Les cahiers de doléances des travailleurs chinois

[원문] 무구하던 ‘농민공’ 분노의 대장정에 나서다

2010-09-03     Isabelle Thireau

Les cahiers de doléances des travailleurs chinois

Par Isabelle Thireau *

* Directrice de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS), directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Dernier ouvrage paru : Les ruses de la démocratie. Protester en Chine contemporaine (avec Hua Linshan), Seuil, Paris, 2010.

« Je travaille dans cette usine depuis le 5 juin 2006. Mon salaire tourne autour de 1 400 yuans [158 euros] par mois, ce qui fait juste une centaine de yuans de plus que ceux qui viennent d’être embauchés. Vous trouvez ça juste ? Est-ce qu’il est juste que mon salaire ait augmenté la deuxième année de 28 yuans seulement, la troisième de 29 yuans et la quatrième de 40 ? Est-ce qu’il est juste que 40 % de ceux qui travaillent ici soient des stagiaires très peu payés, ce qui se répercute sur les salaires de tous ? Est-ce qu’il est juste qu’il y ait cinq grades, chacun divisé en quinze échelons, ce qui veut dire que, comme je ne peux gravir qu’un échelon par an même si je fais tout comme il faut, il me faudrait soixante-quinze ans pour arriver tout en haut ? Est-ce qu’il est juste de travailler autant pour ne mettre de côté que quelques centaines de yuans par mois ? Il y a trop d’inégalités, trop de promesses non tenues, trop d’injustices. Que sommes-nous si nous acceptons tout cela ? On n’a pas le choix : cette grève, c’est une question de dignité . » Ainsi s’exprime un ouvrier de l’usine de pièces détachées du constructeur automobile japonais Honda, à Foshan dans la province chinoise de Guangdong, dont la grève a marqué le mois de mai 2010. <<번역문 보기>>

Tout a commencé, le 17, par le débrayage d’une centaine d’ouvriers protestant contre une décision jugée inique de la direction. Dans cette usine, en effet, la rémunération résulte de l’addition de plusieurs éléments : pour les ouvriers les moins qualifiés du premier échelon, par exemple, au salaire de base (675 yuans – 75 euros) s’ajoutent le salaire attaché à la fonction (340 yuans – 37 euros), ainsi que diverses indemnités, pour le logement ou le transport, qui permettent d’atteindre un total de 1 510 yuans (168 euros) . Or, fin avril, la Municipalité de Foshan a annoncé que, à dater du 1er mai, le salaire minimum local passerait de 770 à 920 yuans (de 85 à 102 euros). La direction de l’usine a bien décidé de répercuter cette hausse sur la rémunération de base, mais, en même temps, elle a diminué celle attaché à la fonction, annulant ainsi une augmentation significative. D’où la grève, qui a pris fin le 4 juin, après un accord conclu avec les seize représentants des salariés désignés en dehors des syndicats officiels : la direction s’est engagée à hausser tous les salaires de 500 yuans (55 euros).

A cette occasion, les ouvriers ont rédigé une lettre ouverte réclamant que leurs employeurs « fassent preuve de bonne foi, se prêtent à d’honnêtes négociations et prennent en compte leurs demandes raisonnables». Le document précise en outre que leur lutte ne concerne pas les seuls employés de l’usine mais l’ensemble des ouvriers chinois. Il contient également une liste de revendications portant sur la grille des salaires, la représentation des employés, les modes d’évaluation du travail et les critères de promotion.

Au moment où la grève s’achevait, l’attention était focalisée depuis plusieurs jours sur les suicides chez Foxconn Technology à Shenzhen. En cinq mois, treize jeunes ouvriers de cette entreprise taïwanaise, qui fabrique des composants électroniques pour des marques étrangères, ont tenté de se suicider ; dix y sont parvenus. Le 20 juillet, à Foshan, un salarié d’une entreprise partenaire de Foxconn, âgé de 18 ans, met fin à ses jours . La société annonce alors une augmentation du salaire de base de ses ouvriers chinois et une modification des règles imposées.

Il convient toutefois de ne pas assimiler trop hâtivement les deux entreprises. Chez Foxconn, le très faible salaire de base oblige les salariés à effectuer un nombre d’heures supplémentaires supérieur à ce que prévoit la législation. On y souffre aussi d’un grand isolement, tant vis-à-vis des collègues, dans les ateliers et les dortoirs, que vis-à-vis du monde extérieur. Chez Honda, en revanche, des liens semblent se nouer entre des employés originaires d’une même région, ou des stagiaires diplômés d’une même école.

Par ailleurs, Foxconn fait appliquer depuis son installation en Chine, durant les heures de travail comme pendant le repos, une discipline dont il ne suffit pas de dire qu’elle est militaire. Elle s’appuye sur la toute-puissance des agents de sécurité, qui peuvent sanctionner les employés, y compris par la force. Le premier suicide a concerné un ouvrier qui, accusé de vol, a été fouillé et enfermé jusqu’à ce qu’il avoue un délit qu’il n’avait pas commis. Les travailleurs de Honda et ceux de Foxconn ont donc réagi à des situations qu’ils jugeaient inacceptables, mais qui l’étaient à des degrés et des titres très différents. Fait nouveau, les premiers ont eu un affrontement direct avec le syndicat officiel : le 31 mai, ses représentants, reconnaissables à leur uniforme, se déploient dans toute l'usine et intiment la reprise du travail, s'en prenant par la force à plusieurs ouvriers. Les grévistes soulignent dès lors qu'ils n'ont jamais été sollicités pour élire leurs représentants ; que ceux-ci sont loin d’avoir joué le rôle qui leur incombait pendant la grève.

Ces deux mouvements expliquent, au moins en partie, la hausse sans précédent du salaire minimum décidée dans de nombreuses provinces ou municipalités (960 yuans à Pékin, 1 120 yuans à Shanghai). Ils ne sont sans doute pas étrangers à l’enquête lancée en juin 2010 par les autorités de Shenzhen auprès de cinq mille migrants âgés de 18 à 35 ans : on y apprend que ces derniers gagnent en moyenne 1 800 yuans par mois, en envoient un cinquième à leur famille, et que la moitié d’entre eux font un nombre illégal d’heures supplémentaires . Ils ont également conduit un dirigeant chinois, M. Zhou Yongkang, à demander, le 15 juillet 2010, à l’Administration des lettres et des visites (voir plus loin) de tout mettre en œuvre pour résoudre les conflits sociaux et de répondre aux doléances associées au lieu de travail . M. Zhou reconnaît qu'en dépit de la diminution du nombre de doléances (notamment collectives), les tensions sociales liées aux expropriations de terres, à la démolition de biens immobiliers et à l’emploi demeurent vives ; il demande « aux gouvernements de différents niveaux d'intensifier leurs efforts pour résoudre les conflits du travail en tenant compte des demandes raisonnables des employés ».

De telles révoltes ne se limitent pas à la région particulièrement industrialisée du Delta de la rivière des Perles. Dès le début mai 2010, des grèves importantes ont en effet touché les provinces du Shandong, du Jiangsu et du Yunnan, ainsi que les villes de Nankin, Pékin, Chongqing et Lanzhou. Le groupe Toyota en a connu une dizaine entre le 1er mai et le 15 juillet. A Changchun, le 1er juillet, les dix-sept mille chauffeurs de taxi de la ville ont cessé le travail pour protester contre une nouvelle taxe. Ces événements s’inscrivent dans un mouvement plus large de multiplication des grèves, observé dans les entreprises tant étrangères que chinoises depuis deux ans ; le tout alors que l’agitation sociale grandit depuis le milieu des années 1990 : arrêts de travail, lettres collectives adressées aux autorités locales et à l’Assemblée nationale populaire, visites aux instances administratives, doléances postées sur Internet.

Autrement dit, les salariés migrants chinois n’ont jamais été dociles. S’ils constituent un groupe composite, rassemblant des individus aux expériences et aux projets très différents, ils partagent une situation d’infériorité institutionnelle par rapport aux « locaux ». Ils n’ont jamais cessé de contester les inégalités induites par le système du certificat de résidence (ou hukou), et de protester contre l’impuissance et la docilité forcée qu’ils subissent dans les entreprises. On peut d’ailleurs établir un lien direct entre les actions menées et les avancées du droit du travail, illustrées par exemple par la promulgation en 2008 d'une loi sur les contrats de travail.

La situation même des migrants encourage ces luttes. L’amélioration des revenus des paysans a en effet réduit le nombre de candidats au départ. Ces derniers tentent de suivre des formations qui leur permettent de prétendre à des conditions d’emploi et de vie plus acceptables que celles de leurs prédécesseurs. En outre, l’arrivée sur le marché du travail d’enfants de migrants ayant toujours vécu en ville, mais considérés officiellement comme des « étrangers » et ne bénéficiant donc pas du même traitement que ceux avec qui ils ont grandi, suscite d’autres sentiments d’injustice.

Jusqu’à présent, leurs revendications sont passées inaperçues car elles s’exprimaient moins par la grève que par le truchement d’une administration confidentielle, celle dite « des lettres et des visites ». Créée en 1951, cet organisme repose, depuis le canton jusqu’aux échelons supérieurs de l’Etat, sur un réseau de bureaux chargés de recevoir et de transmettre suggestions, demandes d’assistance, appels à la révision de sanctions politiques ou administratives jugées injustes, critiques et accusations. Depuis soixante ans, elle légitime un espace de parole qui n’a cessé d’être transformé par ceux, paysans, citadins, soldats ou propriétaires de biens immobiliers, qui l’ont saisi. Entre 1993 et 2005, les témoignages ont augmenté de 10 % par an, et les visites – surtout les visites collectives, déplaçant parfois plusieurs milliers de personnes – ont crû plus vite que les lettres. Mais surtout, ceux qui se concertent pour interpeller ainsi les autorités dénoncent de plus en plus souvent des problèmes qui débordent les frontières des localités où ils sont censés être résolus.

Si le droit, la religion, l’organisation d’actions groupées, permettent d’exprimer les sentiments d’injustice, l’administration des lettres et des visites demeure un espace où les Chinois éprouvent depuis longtemps, leur compétence à prendre des initiatives, à formuler des jugements, à mettre en récit ce qui leur arrive, et ce, en parlant pour eux-mêmes, mais également au nom d’anonymes qui vivent la même situation. C’est un lieu d’interpellation des représentants du Parti communiste et de l’Etat, où sont questionnées les relations de pouvoir et les formes de légitimité, en prenant des tiers à témoin. En dehors de tout cadre démocratique, on y revendique avec ténacité l’égalisation des conditions et rejette avec force des différences hiérarchiques présentées comme naturelles.

C’est bien ce que réclament, au-delà de la dimension strictement économique, les salariés de Honda et de Foxconn. En cela, ils sont bien les héritiers de ces migrants qui, en 1996, écrivaient : « On est payé à la pièce, mais, comme cela fait quatre mois qu’on ne connaît pas le prix de la pièce, comment savoir si notre salaire est juste ? On nous prend pour des buffles, des esclaves, des machines… Est-il juste que nous n’ayons aucune liberté ? Est-il juste que nous n’ayons pas la moindre sécurité ? Est-il juste de travailler pour rien ? Nous ne pouvons pas continuer à courber l’échine. »

Une lecture strictement économique, ou trop conjoncturelle, de ces mouvements serait donc erronée. Ceux-ci s'inscrivent dans un long processus d'apprentissage ayant bien pour effet, selon la formule de Claude Lefort, d’« instituer le réel ». Mais ils révèlent aussi l'habileté nouvelle des protestataires, qui s'emparent de moyens très divers pour avoir prise sur le pouvoir central. Les grévistes travaillant pour des entreprises étrangères retournent l'argument nationaliste officiel – les revendications sociales nuisent à la puissance de la Chine et doivent donc être reportées à demain – pour élargir leur marge de manœuvre : quelle serait la légitimité des forces qui réprimeraient ceux qui sont exploités par des patrons étrangers ? A Changchun, les chauffeurs de taxi ont plutôt mis en avant le principe de leur nécessaire survie. Ils ont également pris modèle sur une grève victorieuse du printemps 2010 dans une ville de la province du Sichuan (les échanges d'expérience se multiplient) pour décréter une grève de trois jours, le délai nécessaire pour que les autorités centrales soient averties du conflit et interviennent. Enfin, ils ont placé leur mouvement sous un triple mot d'ordre : pas de meneurs reconnus, pas d'organisation formelle, pas de violences.

Loin d'être soutenus par le gouvernement chinois (les grèves sont un moyen bien trop périlleux d'encourager une hausse de salaire et le développement de la consommation interne), ces mouvements embarrassent les autorités centrales. Un processus qui, de façon imperceptible mais tenace, modifie les relations de pouvoir entre gouvernants et gouvernés.