Les Grandes représentations

[원문] 과학 대신 주술이 된 경제학

2010-10-11     René Passet

Les Grandes représentations

Par René Passet*

Economiste. Ce texte est issu de l’ouvrage Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire : de l’Univers magique au tourbillon créateur, Les Liens qui libèrent, Paris, 2010, 944 pages, 38 euros. <<번역문 보기>>

Nous sommes tous semblables au petit homme nu du dessinateur Jean- François Batellier qui, debout sur sa planète, interroge anxieusement le fond noir de l’Univers : « Y’a Quelqu’un ? » Il veut comprendre si ce monde a un sens, la manière dont il fonctionne et la place que lui-même y occupe. Il s’en fait des représentations différentes à mesure que s’accroît la puissance des moyens d’observation dont il dispose. Entre le grand tout organique peuplé d’esprits mystérieux dans lequel il se situe tout d’abord et le « tourbillon créateur » dans lequel il voit aujourd’hui l’origine de l’évolution complexifiante de l’Univers et de la vie sur sa planète, il découvrira progressivement que la marche de cet Univers est régie par des causes et des lois. A la suite d’Isaac Newton , il pensera qu’il fonctionne comme une horloge ; avec Sadi Carnot , qu’il est animé par une force immatérielle – l’énergie – qui le fait se mouvoir ; puis enfin que cette dernière, tout en se diffusant et s’épuisant dans l’espace, a aussi des vertus créatrices : le soleil, en s’éteignant tous les jours un peu, envoie dans l’espace le rayonnement qui a permis l’apparition et le développement de la vie sur la Terre.

Ce n’est pas un hasard si, à l’équilibre gravitationnel de l’Univers, correspond en économie l’équilibre gravitationnel par les prix d’Adam Smith, ou l’équilibre général de Léon Walras . L’un et l’autre s’en réclament explicitement et le premier – cela se sait peu – a même écrit un ouvrage d’astronomie. Karl Marx et Friedrich Engels se réfèrent fréquemment à la thermodynamique de Carnot, car « toute l’énergie actuellement en action sur terre est de l’énergie solaire transformée ». John Maynard Keynes évoque Albert Einstein et surtout Sigmund Freud.

La lecture du passé nous offre une leçon de relativité. Car le savoir ne progresse pas par accumulation, mais par la transformation du regard que l’on porte sur les choses : avant et après Nicolas Copernic, les mêmes savants, armés des mêmes instruments, ne voyaient pas les mêmes objets dans les cieux. Entre les lois de la mécanique qui animent l’horloge, celles de l’énergie qui mènent le mouvement de ce monde et celles de l’évolution complexifiante, les différences sont d’ordre qualitatif. Il en va de même des conceptions économiques qui s’en dégagent. Le passage des unes aux autres s’accompagne du bouleversement des modes de régulation ou de développement des systèmes économiques. Il n’y a donc pas de vérité éternelle et universelle en cette matière. Les conceptions élaborées en relation avec les réalités d’une époque peuvent correspondre à ces dernières et se révéler totalement inadaptées à celles d’une autre époque.

Ainsi, l’économiste David Ricardo (1772-1823), écrivant dans les premiers temps d’un capitalisme dont le développement passait prioritairement par l’accumulation du capital, considère l’épargne comme une vertu et la dépense de consommation comme un « vice ». Un siècle plus tard, dans l’Angleterre où l’accumulation primitive s’est réalisée, la force motrice de l’économie s’est déplacée du capital vers la consommation durable : ce n’est plus la création de voies ferrées qui tire le développement, mais la demande d’automobiles. A l’inverse de Ricardo, Keynes fait de la dépense la vertu et de l’épargne le vice. Chacun a eu raison en son temps. En revanche, dans le célèbre débat qui l’a opposé à Keynes, lorsque Friedrich Hayek s’agrippait aux conceptions ricardiennes, il se trompait d’époque. Tout comme se trompent les néolibéraux actuels, dont les « solutions » (réduction des charges de l’Etat, du nombre et de la rémunération des fonctionnaires, flexibilité de l’emploi, diminution de la masse salariale, dénonciation de toute mesure de protection sociale…) évoquent celles qui, dans les années 1920-1930, ont contribué à plonger les économies dans le marasme.

La crise contemporaine du système néolibéral n’est que celle d’un paradigme réagissant à contre-courant aux impératifs de son époque. Au moment, en effet, où le développement de l’ordinateur, faisant du monde « une unité vécue en temps réel », s’accompagne d’un impératif d’ouverture, la politique néolibérale se replie sur le seul horizon de la rentabilisation des patrimoines financiers…

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Dans le monde de l’immatériel, tout change de signification. L’espace n’a plus grand-chose à voir avec la distance. Organisé en réseaux, il est fait de nœuds, communiquant directement entre eux : les Bourses se tiennent en contact, par-delà les frontières, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; la Silicon Valley et Sophia Antipolis sont plus proches l’une de l’autre que de leurs arrière-pays respectifs.

Le temps n’est plus la durée dans laquelle la trace des événements se prolonge et se transmet de période en période. Passé, présent et avenir s’entremêlent. Le spéculateur achète ce jour, pour une date future, avec un argent qu’il n’a pas accumulé dans le passé (et donc ne possède pas), des titres dont il n’entend pas prendre possession, à un vendeur qui ne les détient pas et n’a aucune l’intention de les lui livrer, ni même d’en percevoir le prix. Et tout cela se soldera, en fin de course, par le versement d’un différentiel de cours marquant la récompense de celui qui avait su anticiper correctement l’évolution des marchés.

Enfin, à la différence de biens matériels que l’on ne peut transférer sans s’en dessaisir, l’échange de biens immatériels est additif : l’information communiquée passe entre les mains d’un autre sans que son détenteur initial cesse de la posséder.

Dans un système d’interdépendances, ce ne sont plus des acteurs individuels qui produisent, mais des systèmes intégrés, tous facteurs confondus. Les notions de rendement d’un facteur – capital ou travail – pris isolément n’ont plus de sens. On n’augmente pas la production en ajoutant une unité de travail ou de capital au système productif, mais en accélérant la cadence de l’ensemble, pour une augmentation de dépense pratiquement nulle. Ce qui coûte, dans la fabrication d’un CD, c’est le logiciel ; le reste se réduit pratiquement au prix insignifiant de la matière. La production se fait donc à coût unitaire décroissant, c’est-à-dire à rendement croissant. En cas de surproduction, cela conduit – pour rester compétitif – à réduire les prix en augmentant les volumes de fabrication, donc en aggravant la surproduction. Le marché devient amplificateur de déséquilibres.

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Nous avons atteint les frontières de l’économie matérielle. Le temps du « monde fini » a commencé. D’une part, la nature surexploitée ne peut plus être considérée comme ce « bien libre » dont nous parlaient les premiers classiques, inaltérable et inépuisable, véritable don du ciel ne relevant pas du calcul économique. La question de sa reproduction fait intrusion dans le champ de l’économie. D’autre part, la production de richesses permettrait globalement de satisfaire les besoins fondamentaux sur la planète. Dès lors, le problème prioritaire de l’économie est moins de vaincre les pénuries que de répartir les richesses, et parfois de gérer la surabondance. Hier (comme aujourd’hui dans les pays les plus pauvres), produire plus de denrées alimentaires dans des situations de pénurie chronique revenait, en même temps, à produire plus de bien-être. Peut-on en dire autant de l’automobile, dont la concentration en certains points du globe va jusqu’à compromettre les possibilités de circulation, cependant qu’ailleurs, des populations manquent encore de l’essentiel ? Toute augmentation de production soulève alors la question redoutable du « pourquoi ? », c’est-à-dire des finalités, de l’éthique et des valeurs.

De ce « passage aux limites » découle un changement de terrain de la rationalité économique. Hier, la performance quantitative était le critère fondamental du bien-être, et c’est l’efficacité de l’appareil productif qui la conditionnait. Désormais, c’est sur le terrain des conséquences et des finalités humaines que s’apprécie la rationalité. Hier « instrumentale », celle-ci s’est « finalisée ». Et l’on ne veut pas le voir.

Ce déplacement du champ de la rationalité, loin d’avoir une portée purement théorique, implique un retournement complet des critères de choix et de gestion économique. De variable d’ajustement, la personne retrouve son statut de finalité ; les principes de régulation de l’échange international s’inversent ; de ressource à exploiter et à saccager, la nature regagne son rôle de matrice sans la préservation de laquelle aucune forme de vie n’est possible sur la planète. La transformation des critères de gestion qui en découle concerne aussi bien les économies nationales que les relations internationales.

S’agissant de la nation, le rapport final sur la « mesure de la performance économique et du progrès social », élaboré par les professeurs Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, présente une série de recommandations visant à élaborer une batterie d’indicateurs se rapprochant de la réalité des ménages et prenant notamment en compte les revenus et la consommation (plutôt que la production), le patrimoine, la répartition – et donc les inégalités ; ces critères s’étendent aux activités non marchandes, dont les services intrafamiliaux. Autant d’indicateurs qui se situent à l’opposé de l’économie néolibérale.

S’agissant des relations économiques internationales, l’efficacité instrumentale commandée par une logique de pure compétition aboutit à l’élimination du moins performant par le plus efficace en termes de rendement, quelles qu’en soient les conséquences humaines. Ainsi l’agriculture de rente a-t-elle écrasé l’agriculture vivrière des pays du Sud et condamné des populations entières à la détresse. Tous les grands principes de l’échange international (clause de la nation la plus favorisée, extension aux entreprises étrangères des avantages consentis aux firmes nationales, spécialisation selon les avantages comparatifs « naturels », libre circulation des marchandises et surtout des capitaux…) relèvent de cette logique. A ces critères, une approche en termes de rationalité finalisée opposera le droit des peuples défavorisés à se protéger pour construire leurs avantages comparatifs (qui n’ont rien de naturel, mais se construisent par l’investissement), le droit de s’organiser en communautés multinationales pour exploiter leurs complémentarités, le droit de satisfaire par eux-mêmes leurs besoins essentiels en s’abritant de la compétition des nations les plus avancées, etc.

S’agissant de la nature, des indicateurs physiques devraient permettre de préciser les normes environnementales à l’intérieur desquelles doit se maintenir toute politique d’optimisation économique. Cette approche « biologique » est porteuse de nouveaux principes d’organisation dont les systèmes économiques et politiques feraient bien de s’inspirer. En toutes ces matières, la solidarité se substitue à la compétition ; c’est une exigence de rationalité dont il faut souligner qu’elle ne doit rien aux bons sentiments.

Dans la mesure où toute logique sociale – et toute politique – résulte d’un arbitrage entre les pouvoirs dominants de l’économie mondiale, un tel revirement supposerait que soient jugulées les puissances financières qui prospèrent sur les politiques néolibérales. Aux responsables politiques de démontrer s’ils entendent les juguler ou continuer à les servir.