La S-Bahn de Berlin fonce dans le mur

[원문] 시민 볼모 베를린 급행열차의 ‘탈선’

2009-12-04     Olivier Cyran

La S-Bahn de Berlin fonce dans le mur

Par notre envoyé spécial Olivier Cyran *

* Journaliste.

Le miracle est passé inaperçu de la foule des visiteurs et journalistes étrangers qui se pressaient à Berlin pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur : la S-Bahn, le métro à grande vitesse, équivalent allemand du réseau express régional (RER), n’est pas tombée en panne. Nombre de Berlinois s’attendaient – non sans un brin de mauvais esprit – à ce que la série noire des quatre mois précédents reprenne de plus belle à l’occasion de la commémoration. « On a eu chaud, soupire une serveuse du Café Liebling, dans le quartier branché de Prenzlauer Berg. Vous vous rendez compte ? À quelques semaines près, les réjouissances se déroulaient dans une ville au bord de la crise de nerfs, avec des quais de S-Bahn noirs de monde et des touristes bloqués à l’aéroport. Les alliés peuvent remercier les Berlinois de l’Est d’avoir abattu le Mur un 9 novembre et non un 9 septembre... »

Il s’en est fallu de peu en effet que le jubilée de l’effondrement du communisme coïncide avec une édifiante leçon de choses sur le triomphe du capitalisme. De mi-juin à début octobre, la S-Bahn a été partiellement ou totalement bloquée par des pannes à rebondissements, déclenchant la pire crise des transports publics jamais connue à Berlin depuis la guerre. En cause : la compression des coûts de maintenance destinée à embellir le compte de résultats que la Deutsche Bahn (DB), propriétaire de la S-Bahn, présentera à ses futurs actionnaires. La compagnie ferroviaire prépare alors sa privatisation…

Le 1er mai dernier, c’est d’abord une roue qui lâche et provoque un déraillement à l’entrée de la gare berlinoise de Kaulsdorf. L’accident, qui ne fait pas de blessés, aurait tourné à la catastrophe si la défaillance avait eu lieu en tête du train et si le convoi n’avait pas roulé à faible allure. La direction de la S-Bahn invoque une malfaçon. Mais le Bureau fédéral du rail (EBA) n’est pas convaincu. Début juin, cette agence ministérielle de contrôle ordonne l’immobilisation de la plupart des trains et leur envoi au garage pour vérification. Apparaissent alors des violations flagrantes des règles de maintenance et de sécurité.

« Il n’y avait pas d’instructions écrites, mais les agents chargés de l’entretien ont été clairement contraints de bâcler leur travail, confirme M. Hans-Joachim Kernchen, le responsable du Syndicat des conducteurs de trains (GDL) pour le secteur Berlin-Saxe-Brandebourg. Un nouveau directeur de la production a même été spécialement recruté dans ce but. Sous sa houlette, la direction de la S-Bahn a supprimé un quart des effectifs en quatre ans, fermé un atelier à Lichtenberg, réduit le parc des trains, jeté à la ferraille les rames de réserve, limité le matériel et le personnel au strict minimum. En quelques années, ils ont réussi à bousiller notre outil. »

D’abord totalement arrêté, le trafic reste fortement perturbé durant tout l’été. Le 7 septembre, alors que la situation paraît enfin s’améliorer, c’est la rechute : une inspection de routine sur un wagon révèle que quatre cylindres de freins sur huit sont défectueux. À nouveau les trains partent au garage, le temps pour les techniciens surmenés d’ausculter les freins et de remplacer les pièces abîmées. Le trafic repart au compte-gouttes durant un mois et demi. Seul un train sur quatre circule.

Si les Berlinois du centre-ville peuvent toujours se reporter sur les transports municipaux (tram, métro, bus), la pagaille touche rudement les habitants de banlieue qui n’ont souvent que la S-Bahn comme moyen de transport. « Pendant une bonne partie de l’été, il fallait que je parte au travail une heure et demie plus tôt et que je m’organise pour faire garder les enfants en fin de journée, témoigne une vendeuse au grand magasin KaDeWe. Ça m’a coûté beaucoup d’argent, sans compter le stress, la fatigue et les récriminations de mon employeur. »

Pour calmer les usagers en colère, la direction de la S-Bahn envoie dans les gares bondées les conducteurs de trains au chômage technique, priés d’improviser une communication de crise. « Il y a eu des insultes, des “pétages de plombs” ; c’était vraiment honteux, se souvient M. Kernchen. Si on m’avait dit qu’un tel ratage surviendrait un jour, j’aurais éclaté de rire. Depuis les années 1920, la S-Bahn de Berlin était le moyen de transport le plus sûr de la ville et peut-être du pays. Alors, quand du jour au lendemain les trois-quarts des trains se retrouvent à l’arrêt, ça fait un choc. »

Le fiasco est si dévastateur que les dirigeants politiques perdent leur contenance. Le ministre fédéral des transports, M. Achim Großmann, hanté par la vision d’une capitale allemande métamorphosée en radeau de la méduse, s’affole : « Quand Berlin va-t-il enfin renouer avec des conditions de transport dignes d’une civilisation occidentale ? » « On va voir si la direction de la DB se montre capable de nettoyer cette porcherie », s’exclame pour sa part le porte-parole de la mairie de Berlin, M. Richard Meng .

La « porcherie » découle pourtant d’un processus politique mûrement prémédité. « Tout a commencé en 1994, quand le gouvernement fédéral a transformé la DB en société de droit privé, rappelle M. Carl Wamuth, le porte-parole berlinois de la fédération associative Un rail pour tous. À l’époque, les dirigeants juraient qu’il n’était pas question de privatiser la compagnie, mais seulement de la rendre plus performante. » En 1999, le chancelier Gerhard Schröder installe son ami Hartmut Mehdorn à la tête de la DB. Cet ancien ingénieur d’Airbus doit propulser le rail allemand sur la voie express de la réforme. En une dizaine d’années, il supprime la moitié des effectifs, qui passent de trois cent quatre-vingt mille à cent quatre-vingt mille salariés, et encadre ceux qui restent par un management furieusement moderne.

Dans un chapitre de son dernier livre, le journaliste allemand Günter Wallraff rapporte plusieurs témoignages de cadres harcelés, mis au placard ou poussés à la démission au motif de leur manque d’enthousiasme pour les projets de leur patron. Une filiale aurait spécialement servi à éjecter les récalcitrants : DB JobService Gmbh, appelée en interne « le bureau des apatrides et des sans-droits ». Simultanément, les salaires de l’équipe dirigeante grimpent en flèche. Un cadre évincé raconte à Wallraff qu’à l’issue de chaque réunion importante avec sa garde prétorienne de cols blancs, M. Mehdorn leur faisait signer au feutre une grande affiche portant cette inscription : « Nous approuvons les objectifs de l’entreprise. »

Ainsi re-calibrée, l’entreprise se met en ordre de marche pour son introduction en bourse. Le pouvoir politique s’en réjouit. En 2005, l’Union chrétienne démocrate (CDU) et le parti social-démocrate (SPD) formalisent le projet de privatisation du rail dans leur accord de coalition gouvernementale. C’est M. Otto Wiesheu, le ministre bavarois de l’économie et des transports, qui a négocié cette étape cruciale pour le compte de M. Mehdorn. Son dévouement lui vaudra d’ailleurs une juste récompense. À peine l’encre de l’accord a-t-elle séché que M. Wiesheu quitte son fauteuil de ministre pour rallier la direction de la Deutsche Bahn, au poste ultra-sensible de directeur des « relations politiques ».

Au sein du « contre-pouvoir » syndical, les deux principales organisations de cheminots, Transnet et DGBA, soutiennent la privatisation de l’entreprise. Le secrétaire général de Transnet, M. Norbert Jansen, répète à l’envi que « l’opposition entre gentil Etat et méchant capital n’a pas lieu d’être ». L’équipe de M. Mehdorn lui offre une reconversion sur mesure : en mai 2008, M. Jansen démissionne de son syndicat pour intégrer l’état-major de la DB, au poste de… directeur du personnel. Salaire annuel : 1,4 million d’euros. « Diriger un grand syndicat ou participer à la gestion d’une grande entreprise, c’est à peu près le même travail », confie-t-il à la Bild Zeitung (16 mai 2008). Un travail qui consiste par exemple à persuader le conducteur de train qu’il ne doit pas seulement effectuer ce travail, « mais faire aussi un peu de rangement dans les wagons et mettre la main à la pâte dans les petites gares. C’est ce à quoi nous sommes en train de réfléchir ».

Tout va donc pour le mieux. À quoi bon inquiéter la population par un débat public sur l’avenir du chemin de fer ? « Jusqu’en 2005, seuls les politiques professionnels étaient au courant de ce qui se tramait, observe M. Wamuth. Même en 2006, quand les plans du gouvernement fédéral ne pouvaient plus être ignorés, aucune discussion n’a eu lieu, ni dans les médias ni ailleurs. » Au sein même du SPD, ce n’est qu’en octobre 2007, à l’occasion du congrès du parti, que les militants obtiennent voix au chapitre. Au cours d’un scrutin houleux, 70 % d’entre eux rejettent la privatisation. La direction du parti ne s’en soucie guère. Le 30 mai 2008, les députés SPD du Bundestag votent comme un seul homme la transformation de la Deutsche Bahn en holding. Le transport des voyageurs est confié à une nouvelle structure, DB Mobility Logistics, une appellation anglophone censée appâter les investisseurs. Rendez-vous est pris pour l’introduction en bourse, fixée au 27 octobre 2008.

Las ! Le champagne est déjà au frais quand la faillite de Lehman Brothers vient gâcher la fête. Deux semaines avant le jour J, alors que les marchés hurlent à la mort, le gouvernement décide en catastrophe d’ajourner l’opération. Dans une déclaration commune, le ministre SPD des Finances, M. Peer Steinbrück, et le patron de la DB, M. Mehdorn, s’en remettent à des jours meilleurs : « Dès que la conjoncture permettra une introduction en bourse réussie, nous passerons à l’acte. Les voies sont posées. »

En attendant, les voies se révèlent de moins en moins sûres pour les voyageurs. En juillet 2008, un train Inter-City Express (ICE, équivalent allemand du TGV) déraille en gare de Cologne. Dû à la cassure d’un essieu mal entretenu, l’accident provoque la mise à l’arrêt de tous les ICE. Exaspéré, le Bureau fédéral du rail (EBA) ordonne à la Deutsche Bahn de prendre des mesures pour éviter les négligences. M. Mehdorn se vexe et accuse : les fonctionnaires trop tatillons de l’EBA ne chercheraient qu’à « faire les gros titres dans la presse ». Le conflit s’envenime et aboutit devant les tribunaux qui donnent raison à l’organisme de contrôle et contraignent la DB à raccourcir les délais entre chaque inspection des ICE.

Mais l’EBA, qui dépend du ministère fédéral des transports, n’a pas les moyens de stopper le train d’enfer de la DB. Ni la dégradation rapide de ses filiales, dont témoigne le délabrement de la S-Bahn berlinoise. « Depuis déjà deux ou trois ans, on constatait une nette baisse de la qualité du service, remarque M. Hanz-Werner Franz, le directeur général du Réseau des transports urbains de Berlin-Brandebourg (VBB). Cet organisme municipal, chargé d’organiser le transport public et de veiller à la ponctualité des trains et à la sécurité des voyageurs, mesure à cette occasion l’ampleur de son impuissance. « On a vu les retards s’accumuler, des trains supprimés sans raison alors qu’ils étaient programmés, des rames longues auxquelles on avait discrètement enlevé un ou deux wagons. Au printemps 2007, un incident de freinage a failli faire dérailler un train à la gare d’Anhalten : le distributeur de sable n’avait pas fonctionné. Du coup, la S-Bahn a réduit la vitesse des trains de 100 à 80 km/h. Mais elle a systématiquement refusé de nous communiquer ses problèmes techniques, alors qu’elle en avait l’obligation. »

Il est vrai que, dans le même temps, les profits de la S-Bahn sont passés de 9 millions d’euros en 2004 à 56 millions en 2008. M. Franz hausse les yeux au ciel, consterné. « Cet argent, dit-il, la S-Bahn ne l’a évidemment pas investi pour améliorer la qualité du service, ou à tout le moins pour en atténuer la dégradation : elle a fait remonter chaque centime dans les caisses de la maison mère, qui en voulait toujours plus. Pour 2010, la direction de la DB prévoyait de rançonner la S-Bahn à hauteur de 126 millions d’euros ! » On s’étonne : la ville de Berlin ne verse-t-elle pas chaque année 250 millions d’euros à la S-Bahn au titre de l’aide au transport régional ? « En effet. Cela mérite d’être souligné : d’une certaine manière, les Berlinois se sont retrouvés malgré eux à subventionner l’introduction en bourse de la Deutsche Bahn… »

Et maintenant ? « On va renégocier le contrat qui nous lie à la S-Bahn, veut croire le chef de la VBB. Bien sûr, elle nous jure qu’elle va régler tous les problèmes et qu’il n’y a pas lieu de changer une virgule à notre contrat, qui n’arrive malheureusement à échéance qu’en décembre 2017. Affaire à suivre… » Pour l’instant, le gouvernement fédéral s’est bien gardé de fixer une nouvelle échéance à la privatisation de la DB, que le chaos berlinois n’a pas contribué à rendre populaire. M. Mehdorn n’en a cure : parti en mars dernier avec un chèque d’adieu de 4,9 millions d’euros, le modernisateur de la DB travaille désormais pour la banque Morgan Stanley. Son successeur, M. Rüdiger Grube, a signé en juillet dernier un accord avec la compagnie russe de chemin de fer, portant sur un échange de participations croisées qui préfigure peut-être des lendemains qui chantent.

Quant à la direction de la S-Bahn, elle n’a pas souhaité commenter ses exploits. « Nous sommes trop occupés en ce moment à vérifier l’état des trains », s’excuse un responsable du service de communication. Un attaché de presse qui répare les trains ? Les Berlinois ne sont pas au bout de leurs soucis…

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