Le poids du nombre

[원문] 지구는 북적대지 않는다

2011-06-07     George Minois

Le poids du nombre

Par George Minois*

* Démographe. Ce texte est issu de son dernier livre Le poids du nombre, Editions Perrin, Paris, 2011

Chapo

Sommes-nous trop nombreux ? Faut-il contrôler la natalité en fonction de certains objectifs ? Opérer une sélection avant et à la naissance ? Encourager les naissances, quelles que soient la qualité des parents et leur capacité à élever des enfants ? L’homme a-t-il le droit d’interférer dans le processus de la procréation ? Voilà les questions qui se posent depuis qu’existent des Etats organisés, avec des normes culturelles et morales. <<번역문 보기>>

Le spectre de la surpopulation a refait surface en 2008, à la faveur d’une baisse passagère des stocks alimentaires mondiaux et en raison de la dégradation accélérée de l’environnement. Un coup d’œil à certains chiffres n’a rien de rassurant : 218 000 bouches supplémentaires à nourrir chaque jour dans le monde, 80 millions chaque année, un effectif global de presque 7 milliards, une consommation qui augmente… La population semble peser bien lourd par rapport aux ressources de la planète.

L’humanité n’a pourtant pas attendu le début du XXIe siècle pour s’inquiéter du surpeuplement. Quatre siècles avant notre ère, alors que le monde comptait moins de 200 millions d’habitants, Platon et Aristote recommandaient aux Etats de réglementer strictement la natalité : c’est dire que la notion de surpeuplement est plus une question de culture que de chiffres. Depuis le « Croissez et multipliez » biblique, on voit s’affronter populationnistes et partisans d’une maîtrise de la natalité. Les premiers dénoncent la surpopulation comme une illusion ; les seconds mettent en garde contre ses conséquences.

Pendant très longtemps, on n’a pas disposé de statistiques. Faute de pouvoir reposer sur des chiffres fiables, le débat était avant tout philosophique, religieux ou politique. Mais aujourd’hui encore, en dépit de la masse de données dont nous disposons, ce sont toujours très largement les orientations idéologiques et religieuses qui guident les partis pris. Parler de surpeuplement touche aux convictions fondamentales concernant la vie et sa valeur. D’où la passion avec laquelle le sujet est abordé.

Durant des milliers d’années, on a surtout redouté un nombre trop faible de naissances. Pourtant, à certaines époques, des régions et des pays entiers, comme l’Europe à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, ont été confrontés à un grave surpeuplement – certes relatif –, amenant même les théologiens à nuancer leurs positions. Les considérations morales sur la chasteté ou la « supériorité de la virginité » se sont également invitées dans les débats, de même que la licéité des pratiques contraceptives. Enfin, les interdits bibliques sur l’onanisme (le « crime d’Onan », épanchant sa semence à terre) ont longtemps pesé sur les discussions.

Il y a quarante mille ans, avec un demi-million d’habitants pour la Terre entière, la menace de surpopulation pouvait sembler bien lointaine. Et pourtant, les chasseurs avaient besoin d’un espace vital assurant leur ravitaillement en gibier : de 10 à 25 kilomètres carrés par personne en moyenne, ce qui limitait sérieusement la taille de chaque groupe. Au-delà de vingt-cinq à cinquante personnes vivant exclusivement de la chasse et de la cueillette, le groupe s’exposait à de grosses difficultés de ravitaillement. Le surpeuplement est bien une notion à géométrie variable, étroitement liée aux ressources disponibles. Pourtant, sa représentation populaire est toujours celle de personnes serrées comme des sardines dans un espace réduit.

Le nombre devient vite une obsession. Dans les cités grecques, le relief impose un cloisonnement : chaque bassin s’organise en cité indépendante, en autant de cellules closes de dimensions réduites, où la pression humaine est fortement ressentie ; cette situation favorise la prise de conscience du facteur démographique. Le climat politique est peu favorable à la natalité.

Dans ses deux principaux dialogues, La République et Les Lois, Platon définit une population optimum en fonction de l’espace et des ressources disponibles, et décrit les modes d’organisation et de fonctionnement social – souvent à l’extrême limite de ce qui est réaliste – nécessaires pour y parvenir. Même démarche chez Aristote dans Les Politiques : « Ce qui fait la grandeur d’une cité, ce n’est pas qu’elle soit populeuse. » De toute façon, selon lui, « un nombre trop important ne peut admettre l’ordre : quand il y a trop de citoyens, ils échappent au contrôle, les gens ne se connaissent pas, ce qui favorise la criminalité. De plus, il est facile aux étrangers et aux métèques d’usurper le droit de cité, en passant inaperçu du fait de leur nombre excessif ». Et puis, beaucoup de monde, c’est beaucoup de pauvres, avec le danger qu’ils se révoltent. Ce ne sont pas tant les ressources ou la nourriture qui inquiètent Aristote, mais le maintien de l’ordre. La pensée démographique grecque pose déjà les termes du débat tels qu’on le retrouve dans la période moderne et contemporaine. Elle est eugéniste, malthusienne et… xénophobe !

Avec l’extension de la domination romaine, on change d’échelle, mais pas nécessairement de mentalité. La politique des gouvernements est plutôt nataliste. Ce qui constitue à la fois une nouveauté et un échec, car la fécondité romaine restera toujours faible par rapport à celle d’autres civilisations, comme en témoigne Tite-Live : « La Gaule était si riche et si peuplée que sa population, trop nombreuse, semblait difficile à maintenir. Le roi, déjà âgé, voulant décharger le royaume de cette multitude qui l’écrasait, envoya ses deux neveux de par le monde pour trouver de nouvelles terres . » Propagande politique : trop nombreux, ils agressent leurs voisins les Romains, justifiant en réponse l’invasion de la Gaule.

Avec le christianisme, entre les IIIe et Ve siècles de notre ère, les autorités abandonnent tout interventionnisme. La question de la procréation passe du domaine civique et politique au registre religieux et moral. Un vif débat s’engagera autour des mérites respectifs de la virginité, présentée comme une vertu suprême que l’on exalte, du mariage, que l’on disqualifie en favorisant l’ascétisme, et du remariage, que l’on punit. Dans cette atmosphère austère, la question est tout de même posée : faut-il peupler ou dépeupler ? Etre fécond ou abstinent ? Pour les chrétiens, la réponse ne peut se trouver que dans la parole divine. Mais les écrits bibliques se contredisent… Le travail des Pères de l’Eglise sera de montrer, à force d’acrobaties et de contorsions rhétoriques, que ces contradictions n’en sont pas, et que Dieu n’a qu’une parole, même s’il a donné l’ordre à Adam et Eve de se multiplier et fait dire ensuite à Saint Paul, dans le Nouveau Testament : « Il est bon pour l’homme de s’abstenir de sa femme. » La tâche n’est pas facile, mais, pour les théologiens, rien d’impossible. L’Ancien Testament est, lui, sans ambiguïté : « Croissez, multipliez, soyez féconds. » Et prolifiques…

Le relatif surpeuplement du Moyen Age a des effets très concrets. Dès la fin du XIe siècle, les Occidentaux savent exploiter le poids du nombre. Ils prennent conscience de leur supériorité numérique et en font une arme. Le pape Urbain II, en 1095, envoie des hordes de chevaliers sur Jérusalem. Toute l’épopée des croisades est sous-tendue par un flux continu d’ouest en est qui n’aurait pas été possible sans un surplus de population au sein de la chrétienté.

Ainsi ira le monde occidental jusqu’au début du XIXe siècle. Hommes d’Eglise, intellectuels, théologiens, philosophes et écrivains vont se relayer pour théoriser sur la question démographique, naviguant entre la peur du trop-plein et le traumatisme du grand vide, les utopies populationnistes et l’inébranlable foi dans l’ordre divin comme puissance régulatrice de la présence des êtres humains sur terre. Le vulgum pecus, le peuple, est perçu tour à tour comme un fléau et comme une richesse. Chacun développe ses explications et formule ses recommandations, bien que l’outil statistique reste très déficient. Sous-peuplement, surpeuplement : au cours des siècles, la bataille fait rage entre ceux qui pensent que l’un est plus risqué que l’autre pour la survie de l’espèce humaine.

L’œuvre de Thomas Malthus , au tournant du XVIIIe et du XIXe siècles, marque un seuil dans l’histoire des théories démographiques. La population, affirme l’économiste et pasteur britannique, augmente beaucoup plus vite que la production alimentaire, ce qui, inévitablement, conduira à la surpopulation et à la famine à grande échelle. Soit on laisse faire, et les conséquences seront brutales et douloureuses, la nature se chargeant d’éliminer « l’excédent humain » ; soit on contrôle la natalité, en commençant par supprimer toute aide aux pauvres afin de les « responsabiliser » – l’attitude « responsable » étant de ne se marier et de n’avoir des enfants que lorsqu’on a les moyens de les nourrir et de les éduquer. Selon Malthus, la diffusion rapide de la misère est un risque pour l’humanité ; il faut donc l’éradiquer.

Pierre-Joseph Proudhon lui répond qu’ il n’y a pas de problème de surpeuplement. Si la misère se propage, c’est à cause du système inique de la propriété qui confère à certains un pouvoir injuste sur d’autres. Karl Marx, guère intéressé par la question démographique elle-même, considère Malthus comme un ennemi de la classe ouvrière et le traite d’« insolent sycophante des classes dirigeantes, coupable de péché contre la science et de diffamation à l’encontre de la race humaine » . Il lui reproche de croire en un « principe de population », loi naturelle absolue, valable toujours et partout, qui ferait que la population progresse toujours plus vite que les ressources : « Cette loi de population abstraite n’existe que pour les plantes et les animaux, tant qu’il n’y a pas d’intervention historique de l’homme. Ce qui compte, ce n’est pas le nombre d’êtres humains, mais la répartition des richesses. »

Ces débats se poursuivent jusqu’au milieu du XXe siècle, date à laquelle l’humanité s’engage dans une croissance effrénée : 3 milliards de personnes en 1950 ; 6 milliards en 2000. Ce n’est plus une croissance, c’est une explosion. Les démographes, économistes, géographes, mais aussi philosophes, historiens, ethnologues, et bien sûr les politiciens, se déchirent sur l’interprétation du phénomène. Aux défenseurs de la vie proliférante, indépendamment de sa qualité, les réalistes opposent la nécessaire maîtrise de la procréation. Les uns nient le concept même de surpeuplement, parlant d’inégalités de développement ; les autres dénoncent la folie meurtrière des natalistes, qui condamnent des centaines de millions d’hommes à mourir de faim. A partir des années 1980, les enjeux environnementaux et écologiques commencent à être pris en compte.

Au tournant du siècle, les anti-malthusiens se veulent rassurants, en s’appuyant les phénomènes de transition démographique en cours (voir glossaire) : les taux de fécondité s’effondrent partout, y compris dans les pays très pauvres. Cela ne fait que confirmer la « révolution démographique » évoquée en 1934 par Adolph Landry, qui a montré que désormais, avec l’énorme accroissement de la production des biens, le problème du rapport population/ressources était dépassé. Dès lors, l’optimum de population doit viser la notion culturelle de « bonheur », notion qualitative, et non plus quantitative.

Ainsi, la population se stabiliserait autour de 9 milliards vers 2050 et de 10 milliards vers 2150. Puisque cette planète, assure une majorité de démographes, pourrait nourrir 10 milliards d’habitants, comment pourrait-elle être « surpeuplée » avec 7 milliards ? S’il y a un milliard de sous-alimentés et deux fois plus de pauvres sur la planète, ce n’est peut-être, après tout, qu’en raison d’une mauvaise répartition des ressources. Mais est-il souhaitable d’atteindre ce chiffre ? Après tout, l’entassement de 10 milliards d’hommes, même bien nourris, reste un entassement…

En 1997, Salman Rushdie écrivait une Lettre au six milliardième citoyen du monde qui devait naître dans l’année : « En tant que membre le plus récent d’une espèce particulièrement curieuse, tu te poseras bientôt les deux questions à 64 000 dollars [ndlr : PIB par personne approximatif aux Etats-Unis] que les autres 5 999 999 999 se posent depuis un certain temps : comment en sommes-nous arrivés là ? Et, maintenant que nous y sommes, comment y vivrons-nous ? On te suggérera sans doute que la réponse à la question des origines exige que tu croies à l’existence d’un Etre invisible, ineffable, “là-haut”, à un créateur omnipotent que nous, pauvres créatures, ne pouvons percevoir, et encore moins comprendre… A cause de cette foi, il a été impossible en de nombreux pays d’empêcher le nombre des humains de croître de façon alarmante. Le surpeuplement de la planète est dû au moins en partie à la folie des guides spirituels de l’humanité. Au cours de ta vie, tu verras sans doute l’arrivée du neuf milliardième citoyen du monde. Et si trop d’hommes naissent en partie à cause de l’opposition religieuse au contrôle des naissances, beaucoup de gens meurent aussi à cause des religions… »

Treize ans plus tard, en 2011, ou, au plus tard, au début de 2012, on attend l’arrivée du sept milliardième citoyen du monde. Ce petit dernier a sept chances sur dix de naître dans un pays pauvre, au sein d’une famille défavorisée. Faudra-il lui envoyer un courrier de bienvenue, ou une lettre d’excuses ?