De l’indignation à la révolution

[원문] 대본은 없었지만 플롯은 있었다

2011-02-15     Olivier Piot

Par notre envoyé spécial Olivier Piot*

Journaliste

S’il a servi de déclencheur, le geste tragique de Mohamed Bouazizi, vingt-six ans, qui s’est immolé par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid, commune du centre de la Tunisie, était loin d’être une première. En 2010, deux autres jeunes ont fait de même : à Monastir, sur la côte, le 3 mars, et à Metlaoui, au sud-ouest, le 20 novembre. Surtout, une étude du service des grands brûlés d’un hôpital de Tunis, révélée fin décembre 2010 par un site Internet , estime que le « suicide par le feu » représenterait « 15,1 % des admissions ». La pratique est jugée « d’une extraordinaire violence » par les auteurs, qui y voient « une réponse à une autre violence, exprimée par des jeunes, provenant dans notre pays surtout du grand Tunis, et notamment des banlieues à bas niveau socioéconomique (des cités comme Ettadhamen et Ibn Khaldoun) et la région du nord-ouest (milieu rural) ». L’étude remonte à… 1998. <<번역문 보기>>

 Le cas de Bouazizi appartient donc à une longue série d’actes désespérés. Mais celui-là restera gravé. « Ce garçon était issu d’une vieille tribu qui vit sur le flanc sud de la région, explique M. Mohamed Khemili, soixante ans, enseignant à la retraite, membre d’Amnesty international et militant de l’opposition tunisienne. Son nom dérive du mot aziz, qui signifie “fier”. » Hérité de la longue histoire de la Tunisie, bien avant la présence française dans le pays (1881-1956), ce pouvoir des tribus tisse une trame des relations sociales dans de nombreuses régions. Or cette toile tribale a pesé sur les événements de Sidi Bouzid, de Kasserine et de Thala. Dans les zones à forte tradition commerçante, comme au Nord (Bizerte) et le Sahel (Sfax et Sousse), les noms de famille et les allégeances sociales traduisent en revanche le rôle primordial des vieilles confréries professionnelles.

 « Mohamed a perdu son outil de travail [sa charrette de vendeur ambulant, ndlr], après avoir été giflé par une femme, agent municipale. Dans notre culture, c’est une chose inadmissible ! », assure M. Khemili. Honneur bafoué, donc, pour ce jeune garçon, et indignation collective. Dès le 19 décembre, des affrontements opposent jeunes et policiers à Sidi Bouzid, puis dans des petites villes, alentour : Menzel, Bouzaienne, Meknassy, Regueb, Mazzouna, Jabbés… Dès lors, les événements s’enchaînent. Heurts, violences policières, arrestations massives, manifestations de soutien, nouveaux heurts… Au point que le président Zine Al-Abidine Ben Ali juge utile d’intervenir en personne à la télévision. Premier discours du 28 décembre, suivi par des millions de Tunisiens, mais passé inaperçu dans les médias internationaux – à l’exception de la chaîne Al-Jazira, qui traite en boucle des événements depuis le 24 décembre.

 Allure martiale, costume sombre : sur la chaîne TV7, M. Ben Ali dénonce alors « l’exploitation de cas isolés » et parle d’« instrumentalisation politique » avant de se faire photographier au chevet de Bouazizi hospitalisé. Ces images de propagande vont se retourner contre leurs auteurs pour devenir les premiers clichés de la révolte. Le 4 janvier 2011, Bouazizi décède. Il est inhumé le 5, à Grannebour, en présence de six mille manifestants ivres de colère. Le lendemain, à Metlaoui, un homme de trente et un ans, s’immole à son tour.

 Metlaoui. Une ville minière de cinquante mille habitants, frappée par un chômage (40% de la population active, selon la section locale du syndicat unique, l’Union Générale Tunisienne du Travail - UGTT), en raison notamment des restructurations massives du grand bassin de phosphate de Gafsa : les effectifs ont fondu des trois-quarts en vingt-cinq ans, pour atteindre cinq mille salariés . Une commune meurtrie, qui paie depuis quinze ans un lourd tribut à l’émigration clandestine vers l’Italie . Dans la foulée, les villes de Kasserine et Thala s’embrasent. L’indignation locale a laissé place à une révolte sociale qui se diffuse dans les régions délaissées, du Centre à l’Ouest. Sur Internet apparaît la fameuse « Erreur 404 » de la censure. Le pouvoir pense encore pouvoir gagner la bataille de l’information.

 Au Sud-ouest du pays, Tozeur, cité touristique réputée, reste encore à l’écart de la révolte. Côté télévisions, France 24 a emboîté le pas à Al-Jazira. Du siège parisien, sa présentatrice commente en arabe les « violences ». Dans son petit restaurant, Youssef, la quarantaine, fixe ces images. « C’est le chômage des jeunes diplômés le problème, explique-t-il. Mes deux jeunes frères ont un bac + 3 en informatique et un bac + 5 en gestion. Le premier est serveur dans un hôtel de Sousse et le second reste à la maison, sans travail. Ça ne peut plus durer ! »

 Le chômage des jeunes diplômés. Telle est la première charge qui explose après l’étincelle de Sidi Bouzid. Certes, Bouazizi n’était que bachelier. Mais dans un pays qui compte encore des régions illettrées à plus de 50%, le baccalauréat est sacré. Depuis le début des années 1990, l’Etat a encouragé les jeunes à obtenir ce diplôme et à poursuivre au-delà : selon l’Institut national tunisien des statistiques (INTS), un tiers des 19-24 ans étaient étudiants en 2010. « On a retiré les filtres de sélection dans le primaire et le secondaire, explique Mahmoud Ben Romdhane, professeur d’économie à l’Université de Tunis et auteur d’un récent ouvrage . Puis l’obtention du baccalauréat a été facilitée en montant à 25 % la pondération des moyennes de l’année. » Résultat : « En 2010, même si la moitié des élèves n’a toujours pas la moyenne au bac, ils l’obtiennent à 70 % », contre seulement 35 % dans les années 1980.

 L’ascension sociale par les études, la réussite par le travail et le mérite : ce credo, sacralisé dès l’ère du président Habib Bourguiba (1956-1987), a fabriqué des cohortes de jeunes diplômés. « Entre 2008 et 2010, près de soixante-quinze mille étudiants diplômés de l’enseignement supérieur arrivent chaque année sur le marché du travail, alors qu’ils étaient tout juste huit mille dans les années 1980 », poursuit Ben Romdhane. Saluée dans les rapports officiels comme une preuve de dynamisme, cette tendance à la scolarisation n’a fait que diffèrer dans le temps l’écueil de l’emploi.

 Entre 2000 et 2008, l’économie a affiché des taux de croissance annuels de 4 à 5 %. Le tourisme, qui contribue à hauteur de 8 % du produit intérieur brut (PIB) – 10 % pour l’agriculture, 54 % pour les services et 35 % pour l’industrie –, donne du pays une image prospère. Mais cette bonne santé masque d’importantes disparités. Selon une récente étude , le chômage des 15-29 ans atteignait 31,2 % en 2008, et celui des jeunes diplômés frisait les 22% (contre 14% de moyenne nationale). Près des trois quarts des chômeurs (72 %) ont moins de 30 ans… Pour certains spécialistes, l’économie devrait afficher une croissance de 8 % pour fournir du travail à tous ses étudiants.

 Un récent document de l’UGTT consacré au gouvernorat de Sidi Bouzid note que le taux d’illettrisme y est toujours de 60 %, tandis que le taux de réussite au baccalauréat frise les… 95 %. « On a entretenu l’espoir des jeunes et des parents, commente M. Mohamed Ali Ghandam, délégué régional du syndicat à Tozeur. Diplômées, les nouvelles générations aspirent à autre chose que le petit commerce et l’agriculture. Mais leur rêve se brise. »

 Frappées par le chômage (non indemnisé) et cette désillusion, Thala, Sbeitla, Sidi Bouzid, Regueb, Douz et même Kairouan entrent les premières en révolte. Pour la première fois depuis le 17 décembre, l’armée est dépêchée le 7 janvier à Kasserine. Le bilan officiel fait alors état de quatorze morts dans le pays. Mais la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) parle de plus de vingt morts. Des témoignages et des images, diffusés via les réseaux sociaux, répandent la violence policière. Et une rumeur circule : des « snipers », tireurs postés en haut des immeubles, guidés par des officiers équipés de jumelles, choisiraient leurs cibles parmi les jeunes manifestants.

 Cette répression brutale est la seconde charge de cette révolution. Elle explose les 7 et 8 janvier, lorsque chaque Tunisien prend conscience du sort réservé aux jeunes révoltés des quartiers pauvres. Attisant une vieille rancœur à l’égard de ces corps de police (cent cinquante mille agents), réputés depuis des décennies pour leur arrogance, leur corruption et leur mépris du peuple. « Cette fois, la révolte prend un tour politique, explique M. Khemili. C’est toute la Tunisie qui va se soulever. » Mais avec quels acteurs ?

Les jeunes, d’abord, puisque 40 % de la population a moins de 25 ans. Les diplômés chômeurs, bien sûr, mais aussi tous ceux qui n’ont pu aller jusqu’au baccalauréat – sur quatre millions de moins de 25 ans, seuls cinq cent mille sont étudiants. Cette jeunesse n’a connu que M. Ben Ali et son régime liberticide. Adepte des technologies de l’information – plus d’un Tunisien sur trois utilise Internet –, « cette génération a, par les blogs, Twitter et Facebook , élaboré son espace de liberté et de contestation sur la Toile », commente Tawfik Thameur Driss, professeur de philosophie à Sfax.

 Mais les manifestations se gonflent aussi d’adultes, parents et grands-parents, également frappés par le chômage et, surtout, furieux de ces années de privations pour la vaine scolarité des enfants. Animée par les couches populaires dans un premier temps, la révolte s’étend à d’autres catégories, en particulier à ces classes moyennes que l’économie a réussi à stimuler depuis le début des années 1990 : professeurs, avocats, commerçants, financiers, médecins… Cette nouvelle base sociale correspond à l’extension géographie de la contestation.

 Tunis, Sousse, Sfax, Gafsa, Gabes, Bizerte : les plus grandes villes du pays, s’enflamment à leur tour, notamment à partir de la grève générale victorieuse à Sfax, le 12 janvier. Et la bourgeoisie libérale, commerçante et financière, n’est pas en reste. Traditionnellement associée au régime de Bourguiba, puis à celui de Ben Ali au début de son règne, elle renâcle de s’être vue écartée des réseaux mafieux de la famille Ben Ali et du clan des Trabelsi – du nom de Leïla, la seconde épouse de celui-ci depuis1992. « Le 8 janvier, une délégation d’hommes d’affaires de Sousse, la base territoriale de Ben Ali, comme de Bourguiba, avant lui, s’est rendue au palais présidentiel de Cathage pour exiger du président qu’il leur rende le pouvoir », indique M. Khemili.

 Le 10 janvier au matin, « Ben Ali n’est pas encore personnellement visé, mais le ton monte, souligne M. Ridha Radaoui, avocat et secrétaire général d’Amnesty international Tunisie. Les revendications sociales et populaires ont d’abord été soutenues par les avocats et les professeurs, deux catégories méprisées par le régime et directement en contact avec les difficultés de la population. A présent, monte la dénonciation de la répression. Mais une question demeure, celle de la direction politique de ce mouvement ? Pour l’instant, il n’en a aucune. »

 Quels sont les acteurs politiques capables d’y suppléer ? Lors de son célèbre discours d’investiture du 7 novembre 1987, salué par des millions de Tunisiens, M. Ben Ali vantait la « maturité » du pays pour une « démocratie » fondée « sur le multipartisme et la pluralité des organisations de masse ». Mais, passé un « printemps » de quelques mois, le nouveau maître a cadenassé la vie sociale et politique.

 Instituant le Rassemblement constitutionnel démocratique (RDC), héritier du grand Parti Néo-Destour créé par Habib Bourguiba (1934), mué en 1964 en Parti socialiste destourien (PSD), M. Ben Ali a concédé un multipartisme de façade – les Tunisiens l’appellent « le Décor » –, animé par des partis dits de l’« opposition légale ». Certains, comme le Mouvement des démocrates socialistes (MDS) ou le Mouvement Ettadjid (« Le Renouveau »), comptent des députés au parlement. D’autres, comme le Parti démocratique progressiste (PDP), boycottent la « mascarade électorale ».

 En seconde périphérie, gravitent une myriade d’organisations politiques identifiées comme l’ « opposition illégale ». (voir page XX). Le syndicalisme est monopolisé par l’UGTT, tandis que le mouvement étudiant, très actif et organisé dans les années 1970 et 1980 autour de l’Union générale des étudiants Tunisiens (UGET), reste « bloqué » dans la clandestinité depuis plusieurs années.

 Autre acteur important de ce jeu politique : la société civile et son réseau de contestation (radios, groupes de musiques, cercles) et d’associations de défense des droits humains. Certaines se déclarent « apolitiques » (Amnesty international), mais d’autres ont été créées par d’anciens cadres de l’opposition à Bourguiba, puis à Ben Ali. C’est notamment le cas de la Ligue Tunisienne des droits de l’homme (LTDH), fondée en 1976 et doyenne des ligues des droits humains en Afrique et dans le monde arabe.

 Enfin, l’Armée nationale. Créé en 1956 par Bourguiba, avec pour règle absolue de non-ingérence dans les « affaires publiques », ce modeste corps compte trente mille soldats (dont vingt-sept mille dans l’armée de terre). Contrairement aux forces de police dont le nombre a plus que triplé sous le règne Ben Ali, cette force « républicaine » bénéficie d’une bonne réputation auprès de la population. Une loi de 1957 interdit aux militaires d’appartenir à un groupe politique et jamais, lors des grands troubles qui ont émaillé l’histoire du pays – le mouvements étudiant (1972), les émeutes du pain (1984) ou la grève des Mines (2008) – les soldats ne sont intervenus pour réprimer. Image de neutralité glorifiée par le geste de l’un de ses chefs d’état-major, Rachid Ammar, limogé le 12 janvier, pour avoir publiquement refusé de « tirer sur le peuple ».

 Gafsa, le matin du 10 janvier. Au siège régional de l’UGTT, une trentaine de militants échangent des propos houleux. Depuis le 6 janvier, ils tentent de pousser la section locale à organiser le soutien au mouvement. Mais la direction nationale résiste, relayée à Gafsa par M. Abassi Amara, secrétaire régional du syndicat, connu pour sa corruption et son allégeance au régime de Ben Ali. Le même blocage est ressenti à Sfax, Tozeur et Sousse.

 Dans la journée, M.Ben Ali prononce son deuxième discours, fustigeant ces « terroristes » qui « manipulent » la colère sociale. Mais le mouvement s’est radicalisé. Place aux promesses. Le président annonce « trois cent mille emplois nouveaux » d’ici à 2012. « Ces emplois, il nous les promet depuis 1990 !, s’insurge M. Khemili. Personne ne le croira. De toute façon, le mouvement n’en est plus là. »

 Craignant le contestation étudiante, M. Ben Ali ferme les établissements scolaires du pays. Quelques heures plus tard, l’UGTT réagit enfin : sa direction autorise les sections régionales de Sfax, Kairouan et Tozeur à organiser la grève générale le lendemain, puis le 14 janvier à Tunis. « Ce sont des villes contestataires qui allaient de toutes façons partir seules , réagit aussitôt un cadre d’Ettajdid. » Le soir même, les premières émeutes éclatent dans les cités populaires (Ettadhamen et Mnihla) de la capitale.

 Le tournant est pris. La grève générale est un succès à Sfax (six cent mille habitants), vieille cité commerçante et portuaire, riche et prospère, dominée par une bourgeoisie financière et une importante classe moyenne. A Sousse également, ville pourtant choyée par le tourisme, des agents de l’hôpital Farhat Hached organisent une grande marche de protestation. Ils sont rejoints par des salariés de l’hôtellerie pour qui la crise de 2008-2009 a précarisé les emplois et les statuts. La veille, les policiers avaient interdit l’accès des blessés à l’hôpital.

  M. Ben Ali sent une nouvelle fois le vent tourner. Le 13 janvier, troisième discours. Subitement humble, il parle de « liberté de la presse » et du « droit des partis d’opposition », limoge son ministre de l’intérieur et… s’engage à ne pas se représenter en 2014. Trop tard, la contestation politique s’est muée en révolution. Une troisième charge, contenue jusqu’ici, explose au grand jour : la haine pour la mafia des Trabelsi.

 D’abord connues des seuls intellectuels et militants politiques, les turpitudes de ce clan ont peu à peu nourri les discussions de chaque foyer n : accaparement d’entreprises lors des programmes de privatisations (entre 1995 et 2005), propriétés de journaux et propriétés (palais) tout court, concessions automobiles, supermarchés, banques, compagnies aériennes, sociétés de télécommunication… Depuis 15 ans, les proches de Mme Trabelsi ont fait main basse sur des pans entiers de l’économie.

 Le 14 janvier, le plus improbable se produit : Ben Ali fuit le pays. La Révolution vient de décapiter l’Etat. Les premiers jours s’avèrent chaotiques. Libérées du carcan de la censure et de l’oppression, des organisations politiques se retrouvent subitement projetées sur le devant de la scène. Formés à l’école de la clandestinité, marqués par ses dérives sectaires, ces groupes sont sommés de s’entendre. Car la rue, elle, ne se tait plus. « Ce n’est pas parce que tu as coupé la cime d’un arbre que ses racines sont arrachées », lance, le 18 janvier, un militant du PDP.

 Alors reviennent les propos de Mohamed Khemili , formulés une semaine plus tôt : « Jusqu’ici, jamais le peuple tunisien n’avait lui-même pris en main son destin. Ni sous le colonialisme (1881-1956), ni pendant l’accès à l’indépendance (1956), ni lors de la chute de Bourguiba (1987), pilotée par le général Ben Ali. Si, cette fois, les Tunisiens obtiennent la chute de Ben Ali, alors ce sera une immense fierté nationale. Et cette dignité retrouvée, personne ne pourra la leur confisquer. »