Routes, ponts, électrification et… Pacha Mama

[원문] 볼리비아 인디오의 모순 혹은 절충

2010-05-12     Maurice Lemoine

Routes, ponts, électrification et… Pacha Mama

Par MAURICE LEMOINE

« Nous vivons dans un monde séparé. Ils vivent en Bolivie, nous vivons dans le Collasuyo  ! » Homme charmant au demeurant, M. Constantino Lima, dirigeant du Mouvement indien Tupaj Katari (Mitka), se répand, à La Paz, en imprécations contre les Q’aras – les Blancs. « La Terre mère, la Pacha Mama, leur a donné l’Europe ; elle a réservé l’Afrique aux Africains, l’Asie aux asiatiques et, à nous, la Bolivie. D’après la proposition de notre loi “reconstitutive”, il faut appliquer la peine capitale à tous les Européens, qui, avec l’invasion, ont commis le plus grand délit de l’humanité. Evidemment, c’est un peu dur, mais c’est l’esprit de notre proposition . » D’ailleurs… « Nous, les Indiens, on est la majorité ! Comment allons-nous nous intégrer à la minorité ? » Bref, comme une poignée d’indianistes radicaux, M. Lima entend restaurer une souveraineté indigène sur les territoires de l’ancien empire inca. L’âge d’or. Lorsque les autochtones régnaient, en harmonie, sur les Amériques (qui, nul ne l’ignore, ne s’appelaient pas ainsi). <<번역문 보기>>
En harmonie ? En 1519, quand se lève le rideau de la scène transatlantique, l’Empire aztèque contrôle ce qui deviendra le Mexique. Surgissent les conquistadores. Artillerie terrifiante, mousquets, épées de Tolède, chevaux – des bêtes monstrueuses, à crinières, sans cornes, à longue queue ! Trop peu, tout de même, pour s’emparer d’un continent. Sauf que… pour briser la domination de l’Empereur Montezuma, le cacique des Totonaques offre à la troupe d’Hernán Cortes quatre cents porteurs. Pour les mêmes raisons, Tlaxcala fournit cent mille supplétifs à la piétaille du conquérant. Plus au sud, dans ce qui deviendra le Guatemala, Pedro de Alvarado fait alliance avec les Cakchiquels, en conflit avec les Quichés. Plus au sud encore, dans les hauteurs des Andes, d’où Cuzco semble dominer le monde, Francisco Pizarro profite des luttes intestines qui déchirent l’Empire inca. Il reçoit le concours des Kanarrs, des Cahachapuyas, des Wankas et de bien d’autres, pour venir à bout de cet Etat théocratique – et mettre à mort Athualpa. 
Tragiques alliances, sombre désunion. Voici la fin. Porté par le sabre, la Croix, les moines prêcheurs et les bulles papales, l’enfer déchaîne toutes ses horreurs à la fois. L’indigène est vaincu, traqué et affamé. L’esclavage, le travail forcé – dans les galeries de mines –, la corvée – aux champs – sont des systèmes de production avantageux.
Lorsque l’Amérique semble bâtir des Républiques, les autochtones sont des survivants. Avec tout ce que cela implique de résistance, de révoltes, de ténacité. Las... L’indépendance les maintient dans leur condition de non citoyens. Le projet politique national implique, dans le meilleur des cas, leur assimilation forcée. Au-delà des discours « intégrateurs » remplis ou non de bonnes intentions, Blancs et métis s’arrogent la haute main sur la politique, l’économie, l’industrie, le commerce, les services de l’Etat.
Traités comme des minorités, quel que soit leur poids démographique , les Indiens entremêlent critères objectifs (traits culturels, organisation communautaire, attachement à un territoire) et subjectifs (sentiment d’appartenance) pour résister. Ils s’en trouvent confortés dans leur identité. Sans toutefois s’y laisser systématiquement enfermer.
« Nous devons être unis avec les mouvements populaires, étudiants, syndicaux », insiste en 1992 la Mapuche chilienne Ana Yavo, à l’occasion de la campagne continentale « Cinq cents ans de résistance indienne, noire et populaire » . Elle a bien connu un certain… Augusto Pinochet. Deux années plus tard, surgissant du Chiapas, les Zapatistes, méthodiquement, enfoncent le clou : « Notre marche armée d’espérance n’est pas contre le métis ; elle est contre la race de l’argent. Elle n’est pas contre une couleur de peau, sinon contre la couleur de l’argent. (…) Pour les indigènes nous luttons. Mais pas seulement pour eux. Nous luttons également (…) pour tous ceux qui ont la pauvreté pour présent et la dignité pour avenir . »
Indienne à l’origine,  l’Amérique dite « latine » est  aujourd’hui majoritairement métisse. Et s’il est vrai que, plus que d’autres, les autochtones sont marginalisés, des dizaines de millions de non indigènes se voient également fermer les portes du progrès social, de l’éducation, de la citoyenneté. D’ailleurs, le processus de métissage a tant progressé qu’il est souvent impossible de tracer la frontière entre les uns et les autres. « Qu’ils vivent en forêt, dans les campagnes ou en ville, note le sociologue Yvon Le Bot, [les indigènes] sont insérés dans des sociétés ouvertes, en contact avec des populations diverses, inscrits dans des dynamiques nationales et internationales . »
La jonction entre organisations indiennes et organisations populaires demeure, au sein des mouvements autochtones, l’objet d’un débat permanent. Quand les uns prônent une intégration à la nation dans le respect des différences, les autres plaident pour un auto-développement fondé sur l’ethnicité. Des années 1960 aux années 1980, les premiers prennent le dessus. Les mobilisations indigènes s’inscrivent pour l’essentiel dans le cadre des luttes paysannes et, plus généralement, du mouvement populaire . Mais, débouchant le plus souvent sur une impasse, elles amènent les Indiens à se replier sur eux-mêmes.
Induisant une fragmentation des principaux acteurs sociaux, l’accélération de la mondialisation va changer la donne. La fatigue ou le discrédit des partis politiques, le recul d’une gauche affaiblie, l’inexistence de projets de société alternatifs favorisent la réaffirmation culturelle, locale ou régionale. Moins déstructurés que les autres du fait de leurs modes d’organisation traditionnelles, les Indiens entrent dans une dynamique de mobilisation sociale jusqu’alors inconnue. De soulèvement en soulèvement – durement réprimés –, ils défendent la nation face au marché globalisé, et font avancer l’ensemble de la société (la réciproque n’étant pas toujours vraie).
C’est bel et bien la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (Conaie) qui, dans son pays, provoque la chute des présidents Abdallah Bucaram (1997), Jamil Mahuad (1999) et Lucio Gutiérrez (2005). En Bolivie, la « guerre de l’eau » puis la « guerre du gaz » entrelacent doléances indiennes et revendications générales ; elles viennent à bout du néolibéral Gonzalo Sánchez de Lozada (2003). Le même sort sera réservé à son successeur Carlos Mesa (2005) et débouchera sur l’élection du premier chef d’Etat indien d’Amérique du Sud, M. Evo Morales. De façon symbolique, celui-ci est intronisé par les autorités traditionnelles, sur le site archéologique de Tiwanaku, et ne prêtera serment qu’un jour plus tard devant le Congrès. Toutefois, à la différence du « frère ennemi » qu’il a battu, l’indigéniste radical Felipe Quispe, M. Morales, s’il s’appuie sur une base majoritairement indigène, peut compter sur les secteurs urbains, les corporations, les coopératives, les retraités, des cohortes de métis professant un discours à l’accent « national ».
A l’étranger, ceux qui – sociologues, ethnologues, journalistes, associations humanitaires ou écologistes – rêvent de figer l’Indien dans un imaginaire exotique et prétendent fossiliser son identité, voient d’un très mauvais œil ces tentatives de rapprochement, souvent difficiles, chargées d’incompréhensions réciproques, mais aussi de succès et d’avancées. Pour tel nostalgique de la pureté, « parce qu’ils ont perdu l’orgueil d’être indigènes, ils renoncent à leur diversité et cherchent à s’intégrer . » « Par conséquent, estime un autre, les communautés autochtones doivent constamment lutter pour conserver leurs spécificités et faire aussi attention que leurs démarches ne soient pas assimilées à celles des autres . »
En Bolivie, M. Quispe – le malku (condor en aymara) – ne décolère pas. « Nous parlons d’une nation qui veut l’autodétermination. Nous voulons fonder la République du Collasuyo, avec nos propres dirigeants, notre police et nos forces armées. » Mais son nationalisme aymara n’a pas été de nature à mobiliser l’ensemble des populations indiennes lors de l’élection. En Equateur, en 2006, malgré ses mérites personnels, le leader historique de la Conaie Luis Macas, se présentant contre l’autre candidat (métis) de gauche Rafael Correa, a été désavoué par ses bases, qui ne l’ont gratifié que de 2 % des voix.  Faut-il s’en affliger ?
Etre indigène ne met pas à l’abri de dérives intégristes, racistes ou conservatrices (nous ne parlons pas là de M. Macas). En 1993, la Bolivie porte à la vice-présidence le chef de file d’une fraction du katarisme , M. Victor Hugo Cardenas. D’un côté, cet Aymara promeut un amendement de la Constitution reconnaissant le caractère « multiethnique et multiculturel » du pays. De l’autre, il cautionne la politique ultralibérale du président Sánchez de Lozada (alors dans son premier mandat) qui laisse les Indiens (et les autres) à l’agonie. Au Pérou, M. Alejandro Toledo, qui se définit comme un cholo , utilise cet argument pour se faire élire (2001), avant d’abandonner le pays aux experts du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, qui y voient un terrain de jeu attrayant.
Particulièrement en phase avec le modèle néolibéral, la survalorisation de l’espace communautaire peut être lourde d’ambiguïtés. La Banque mondiale ne s’y trompe pas, qui, depuis 2004, a mis en place un fonds global pour les peuples autochtones, finançant des projets modestes, directement avec les communautés – une emprise sur le local, en coopération avec le secteur privé et évinçant l’Etat. 
Sous la pression – légitime – des mouvements indigènes, la quasi-totalité des pays latino-américains ont adopté de nouvelles constitutions qui reconnaissent le caractère pluriethnique et multiculturel de la nation. Dans certains cas, elles octroient des droits spécifiques aux Indiens (ou aux Afro-descendants). En effet, si aucun mouvement indigène ne réclame l’indépendance, beaucoup – en particulier, dans les basses terres amazoniennes – revendiquent le droit à l’autodétermination et l’exercice de leur souveraineté sur leurs territoires. Presque tous les Etats qui leur accordent une forme d’autonomie le font en marchant sur des œufs.
Les montagnes, les cascades majestueuses, les précipices vertigineux, les éclairs, le tonnerre, la pluie… La Terre mère, la Pacha Mama. Une harmonie en phase avec le cosmos – la cosmovision. D’une manière générale, les Amérindiens ont une forme de pensée, une vision du monde beaucoup plus respectueuse de l’environnement que les sociétés occidentalisées. Ils savent que toute dégradation du milieu affecte inévitablement leurs conditions de vie. Quoi de plus légitime, dès lors, que de s’opposer aux incursions des multinationales qui détruisent les forêts, les savanes, les marais, empoisonnent les eaux et les terres de leurs produits chimiques et de leurs déchets toxiques, qui prétendent breveter le vivant ? Quoi de moins contestable que réclamer une participation dans l’élaboration, l’exécution et le contrôle des politiques publiques ?
Pour autant, le territoire, autonome ou non, continue à faire partie de l’Etat national – très sourcilleux de ses prérogatives dès lors qu’il s’agit d’exploiter ses ressources naturelles, les hydrocarbures en particulier. Et, dans le cadre de politiques actuellement à l’œuvre dans plusieurs pays (Bolivie, Equateur, Venezuela), à travers les nationalisations, d’en affecter les dividendes au profit d’un projet de développement collectif. Il y a là objet de conflits permanents et non exempts de contradictions. Car « les mêmes qui peuvent défendre à leur manière un plus grand contrôle sur leurs ressources ou la reconnaissance de leurs formes d’organisations “traditionnelles” n’hésitent pas à réclamer une plus grande intervention de l’Etat  », demandant, comme tout un chacun, l’accès aux biens et aux services – eau potable, routes, écoles, postes de santé, etc. – qu’il faut inévitablement pouvoir financer.
Paradoxalement, c’est sans doute aux hydrocarbures que les indiens amazoniens d’Equateur doivent leur survie. C’est en effet la manne pétrolière qui, dans les années 1970-1980, a soulagé la pression sur la terre, dans les Andes, grâce aux emplois qu’elle a créés dans la construction urbaine, et qui a freiné les flux migratoires vers la forêt. Région dans laquelle on peut voir des indigènes au discours ethnique très radicalisé surveiller leurs troupeaux montés sur des... motos tout-terrain.
Des dangers de considérer l’espace ancestral comme intouchable par l’« étranger » et de dénoncer toute intrusion comme une atteinte à l’« identité »… En 2008, à Santa Cruz (Bolivie), fief de l’opposition « blanche » à M. Morales, dans les bureaux de la Préfecture du quasi « sécessionniste » Rubén Costas, M. Ignacio Urapuka, député national indigène guarayo, se plaint : «  Le président veut nous imposer, dans l’Oriente, les frères quechuas et aymaras. Quand ils arrivent, ils commencent par défricher la forêt, sans considération pour la Mère nature. On n’est pas d’accord, nos territoires sont à nous. » Réaction de M. Adolfo Chávez, président de la Confédération des peuples indigènes d’Amazonie, Chaco y Oriente (trente-quatre peuples) : « L’opposition récupère les frères qui ont trahi le mouvement indigène et qui ont vendu des terres aux empresarios. En récompense, ils travaillent à la Préfecture d’où ils appuient le parti qui a causé de grands dommages au pays. »
Au Venezuela, reconnaissant une dette historique, le président Hugo Chávez a introduit l’idée de l’Indien en tant que source de l’identité nationale. Sous l’égide d’un ministère du pouvoir populaire pour les peuples et communautés indigènes créé en 2006, et avec les difficultés inhérentes à ce type de projet, une démarcation des terres a été entreprise pour rendre aux natifs ce qui leur appartint. Mais, à Karañakal, dans la Sierra de Perija, en territoire bari, un petit groupe de Jivaros est venu s’installer. « Le président dit qu’on doit cohabiter avec les autres indigènes, s’emporte M. Rufino Alawaiku, le cacique du lieu. Nous, on ne veut pas. Si le Bari ne veut vivre avec personne, on doit respecter sa décision. » Le nationalisme ethnique peut aussi être particulièrement hideux.  Et l’enfer pavé de bonnes intentions.
 Les bouches se tordent sur une rage silencieuse – et la haine des Indiens – quand, à Uruará (Brésil), dans les années 1980, on prétend expulser deux mille petits paysans, éternels dépossédés arrivés avec la transamazonienne, pour délimiter une réserve de 800 000 hectares destinée à un groupe indigène arara de... quarante-deux personnes, qu’on vient de découvrir dans la forêt. Au Chiapas, c’est la décision prise en 1972 par le gouvernement mexicain d’attribuer 600 000 hectares à la communauté lacandone, représentée par soixante-six chefs de famille, qui provoque un conflit entre ceux-ci et des indigènes zapatistes.
Ces derniers, certes confrontés au refus de dialogue du pouvoir et à de difficiles relations avec le « monde politique » (droite et gauche confondus) peuvent aussi se voir reprocher leur propre sectarisme. Invité à se rendre à La Paz pour la cérémonie d’intronisation « historique », à la présidence, d’un Indien issu des luttes – M. Morales –, le sous-commandant Marcos a répondu sèchement : « Notre idée n’est pas de fréquenter les sommets mais de regarder en bas. Ce n’est pas notre genre de fréquenter les grands leaders. Nous pensons que c’est l’ensemble du peuple qui doit exercer le pouvoir, pas une seule personne . » De l’art et de la manière de s’isoler complètement.
Dans ce pays – la Bolivie –, où le président affirme sa volonté de rupture avec les années néolibérales, tout en démantelant le « colonialisme interne » – une sorte de « nationalisme indianisé »  –, la nouvelle organisation territoriale basée sur la reconnaissance de quatre types d’autonomie (départementale, régionale, municipale et indigène), non subordonnées entre elles et ayant même rang constitutionnel, soulève de nombreuses questions. Comment, par exemple, s’articuleront justice communautaire et justice ordinaire ? Car, derrière les « us et coutumes », « la démocratie indigène peut cacher des formes autoritaires exercées par une gérontocratie soucieuse de maintenir son pouvoir, ou être instrumentalisée par des acteurs externes . »
Pendant ce temps, au Guatemala, les Indiens subissent toujours un véritable apartheid. La Quiché Rigoberta Menchú y a bien reçu le prix Nobel de la paix en 1992 mais, depuis, elle a été ambassadrice spéciale de la présidence du néolibéral Oscar Berger. Le Chili continue à utiliser les lois anti-terroristes de Pinochet pour réprimer les Mapuches. Au Venezuela, M. Hector Eduardo Okbo Asokma, cacique bari de Saimadoyi, ménage la chèvre et le chou  : « D’un côté, on veut l’électrification, une vraie route, avec des ponts et tout ça. Les techniques des créoles et notre culture. Mais on ne veut pas abandonner nos coutumes. On croit aux deux. » En Equateur, en mars, appuyée par les écologistes, la direction de la Conaie déclare la guerre au président Correa – que sa base a porté au pouvoir. Au cœur de la dispute, l’exploitation minière, la recherche pétrolière et la gestion de l’eau. Toutefois, d’après l’analyste politique Pedro Saad, « les dirigeants de la Conaie ne seront pas suivis par les indigènes dans leur appel au soulèvement  ». A la différence des « amazoniens », la majorité, qui vit dans les hautes terres – la Sierra – continue à appuyer le chef de l’Etat, avant tout préoccupée par la résolution de ses difficiles problèmes de survie.
Si elle a incontestablement permis une résistance aussi longue que l’histoire du Nouveau monde, la dynamique identitaire a ses limites. En ce sens, s’opposant à l’idée de l’indigène « authentique », « l’indianité semble relever d’une forme socialement métisse, renvoyant non pas à une définition biologique, mais à une forme floue évoluant au gré des situations et des acteurs qui s’en emparent, dont l’existence ne vaudrait, d’une certaine manière, que par rapport aux discours que l’on tient sur elle et aux valeurs qu’on leur prête  ».