A Bruxelles, les lobbyistes sont «les garants de la démocratie »

[원문] 로비스트들이 세운 유럽합중국, EU

2010-06-14     François Ruffin

 

Les députés passent, la plaque, elle, ne bouge pas. « C’est par les discours, les débats et les votes que doivent se résoudre les grandes questions, avec détermination, patience et dévouement. » Cette phrase est gravée sur un écriteau, au pied d’un arbre, à l’entrée de l’assemblée bruxelloise. « Inaugurée le 6 décembre 2001, par Nicole Fontaine, présidente du Parlement européen. » Mais c’est autre chose qui surprend, entre la sentence et la signature. Un logo : « SEAP. Society of european affairs professionnals. Incorporating felpa. Fédération européenne du lobbying et public affairs. » <<번역문 보기>>

 

Imagine-t-on la même chose à Paris, à Rome ou à Madrid ? Un hommage du Mouvement des entreprises de France (Medef) à l’Assemblée nationale déposé au pied de l’Hémicycle ? Ou les « lobbies du nucléaire » qui remercieraient le Sénat dans les jardins du Luxembourg ?

La « Society of european affairs professionnals » compte parmi ses membres des dirigeants d’Unilever, de Carrefour, de Gaz de France, de Volvo, de L’Oreal, de Suez… Que des philanthropes. A l’adresse indiquée sur son site Internet – 79 boulevard Saint-Michel, Bruxelles – se dresse une maison banale. A la « Conciergerie », l’interphone annonce : « Pour le SEAP, sonnez à UNESDA. » La société qui parvient à apposer son logo devant le Parlement n’a même pas son nom sur une boîte à lettre ! Elle est hébergée par l’« Union of European Beverages Associations » – dont Coca-Cola, Danone, Nestlé, Unilever sont les principaux membres.

« Cette organisation s’est constituée en 1997, au moment où s’ouvrait un débat sur la régulation des lobbies, explique Olivier Hoedeman, de l’association Corporate Europe Observatory . Eux sont arrivés en prônant l’"auto-régulation" : la profession allait édicter ses propres règles, elle se chargerait de son éthique, il n’était pas nécessaire d’en passer par la loi, etc. Ils ont défendu le statu quo, et ils ont gagné : ils ne respectent même pas les règles minimales qu’ils s’étaient fixés à eux-mêmes, se déclarer comme lobbyistes avant de pénétrer dans les bâtiments. De toute façon, le Parlement européen est connu, parmi les universitaires, pour être le pire de tous. Notamment parce qu’il n’y a pas d’œil public. Ici, il n’y pas de peuple. Il n’y a personne pour dire : "Vous n’avez pas le droit". Les députés sont laissés dans le vide, loin de leurs électeurs, adossés à rien. Et donc, ce sont les lobbies qui remplacent le peuple ! »

Absent lors de notre visite, M. Yves de Lespinay, le président de la SEAP, nous rappelle : « Nous n’avons pas inauguré cette plaque en catimini. Au contraire, tout s’est fait dans la plus totale transparence. Mme Nicole Fontaine était présente, bien sûr. Et également M. Hans Gert Pöttering, avant qu’il ne la remplace comme président… » Voilà, au moins, une vraie continuité dans l’amitié. Pour le bien de tous : « Les lobbyistes sont les garants de la démocratie.

– Mais par exemple, interroge-t-on, si les associations de patrons ont leur panneau, les syndicats de travailleurs pourraient avoir le leur aussi ?

– Non, parce que les syndicats s’attachent à un intérêt sectoriel. Tandis que nous, il s’agit de la défense d’une profession au sens général… »

« Corporatistes », les syndicalistes de la métallurgie, de la poste, de l’enseignement, des chemins de fer, alors que l’intérêt des industriels se confondrait naturellement avec le bien public européen ?

« Mais ça marque, quand même, le poids des affaires sur le cœur de l’Union ?

– Je pense que vous comprenez mal la réalité. »

M. Jacques Delors, lui, l’a parfaitement comprise. « Les dirigeants de l’ERT ont été à l’avant garde du soutien de mon idée », expliquait le président de la commission européenne en 1993. Pour bâtir l’Europe, M. Delors a noué une alliance avec la Table ronde des industriels (European round table of industrialists, ERT), qui rassemble 45 « capitaines d’industrie », les PDG de Total, Nestlé, Renault, Siemens, etc. L’architecte du marché unique poursuit ses confidences : « Donc ce que j’ai fait en 84 c’est de rechercher un consensus par défaut avec les gouvernements qui refusaient tout sauf cette idée d’un grand marché et d’obtenir un consensus par enthousiasme des industriels ». Et c’est ainsi que ce socialiste a « relancé l’Europe » : non en s’appuyant sur les « syndicats européens », ou les « peuples européens », mais sur le principal lobby patronal.

D’ailleurs, les calendriers concordent : en janvier 1985, le président de l’ERT (et de Philips), M. Wisse Dekker, publie « Europe 1990 : un agenda pour l’action », un document qui propose d’abattre les barrières commerciales et les frontières fiscales. En janvier 1985, justement, M. Delors prend ses fonctions à Bruxelles et devant le Parlement européen, il fait part de « [son] idée » : faire tomber les barrières commerciales et les frontières fiscales . Heureusement, le PDG n’avait pas déposé de copyright…

Cette première tranche de travaux effectuée, six ans plus tard, la relance de l’Union se fera par le même biais : l’ERT. Ce qui, en jargon europhile, s’appelle « approfondir ». « L’Europe, ça ne va pas assez vite, énonce Jean-Marie Cavada à l’automne 1991, dans son émission de pédagogie grand public La Marche du Siècle. Ce sentiment de lenteur, partagé par beaucoup de gens, quarante-cinq grands industriels européens, représentant trois millions d’employés, s’en irritent et tirent la sonnette d’alarme. Ils demandent plus d’Europe ». En toute objectivité, le journaliste – passé depuis au Mouvement démocrate (Modem), puis à l’Union pour un mouvement populaire (UMP) – explique : « Cette émission a été déclenchée par le travail de quarante-cinq industriels européens, dont voici les trois représentants. Ca s’appelle la Table ronde européenne. Il s’agit d’abord de MM. Jérôme Monod (président de la Lyonnaise des eaux), Pehr Gyllenhammar (président de Volvo, associé comme vous le savez à Renault, associé comme vous le savez à Mitsubishi), et Umberto Agnelli (président de l’énorme groupe Fiat). » Est également convié un banquier – sans doute pour équilibrer le plateau : « Bernard Esambert, président de la financière Rothschild ».

C’est qu’en cette aube des années 1990, le bloc de l’Est s’effondre et, avec lui, la « menace communiste » contre laquelle s’est construite l’Europe. En outre, les objectifs fixés par l’Acte Unique de 1986 sont atteints : l’heure a sonné de la « relance », alors que doit se tenir, en décembre 1991, à Maastricht, un sommet des chefs d’Etat. A cette occasion, les patrons comptent bien avancer leurs pions. M. Jérôme Monod énonce le programme : se charger de « l’éducation, la formation – qui est aussi notre rôle », construire de « grandes infrastructures qui traversent l’Europe » (lire encadré), établir « la monnaie unique ». Sur tout ces points, « il faut aller vite : on ne peut pas aller se balader avec douze monnaies dans ses poches alors que les américains ont le dollar et que les japonais ont le yen. »

Dans cette Marche du Siècle réalisée en duplex avec Bruxelles, M. Delors approuve : « Aujourd’hui, j’ai lu le rapport [de l’ERT], les industriels invitent les gouvernements à aller plus vite encore, et ce n’est pas moi qui leur dirais le contraire, car nous avons bien besoin de cette poussée salutaire, sinon nous aurions tendance, à nouveau, à ne pas suivre le rythme des événements. […] Il faut rappeler aux chefs d’Etats et de gouvernements des Douze qu’à la fin de l’année, ils ont un rendez-vous majeur puisqu’ils doivent dessiner les traits de l’Europe de l’an 2000, et qu’ils ne peuvent pas tarder à le faire. De ce point de vue, je pourrais dire les choses simplement : puisque l’histoire accélère, il faut à nouveau accélérer. Nous étions passé de 60 à 100 à l’heure ; eh bien maintenant, il faut aller à 140 à l’heure . »

Trois mois plus tard, le contrat sera rempli. Depuis, de Maastricht à Amsterdam, de la stratégie de Lisbonne au Traité constitutionnel, l’Europe a bien roulé « à 140 à l’heure ». Et dans les directions fixées par le patronat. Pour sa plus grande satisfaction : « La contrainte européenne joue à plein pour orienter notre pays dans le sens d’une certaine forme de réforme », applaudissait M. Ernest-Antoine Seillière, ex-numéro un du Medef et aujourd’hui président de Business Europe, l’une des principales organisations patronales européennes. Tandis que son numéro deux, M. Denis Kessler confirmait : « L’Europe est une machine à réformer la France malgré elle ». Une parfaite « assurance-vie contre le socialisme », comme le promettait M. Alain Madelin . Cette vérité est gravée dans le marbre, et pas seulement à l’entrée du Parlement : « l’Europe sociale n’aura pas lieu » …

Encadré : Abolir les barrières physiques

Douze mille kilomètres d’autoroutes : voilà le projet que lançait, en 1991, la Commission. Pour savoir qui les réclamait, et pourquoi, il suffisait d’allumer sa télévision, quelques semaines plus tôt.

« Les routes sont trop étroites, déplore M. Giovanni Agnelli, le patron de Fiat. Le trafic va doubler dans les années qui viennent, si l’Europe se fait. » Sur le plateau de l’émission « La Marche du Siècle », Jean-Marie Cavada lui donne raison et pioche un exemple dans l’ouvrage que vient de publier la Table Ronde des Industriels : « Pour faire la distance Chicago-Houston en camion, c’est-à-dire environ 2 000 kilomètres, eh bien il faut 33 heures. Pour franchir le même parcours sur le continent européen, entre Anvers et Rome, eh bien il lui faut presque le double de temps : 57 heures. De ce point de vue l’observation est tout à fait éclairante. » Pour rattraper notre retard, il faut d’abord alléger les lois : « Limitations de vitesse, temps de travail, poids transporté, circulation le week-end… les règles qui régissent les transporteurs européens sont nombreuses et contraignantes. »

La réponse de M. Jacques Delors ne se fait pas attendre : il apporte son aval en direct. « Un des premiers rapports de la Table Ronde s’appelait Missing Links – les chaînons manquants, remarque-t-il, citant sa littérature scientifique favorite. Ca veut dire qu’on ne pourra pas tirer tous les bénéfices du grand marché intérieur si l’on ne peut pas circuler plus vite et moins cher dans toute l’Europe. Et par conséquent, dès 1985, nous avions proposé au Conseil des Ministres un programme ambitieux d’infrastructures. »

Le rapport « Missing Links » (édité par le patron de Volvo) datait de 1985, et « dès 1985 » M. Delors avait proposé ce « programme ambitieux ». Cette émission La Marche du Siècle date de septembre 1991, et « dès 1991 » M. Delors lance le Trans Europe Network (TEN). Qui comporte, donc, 12 000 kilomètres de voies rapides pour poids lourds…

Cette prime au bitume sera intégrée au traité de Maastricht, puis renouvelée en 2004 avec l’élargissement. En 1997, le Secrétaire général de l’ERT ne masque pas sa joie : « C’est maintenant une question de détails. Je pense que, dans le principe, nous y sommes. Le tunnel sous la Manche a été construit, les trains à grande vitesse sont en cours de construction et la jonction entre la Scandinavie et le Danemark est également en cours de construction. »

Pourquoi cette obsession du béton ? Avec le Marché unique, l’Europe a fait tomber les barrières commerciales, fiscales, monétaires. Restait à éliminer les barrières physiques : à quoi bon un « grand marché intérieur » si déplacer des marchandises demeure coûteux en temps, en essence ? Pour « en tirer tous les bénéfices », il fallait donc fluidifier et accélérer le trafic : par des tunnels dans les Alpes, dans les Pyrénées, sous la Manche. « Les biens et les services doivent circuler librement sur le marché dans des conditions optimales et au moindre coût . » Dans cet espace ouvert, fluide, les multinationales réalisent des « économies d’échelle » : ne plus conserver qu’un seul site sur le continent par produit, exiger de leurs sous-traitants une délocalisation dans les « pays à bas coût de main d’œuvre ». En 1989, Whirlpool comptait 38 usines en Europe de l’ouest. Il en reste dix pour l’Europe réunifiée. Avec à la clé, en Italie, en France, en Allemagne notamment, des milliers de licenciements…

Et un impact écologique : entre 1985 et 1995, le gaz carbonique généré par les transports de marchandises a augmenté d’un tiers. Dans son nouveau plan, signé en 2004, la Commission tablait sur un doublement du fret d’ici 2020. Les rejets de CO2 par les poids lourds devraient croître de 54 % d’ici 2030. Pour compenser, nous aurons soin – comme le recommande la même Commission – d’utiliser des « ampoules économes en énergie ». Et de les éteindre en quittant la pièce…

F. R.