L’ONU ou comment s’en débarrasser
[원문] 유엔, 가난해진 세계정부
L’ONU ou comment s’en débarrasser
Par Anne-Cécile Robert
Le contraste frappe dès l’arrivée : comparé à la « maison de verre » de New York, à laquelle les questions de paix et de sécurité confèrent une certaine solennité, le siège de l’Organisation des Nations unies (ONU) à Vienne évoque plutôt un petit village studieux. Quatre mille agents s’y affairent, parcourant des couloirs chamarrés d’œuvres d’art d’un goût inégal (mais venues du monde entier) et de photographies géantes de Casques bleus en action. « Nous travaillons pour les agences techniques des Nations unies », répètent-ils de manière presque défensive, pour bien marquer la différence avec le caractère plus politique des instances de Manhattan.
La capitale autrichienne est, avec New York, Genève et Nairobi, l’un des quatre quartiers généraux de l’ONU. A quelques stations de métro des immeubles cossus de l’ancienne cité impériale, dans un bâtiment en étoile qui fleure bon les années 1960-1970, le Vienna international center (VIC) abrite pas moins de dix organismes (lire encadré). La France dépêche à Vienne trois ambassadeurs permanents – auprès de l’Autriche, de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe et de l’ONU –, quand la plupart des autres pays se « limitent » à deux. <<번역문 보기>>
Des dizaines de traités, des milliers de résolutions et de rapports techniques sont négociés chaque année dans les locaux du CIV. Loin des regards, les diplomates et les juristes s’y livrent parfois des conflits de basse intensité sur d’obscurs amendements ou formulations – faut-il parler de « blanchiment de produit du crime » ou de « blanchiment d’argent » ? Mais les enjeux se révèlent parfois plus importants, comme lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est un acte terroriste. Le 8 septembre 2006, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté une stratégie mondiale de lutte contre le terrorisme qui se réfère aux traités adoptés dans ce domaine depuis 1937. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), basé à Vienne, est chargé de favoriser sa mise en œuvre par des mesures « d’assistance technique » : conseils juridiques, missions de terrain, formation de magistrats, etc.
Une sorte de répartition des tâches se dessine à l’échelle mondiale. Les Etats sollicitent les agences techniques de l’ONU pour clarifier ou réguler des enjeux ou des actions de terrain (développement, coopération scientifique, etc.). Plusieurs pays du Sahel ont ainsi demandé à l’ONUDC de mettre au point un manuel pratique de lutte contre le terrorisme ; d’autres ont réclamé une assistance technique dans la lutte contre la corruption. En revanche, pour les grandes questions politiques, les Etats sont souvent plus enclins à mobiliser les organisations régionales (l’Union européenne par exemple) ou des groupes de puissances, comme le G8 ou le G20 .
Créés de manière informelle par les pays les plus industrialisés, les « G » fonctionnent comme des directoires de fait. Ils permettent à leurs membres de s’affranchir des procédures onusiennes pour édicter des règles sans la moindre légitimité. « Il s’agit surtout d’effets d’annonce, tempère M. Jean-Pierre Bugada. Ces réunions n’ont pas forcément de conséquences concrètes et l’ONU reste l’outil principal de la communauté internationale. » Si le directeur du bureau d’information régional de l’ONU sur le Vieux Continent se veut rassurant, il reconnaît tout de même que l’organisation « a raté le coche de la crise financière » : ce sont en effet le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, en périphérie du système onusien, et l’Organisation mondiale du commerce (OMC), complètement autonome, qui occupent le terrain. Que font la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) ou l’Organisation des nations unies pour le développement international (ONUDI) ? A la différence des institutions de Bretton Woods, ces organisations demeurent marquées par les enjeux du développement, notamment des pays du Sud ; elles ne focalisent pas leur action sur le libre-échange ou la finance. Chef de service à la Commission des nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI), M. Renaud Sorieul déplore la marginalisation du travail d’une instance où la « petite musique » de la coopération internationale, et non pas seulement de la concurrence, se fait toujours entendre, malgré les lobbies patronaux très actifs. Signe des temps, les dates de la conférence mondiale des Nations Unies sur le développement durable (Rio+20), prévue en juin 2012, auraient été décalées de quinze jours pour s’adapter au calendrier au G20.
En matière de sécurité internationale, où l’ONU – par l’entremise de son Conseil de sécurité – tient le devant de la scène, ce sont les cinq pays détenteurs du droit de veto qui donnent le « la », et la mise en œuvre des décisions est souvent confiée à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), comme en Libye au printemps 2011. « C’est une période charnière pour les organisations mondiales, estime un haut fonctionnaire français souhaitant conserver l’anonymat. Les Etats semblent naviguer à vue : ils affichent leur attachement au multilatéralisme mais ravivent les relations bilatérales et cherchent à nouer, comme avant 1914, des alliances ad hoc leur permettant de contrôler la gestion de problèmes ponctuels, comme la drogue ou le terrorisme. ». De fait, les budgets des agences de l’ONU à Vienne ne couvrent qu’à peine 10 % de leurs activités. Pour le reste, elles doivent démarcher au cas par cas les bailleurs. « Nous définissons des projets à la demande des Etats ou de l’Assemblée générale et ensuite nous cherchons les fonds », explique M. Mauro Miedico de l’ONUDC, avant de préciser qu’il « s’agit uniquement de fonds publics, pour éviter la confusion des genres ».
Certaines agences de l’ONU souffrent de coupes budgétaires aussi brutales que drastiques, et des cadres avouent financer eux-mêmes leurs déplacements à New York… Les contrats à durée déterminée sont devenus la règle pour le personnel international, souvent ultra qualifié. Le 23 décembre 2011, l’organisation a voté un budget en baisse de 5 % pour 2012 et 2013 (moins 260 millions de dollars sur un budget de plus de 5 milliards). « La période faste des années 1960 et 1970 paraît bien loin, soupire M. Bugada. A l’époque, l’argent du développement coulait à flot. » Au fil du temps, l’ONU est devenue une grosse machine bureaucratique – le Secrétariat général emploie environ 44 000 personnes dans le monde –, qui mène un travail quotidien mais ne parvient pas à s’inscrire dans les grands débats de société. En outre, certaines initiatives, tel Global Compact à la fin des années 1990, ont brouillé son image dans les milieux associatifs. Ce partenariat vise à renforcer les liens entre les agences et les grandes entreprises afin d’accroître l’efficacité sur le terrain. N’y a-t-il pas un risque de mélange des genres ?
« On ne parle de l’ONU que lorsque les choses vont mal ; jamais pour mettre en valeur ce qu’elle fait quotidiennement sur le terrain », remarque un agent de l’ONUDI. Et de souligner les centaines de programmes de santé ou d’aide aux réfugiés sans lesquels des millions de personnes dans le monde ne survivraient pas. Au CIV, chaque agence – voire chaque agent – porte un projet spécifique : un traité en préparation, des négociations délicates, un « code de conduite » à actualiser, une loi-cadre à fignoler, un groupe de travail à animer… Dans son bureau exigu, M. Niklas Hedman, directeur adjoint du Bureau des affaires spatiales (BAS), expose avec méticulosité les dangers de la pollution causée par les douze mille engins spatiaux propulsés dans l’atmosphère depuis les années 1950. Une main nerveuse sur le clavier de son ordinateur, ce Suédois aux allures bonhomme présente le tout nouveau registre en ligne des objets propulsés dans l’espace. « Ce n’est que le début d’un travail d’information et de contrôle », explique-t-il. Derrière lui, sur une étagère soigneusement ordonnée, des satellites miniature voisinent avec une maquette de la fusée lunaire rouge et blanche du professeur Tournesol. Le BAS travaille également à une sorte de police de la circulation spatiale : qui est responsable en cas de collision ? Une question d’autant plus sensible que les pays émergents (Chine, Inde, Brésil, etc.) mais aussi des acteurs privés (Space imaging, etc.) se lancent dans la course à l’espace.
Les agences de l’ONU ont pris conscience de la nécessité de mieux faire connaître leur travail et elles entreprennent des efforts de communication : distribution de documents, ouverture de réunions aux journalistes, consultation de multiples acteurs, etc. Elles se montrent également désireuses de travailler avec les organisations non gouvernementales (ONG). Une collaboration parfois très étroite puisque certains textes – comme le traité sur l’interdiction des mines antipersonnelles de 1997, dit ICBL (International campaign to ban landmines) –seraient tout simplement l’œuvre d’ONG. Mais il n’est pas certain que l’enchevêtrement d’acteurs publics et privés, qui se cooptent les uns les autres, contribue in fine à la clarté des processus et à leur contrôle démocratique. Sans compter la propension des agents de l’ONU et de leurs comparses associatifs à user d’un jargon parfois rebutant où se mêlent acronymes énigmatiques, références chiffrées et baragouin à base d’anglais d’aéroport. Ainsi, depuis quelques mois, dans les couloirs onusiens, les chats et autres réseaux, on ne parle plus que du possible remplacement des « ODM » par les « ODD » lors du sommet Rio+20. Traduisez « objectifs du millénaire » et « objectifs du développement durable » ; la différence ne saute pas spontanément aux yeux !
Les relations internationales ressemblent à un caléidoscope d’organisations, de programmes et d’agences que la disette budgétaire pousse à une coordination peu spontanée. Ainsi, l’ONUDI coopère avec l’Organisation pour l’agriculture et l’alimentation (Food and Agriculture Organization, FAO) qui gère un programme avec le Fonds international pour le développement agricole (FIDA), qui a lui-même reçu un mandat de l’Union africaine, qui à son tour a noué un partenariat avec l’Union européenne… Mais les rapports ne sont pas toujours aussi fluides. Par exemple, l’Union européenne, qui aime à se présenter en multinationale du droit des affaires, snobe les réunions de la CNUDCI. « La Commission de Bruxelles ne suit pas nos travaux et n’intervient qu’a posteriori, lorsqu’elle s’aperçoit que le texte adopté ne lui convient pas », constate M. Sorieul. Les Vingt-Sept semblent souvent frappés d’hémiplégie, et c’est parfois in extremis qu’ils pensent à la cohérence des négociations à l’ONU avec le droit européen. Le risque est alors grand de créer ces contradictions de normes qui font les grandes heures des tribunaux internationaux et les délices des avocats. Il faut dire que l’Union n’a pas de statut clair au sein de l’ONU : officiellement, elle appartient à la catégorie des observateurs, mais cela ne lui donne aucun droit de vote. En outre, certains Etats, comme le Royaume-Uni, mettent un point d’honneur à la marginaliser.
« Les choses pourraient être plus claires, y compris avec le G20 », estime Mme Florence Mangin, ambassadrice de France auprès de l’ONU. Elle souligne que Paris a appuyé de tout son poids une résolution de mai 2011, qui renforce le rang protocolaire de l’Union au sein des institutions onusiennes. Au-delà des aspects symboliques, les petites guerres de tranchées statutaires peuvent avoir des impacts concrets. Si la suprématie de l’ONU sur l’échiquier international semble grignotée, c’est aussi parce que ses textes fondateurs demeurent imprégnés d’une philosophie humaniste peu répandue dans l’ordre économique mondialisé. Outre la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui chapeaute l’ONU, la Charte de San Francisco signée le 26 juin 1945 commence par des mots – « Nous les peuples des Nations unies donnons mandat à nos gouvernements » – qui cadrent mal avec les diktats du FMI ou du directoire franco-allemand de l’eurozone.
Encadré
Le siège de l’Organisation des Nations unies à Vienne a quelque chose d’une ruche. Y sont sis pas moins de dix organismes : l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le Réseau international d’information sur le blanchiment de l’argent (Imolin), l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), le Bureau des affaires spatiales (BAS), l’Administration postale des Nations unies (APNU), le Bureau des Nations unies pour les services d’appui aux projets (Unops), le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants, la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (Cnudci), et l’Organisation des Nations unies pour le développement international (Onudi). A cela s’ajoutent les bureaux régionaux du Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE) et du Haut commissariat pour les réfugiés (HCR). Mais Vienne accueille également l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE), l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et la Commission d’application du traité sur l’interdiction totale des essais nucléaires (OTICE), qui n’appartiennent pas au système des Nations unies.