Le paradoxe de l’industrie de défense russe

[원문] 과거로 먹고사는 러시아의 방위산업

2011-10-10     Vicken Cheterian

Le paradoxe de l’industrie de défense russe

par Vicken Cheterian*

Journaliste et auteur de From Perestroika to Rainbow Revolutions, Reform and Revolution after Socialism, Hurst, Londres, 2011, à paraître

La victoire remportée lors de la guerre-éclair contre la Géorgie, en août 2008, n’a pas empêché Moscou d’engager dès le mois d’octobre suivant une refonte complète de ses armées. « Les dirigeants russes ont fait preuve d’une grande sagesse, estime l’expert militaire Alexandre Golts. Il est rare de voir un gouvernement entreprendre des réformes après avoir gagné une guerre. Mais en l’occurrence, malgré dix années fastes durant lesquelles les différents commandements militaires avaient bénéficié de ressources très importantes, la crise de 2008 a montré que la Russie avait une armée vieillissante, incapable de manier des armes modernes. C’est ce constat qui a poussé le ministre de la défense, M. Anatoly Serdyukov, à annoncer la réforme la plus radicale jamais menée en cent cinquante ans. » <<번역문 보기>>

Déjà, au cours des années 1990, les deux guerres de Tchétchénie avaient révélé la fragilité de l’armée. Le conflit avec la Géorgie, malgré une issue évidente quarante-huit heures seulement après le début des hostilités et un cessez-le-feu conclu aux conditions imposées par Moscou au terme de cinq jours de combats, a accéléré la prise de conscience, tant au sein des états-majors que des élites politiques. L’épisode a montré à quel point le commandement et le contrôle de l’armée, tout autant que ses systèmes de reconnaissance et de communication, étaient obsolètes. La Géorgie n’avait pas d’avions de chasse, et pourtant, la Russie a reconnu avoir perdu quatre de ses avions (trois chasseurs de combat de classe Sukhoi-25 et un bombardier à longue portée Tupolev-22 utilisé pour des missions de reconnaissance), tombés sous les tirs sol-air géorgiens . Tbilissi, de son côté, continue d’affirmer avoir abattu vingt-et-un appareils. Alors que la supériorité numérique et matérielle de la Russie ne fait aucun doute, l’armée géorgienne, qui dispose de chars d’assaut T-72 reconditionnés en République tchèque, de drones de fabrication israélienne et de systèmes de communication modernes, a fait la démonstration de sa supériorité technologique.

La mise en œuvre d’une nouvelle réforme et les efforts budgétaires consentis pour moderniser les équipements témoignent du choc ressenti à Moscou lors de l’affaire géorgienne . En décembre 2010 le président Dmitri Medvedev a annoncé le déblocage de 22 trillions de roubles (550 milliards d’euros), soit l’équivalent de 2,8 % du produit intérieur brut (PIB) par an d’ici à 2020, selon le plan de modernisation des armées décidé en 2010. Un tel niveau d’investissement public dans un secteur qui ne survit que par les exportations depuis les années 1990 est sans précédent depuis la fin de la guerre froide. Pour avoir un ordre de grandeur si l’on additionne les revenus des ventes d’armes à l’étranger aux fonds injectés à la faveur des plans de modernisation successifs, on s’aperçoit que près de 557 milliards d’euros (800 milliards de dollars) seront investis dans le complexe militaro-industriel russe au cours des dix prochaines années .

Depuis quinze ans, l’armée russe n’avait pas acquis de nouveaux matériels : l’armée de l’air, par exemple, n’a reçu aucun appareil jusqu’en 2003, et depuis, elle n’a été dotée que de quelques avions supplémentaires. M. Medvedev lui-même en convient : seulement 15 % de l’arsenal militaire en service peut être qualifié de « chef-d’œuvre de technologie ». Les mesures récentes visent à permettre aux forces armées de rattraper leur retard en renouvelant d’ici à 2015, 30 % de leurs équipements avec du matériel répondant aux critères actuels de modernité.

Mais il n’est pas certain que le gouvernement soit en mesure d’atteindre ces objectifs. Durant l’ère soviétique, la défense était au cœur de l’économie. Bien qu’il soit très difficile d’établir une estimation, on peut dire que l’effort militaire absorbait alors, selon les périodes, entre un 20 % et… 40 % du PIB . Après l’éclatement de l’URSS, ce furent les clients étrangers qui décidèrent de la prospérité ou du délitement d’une activité ou d’une autre, puisque le secteur ne survivait que grâce aux exportations. La Russie post-soviétique n’a réussi ni à développer, ni à produire de nouveaux armements.

Les équipements actuels ont tous été mis au point et fabriqués sous le régime communiste, à deux exceptions près. Le chasseur de combat de cinquième génération Sukhoi T-50, censé concurrencer le F-22 Raptor de Lockheed Martin, actuellement en service dans l’armée américaine, ne connaît à ce jour aucun rival dans les airs. Testé début 2010, son prototype intéresse déjà les armées indienne, vietnamienne et russe, même si les experts considèrent que ses caractéristiques en vol et son moteur en font davantage un appareil de quatrième génération avancée que de cinquième génération. Autre prodige de la technologie de pointe russe, le missile intercontinental Boulava a connu des difficultés techniques. « Chacun des essais de lancement s’est soldé par un échec dû à l’un ou l’autre de ses composants », observe Gots. Cela tiendrait, selon lui, à une « rupture de la chaîne de production industrielle qui met l’industrie de défense russe dans l’incapacité de produire en série ». Depuis la chute de l’URSS, des milliers de scientifiques ont en effet quitté le pays ; les recrutements sont restés au point mort. Et plus important encore, l’ensemble du complexe militaro-industriel, laissé à l’écart de tout effort de modernisation, s’est progressivement désintégré… Au sein de l’industrie de défense, cela s’est traduit par une difficulté à assurer le renouvellement des générations : l’âge moyen des techniciens du secteur est de 58 ans.

Dans un tel contexte, il paraît peu probable que la Russie retrouve le niveau de production qu’elle a connu jadis. En mars 2006, à la suite d’une visite en Algérie de M. Vladimir Poutine, les deux pays avaient signé un contrat de 8 milliards de dollars aux termes duquel Moscou s’engageait à fournir à l’armée algérienne divers matériels, dont trente-cinq chasseurs MIG-29. En 2008, Alger renvoyait quinze des appareils reçus au cours des deux années précédentes, considérant qu’ils étaient « de qualité inférieure ». Les MIG russes présentaient deux problèmes : leur système électronique ne correspondait pas à la description qui en était faite dans le contrat, et par ailleurs, certaines pièces, provenaient vraisemblablement de vieux stocks datant de l’ère soviétique. Moscou ne s’est pas opposé au rapatriement de ces avions, qu’il a immédiatement affectés… à ses propres forces armées.

L’interminable saga du porte-avions Gorshkov représente un autre camouflet. Faute de moyens, ce bâtiment, mis en service à l’époque soviétique sous le nom de « Bakou » et plus tard rebaptisé en hommage à l’amiral Sergey Gorshkov (1910-1988), héros de l’Union soviétique, avait été mis à la retraite avant d’être proposé à la vente en 1996. En 2004, l’Inde s’en est portée acquéreuse pour 950 millions de dollars (environ 660 millions d’euros) et, à son tour, l’a rebaptisé « Vikramaditya », du nom d’un roi de légende. Plusieurs changements contractuels étaient alors prévus. Il était question de supprimer les missiles de croisière pour laisser place à une flotte aérienne plus importante. Après de nombreux contretemps et de multiples amendements au contrat, le projet coûtera trois fois le prix initialement convenu et la livraison, qui aurait dû intervenir en 2008, a été reportée à 2012. En Inde, pays qui est toujours le premier acheteur d’armements russes, l’affaire du Gorshkov a fait grand bruit. Les autorités ont eu à essuyer de vives critiques, ce qui pourrait les inciter à se tourner vers de nouveaux fournisseurs d’équipements modernes .

Pour l’heure, les exportations sont en constante augmentation : de 2,5 milliards d’euros en 2001 à 5,4 milliards en 2009 et 6,8 milliards d’euros en 2010. Mais, la Russie pourrait perdre la position dominante qu’elle revendique sur le marché mondial de l’armement. Déjà, la Chine qui fut le premier client russe depuis les années 1990, développe désormais ses propres avions de combat de quatrième génération, les J-10, et produit aussi des chars d’assaut de Type 99. Elle reste parmi les gros importateurs d’armement russe, mais derrière l’Inde et l’Algérie . Début 2011, à quelques jours seulement de la visite du secrétaire américain à la défense Robert Gates, Pékin dévoilait son prototype d’avion de chasse de cinquième génération. Si les besoins de ses forces armées absorbent encore la totalité de la production des usines chinoises d’armement, les experts craignent que la Chine arrive à s’imposer comme un concurrent redoutable pour les exportateurs russes.

La signature, en janvier 2011, d’un accord entre la France et la marine russe pour l’achat de deux navires de guerre Mistral – de facture hexagonale – est emblématique d’une autre tendance. L’affaire a suscité bien des controverses en Russie, où de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer que le contrat de 1,9 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) soit confié à l’un des nombreux chantiers navals désaffectés du pays. Le Mistral peut embarquer à son bord jusqu’à sept cents soldats, soixante véhicules de transport de troupes et seize hélicoptères. C’est aussi une arme d’attaque au sol potentielle, dans un scénario similaire à celui du conflit géorgien. Ce cas de figure n’est pas une première. En 2009, l’armée russe avait déjà signé un contrat avec la société israélienne Israel Aerospace Industries (IAI) pour l’importation de douze drones. En 2010, un nouveau contrat avait été conclu qui autorisait la fabrication, sur le sol russe, de drones de technologie israélienne .

Pour Ruslan Pukhov, directeur du centre d’analyse stratégique et technologique de Moscou, il n’est pas surprenant de voir la Russie importer du matériel militaire : « L’Union soviétique fut une exception, affirme-t-il, rappelant l’autosuffisance d’un complexe militaro-industriel capable alors de pourvoir à la totalité des besoins de l’Armée rouge. Même les Etats-Unis, qui bénéficient pourtant d’un budget de défense équivalent à la moitié des dépenses de défense dans le monde, achètent des armes à l’étranger. En se fournissant ailleurs, le gouvernement russe maintient la pression sur son industrie de défense nationale afin de l’inciter à une plus grande compétitivité, tant sur la qualité que sur les prix et les délais de livraison. »

A l’avenir, et surtout si les pourparlers en cours sur une remilitarisation massive aboutissent, le ministère de la défense se tournera de plus en plus fréquemment vers des fournisseurs étrangers, même si M. Serdyukov n’exclut pas l’achat de technologies de défense nationales. De son côté, et bien que le schéma soit quelque peu différent, l’armée américaine achète de plus en plus d’armes russes des Kalashnikov aux hélicoptères de transport, le Pentagone privilégiant des technologies basiques, peu onéreuses et faciles d’entretien pour en doter ses nouveaux alliés, autrefois équipés d’armes soviétiques. C’est le cas des cinquante-neuf hélicoptères de transport de troupes Mi-17 qu’il souhaite acquérir pour un montant global de 800 millions de dollars (557 millions d’euros) afin de fournir l’Afghanistan, l’Irak et le Pakistan .

Du côté de l’industrie civile, on constate les mêmes signes d’essoufflement. Depuis quelques années, Moscou essaie de relancer le système de navigation par satellite Glonass, également lancé durant l’ère soviétique. Destiné à rivaliser avec l’Américain GPS et l’Européen Galileo, ce projet avait été abandonné dans les années 1990 sous la présidence de Boris Eltsine. En 2002, les autorités en décidaient la reprise et annonçaient la mise sur orbite de vingt-quatre nouveaux satellites afin de parfaire le système à l’horizon 2011. Lors d’un lancement, en 2010, un accident a détruit trois satellites et causé des pertes évaluées à 348 millions d’euros. Aujourd’hui, les performances du système Glonass demeurent inférieures à celles de ses concurrents, tant du point de vue de sa précision que de sa couverture du territoire, ce qui remet en question l’intégralité du programme . Quant à l’aviation civile, elle achète de préférence des cargos de fabrication Airbus ou Boeing tandis que l’avenir commercial du Superjet 100, l’avion de transport de passagers développé par Sukhoi, demeure très incertain.

Depuis vingt ans, les réformes militaires apparaissent comme une constante de la vie politique russe . Dans les années 1990, le terme de « réforme », qui relevait principalement de l’euphémisme, était volontiers utilisé pour éviter d’évoquer le formidable effondrement des forces armées. L’avènement de M. Poutine a coïncidé avec le début d’une nouvelle guerre en Tchétchénie. L’armée avait à l’époque bénéficié de budgets supplémentaires, et, en dépit des violences perpétrées et des innombrables pertes en vies humaines – civiles et militaires –, elle était parvenue à regagner un peu de son prestige. Le président Poutine avait alors su utiliser cette aura symbolique pour projeter l’image d’une Russie à nouveau puissante. Il avait, à cette époque, remis au goût du jour la tradition des parades militaires sur la place Rouge pour la commémoration de la victoire du 9 mai 1945, et qu’à l’occasion du défilé de 2007, il avait même restauré les démonstrations en vol de bombardiers Tupolev.

Pour autant, assure Fyodor Lukyanov, rédacteur en chef de la prestigieuse revue Russia in Global Affairs, « la Russie n’a plus de velléités impériales. Poutine tend à faire passer la seconde guerre mondiale pour la guerre de la Russie, en occultant la participation des autres pays. La victoire de la “grande guerre patriotique” – c’est ainsi qu’on l’appelle ici – fut un facteur d’unification pour tous les citoyens soviétiques. Poutine travaille à rétablir la Russie dans son rang de grande puissance, pas à reconstituer l’Empire ».

Le train de réformes lancé en 2008 et l’investissement colossal dans les technologies militaires de pointe devraient porter leurs fruits après 2020. Quel sera alors le visage de la défense russe ? Selon le journaliste Andrei Soldatov, « cette politique ne doit rien à la guerre russo-géorgienne. Elle lui est de beaucoup antérieure ». Toutefois, du côté de l’armée, elle est perçue comme une sanction. Un sentiment de malaise prévaut. Au cours des deux dernières années, plusieurs unités des forces spéciales (Spetsnaz) qui avaient pris part au conflit et contribué à la victoire ont été démantelées ; le service militaire obligatoire a été aboli et cent mille officiers ont été démis de leurs fonctions. Tout cela a fini par provoquer des mouvements de contestation dans les rangs de ce corps habituellement plutôt passif et apolitique. L’objectif officiel est de faire passer les effectifs d’un million deux cent mille soldats à un million. Mais en réalité, les effectifs sont déjà inférieurs, puisqu’ils avoisinent les 750 000 hommes.

Lors de la signature du contrat Mistral avec la France, seuls la Géorgie et les trois Etats baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) se sont manifestés pour exprimer leur désapprobation. Alors que ces navires de guerre patrouilleront dans les eaux de la Baltique et de la mer Noire, ni la Pologne, ni la Turquie n’ont émis la moindre critique, et pour cause : en l’état actuel des choses, la Russie n’est pas en mesure de menacer militairement ces deux puissances moyennes ; c’est uniquement à son arsenal nucléaire vieillissant qu’elle doit son maintien parmi les grandes puissances. Derrière les discours musclés et la rhétorique de façade, le Kremlin semble obligé de céder de plus en plus souvent aux exigences de Washington. Ainsi, malgré l’opposition de la Russie à l’installation de bases militaires américaines en Asie centrale, le soutien logistique aux troupes américaines en Afghanistan transite par le réseau ferroviaire russe. De la même manière, en septembre 2010, Moscou a dû, sous la pression des Etats-Unis et d’Israël, annuler un contrat de vente de missiles anti-aériens S-300 à l’Iran.

Comment une telle désintégration a-t-elle pu advenir ? Officier de l’armée Rouge, puis de l’armée russe, avant de devenir professeur d’université, Alexandre Perendijiev attribue la situation actuelle à une corruption endémique : « Nos gouvernants considèrent que l’argent suffit à résoudre les problèmes, commente-t-il. Pourtant, c’est précisément pour mettre un peu d’ordre et tenter d’enrayer le phénomène que M. Serdyukov, autrefois chef de l’inspection des finances, a été nommé ministre de la défense. Mais le système ne pourra changer que si un réel contrôle public s’exerce. » Malgré les déclarations volontaristes du président Medvedev, on peut douter qu’une réforme aussi radicale voie le jour. Depuis la Perestroïka et durant les différentes phases de conversion qui s’en sont suivies, le complexe militaro-industriel a souffert d’un manque de planification et d’une absence de vision politique quant au rôle qu’il aurait à jouer dans la nouvelle économie.

Alors que les cercles du pouvoir débattent une fois de plus de la « modernisation » du pays, chacun s’emploie à éviter soigneusement le mot « réforme », tant il renvoie au traumatisme vécu lors de l’effondrement du bloc de l’Est et, avant cela, aux efforts de M. Mikhail Gorbatchev pour faire évoluer le système soviétique. Les réformes ne sont donc plus à l’ordre du jour, ce qui n’empêche pas M. Medvedev et ses collaborateurs de reconnaître que le pays est peut-être trop dépendant des exportations de pétrole et de gaz, et que ses structures économiques sont devenues obsolètes… Les minerais constituent aujourd’hui 70% des exportations, contre 5% pour les produits industriels . S’il devait se borner à lutter contre la corruption dans la bureaucratie et à insuffler à l’économie une certaine dose de développement technique et technologique, le plan de modernisation de M. Medvedev apparaîtrait assez vite insuffisant, voire superficiel, aux yeux de nombreux observateurs.

Peut-on établir un lien entre le débat actuel sur la modernisation et les sommes astronomiques promises au secteur de la défense ? Rien n’est moins sûr : M. Medvedev propose d’investir 2 milliards de dollars (1,3 milliard d’euros) dans la création d’une Silicon Valley à la russe à Skolkovo, dans la région de Moscou, alors même que Mme Oxana Gaman-Golutvina, professeure de sciences politiques à l’université de Moscou, recense trente-deux pôles scientifiques dans le pays qui manquent cruellement de financements.

Les politiques prônées semblent faire totalement abstraction des réalités vécues dans les infrastructures scientifiques héritées de l’ère soviétique, tout comme elles paraissent vouloir ignorer les survivances de l’ancien système dans l’industrie de la défense. Ainsi s’étonne-t-on que les propositions nouvelles n’incluent aucune passerelle entre le développement des hautes technologies et l’industrie militaire. De M. Gorbatchev à Eltsine, et de M. Poutine à M. Medvedev, une constante : chacun à sa manière a sous-estimé le potentiel de l’industrie de la défense. M. Lukyanov résume ainsi la situation : « La conversion opérée durant la Perestroïka a consisté à fabriquer des casseroles dans des usines prévues pour construire des avions supersoniques. Durant les réformes Gaïdar [du nom de Iegor Gaïdar, premier ministre de juin à décembre 1992], dans les années 1990, on ne savait que faire du complexe militaro-industriel, alors on l’a isolé du reste de l’économie, le laissant dépendre des exportations. Il ne faisait plus partie du système économique national. »

Un examen attentif du complexe militaro-industriel russe fait mentir plusieurs légendes qui ont encore cours sur la Russie, et, en premier lieu celle, largement véhiculée depuis 2008 et le conflit russo-géorgien, d’un retour à la guerre froide. En serait-elle capable, la Russie n’a aucun intérêt à menacer le commandement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), et encore moins l’alliance elle-même. Autre idée reçue : celle d’un Poutine s’opposant à l’oligarchie héritée de la présidence Eltsine pour créer un régime tenu par l’ancien KGB et l’état-major des armées. Cette idée est renforcée par le maintien en détention de l’oligarque Mikhail Khodorkovski, ancien président du pétrolier Ioukos, emprisonné depuis 2004. Tel n’est pas l’avis de Mme Oxana Gaman-Golutvina, qui considère que, certes, « l’entourage de Poutine est issu du FSB [successeur du KGB] et de l’armée, mais si cette influence est bien réelle, c’est en priorité sur le secteur des exportations d’énergie qu’elle s’exerce ».

Les dirigeants soviétiques et russes n’ont jamais envisagé d’appliquer les hautes technologies à l’industrie de défense pour en faire l’élément central de leurs réformes et de leurs projets de modernisation. Sous le régime soviétique, ce secteur, caractérisé par un fonctionnement opaque qui le rendait particulièrement résistant à toute forme de changement , engloutissait d’énormes parts du budget national. Les réformateurs de la période Gorbatchev n’imaginaient pas que des changements positifs pourraient émaner un jour du complexe militaro-industriel ; ils ont donc choisi d’œuvrer contre lui au lieu de l’accompagner. Désormais, réforme après réforme, personne n’a vraiment su tirer parti des secteurs les plus avancés de l’industrie nationale de défense. N’en mesurant pas la valeur, on les a tout simplement laissés mourir. M. Medvedev, lui , cherche à engager un plan de modernisation, mais craignant les conséquences sociales, politiques de ces réformes, il se contente pour l’heure de vanter le modèle de la Silicon Valley américaine. Un pays doté de gaz, de pétrole et d’autres ressources minières, dont l’exploitation permet à ses classes dirigeantes d’engranger d’énormes profits, peut-il pour autant faire l’impasse sur le développement de ses technologies de pointe ?