances de régulation vouées à la dérégulation, de ses lobbies sans vergogne, de ses hommes politiques sous influence, de ses économistes serviles vaut le détour. Mais autant la critique paraît sans concession, autant les remèdes proposés paraissent tièdes et énoncés la plupart du temps de manière allusive et incantatoire. Certes Joseph Stiglitz propose de règlementer à nouveau la finance, de restructurer les banques trop grandes pour faire faillite, de lutter contre les inégalités… et même de créer une monnaie de réserve internationale. Cependant, comme l’auteur finit par l’avouer : « Les externalités et les autres échecs du marché ne sont pas l’exception mais la règle. Et si c’est vrai, il faut en tirer toutes les conséquences. » Qu’est-à-dire ? Qu’il faut … corriger les défaillances du marché, même si ces dernières sont la règle.
On réalise rapidement l’ampleur de la tâche, et son coût : il faudrait mettre un Prix Nobel d’économie par dessus l’épaule de chaque petit génie de la finance, afin d’anticiper les innovations qu’il s’apprête à développer… pour les rattraper immédiatement au moyen de la régulation, de la supervision, de la transparence, ceci avant qu’elles aient pu produire leur ravages. Cette position de relative impuissance vient certainement de la mise au premier plan du « marché » et de ses « échecs », là où il faudrait y substituer le capitalisme et ses crises. Stiglitz néglige pour partie les forces gigantesques qui ont façonné un régime d’accumulation pathologique, et dont l’économie de casino n’est qu’un aspect : les règles de la nouvelle gouvernance d’entreprise, qui ont assujetti les grandes entreprise cotées aux exigences actionnariales, la mise en concurrence de l’ensemble des travailleurs de la planète qui bride les revenus salariaux, la privatisation ou la mise en concurrence des services publics qui durcit les inégalités, etc.
Proposer une vision pour transformer profondément cet ordre des choses n’est certes pas une mince affaire, et l’on pourrait comprendre que ce travail soit hors de portée des économistes. Mais Stiglitz semble curieusement vouloir s’en mêler… en alimentant parfois la roue à aube dans le mauvais sens. Ainsi met-il un peu facilement la désindustrialisation des Etats-Unis (au profit de la Chine) sur le compte d’un « déplacement de l’avantage comparatif » . Ainsi plaide-t-il pour que les Américains redécouvrent les vertus de l’épargne, en vue de se payer une retraite (forcément par capitalisation). Ainsi en appelle-t-il à un sursaut moral des firmes invitées à apprécier plus qu’elles ne le font « l’impact que leur activité a sur les autres »… Ainsi propose-t-il de « réformer la gouvernance des entreprises – pour que ceux qui les gèrent aient davantage de compte à rendre à ceux qui les possèdent. »
Est-ce vraiment cela et rien de plus « réfléchir davantage à l’impact [de nos] activités sur les autres » ?
Laurent Cordonnier.