Vladivostok, Pikalevo, la fièvre sociale gagne les villes russes
[원문] 블라디보스토크의 깊은 시름
Vladivostok, Pikalevo, la fièvre sociale gagne les villes russes
De notre envoyé spécial Jean Radvanyi *
* Chercheur, auteur notamment de La nouvelle Russie, Armand Colin, 2007.
La crise a durement frappé la Russie : recul de la production industrielle et du produit intérieur ; baisse des salaires et montée du chômage. Mais elle frappe de façon très différente les diverses catégories de villes et de régions.
Vladivostok est une ville torturée ! Torturée, d’abord, par sa situation géographique. Qu’on imagine une agglomération de six cent mille habitants, au bout d’une presqu’île de trente kilomètres de long, et qui n’aurait que deux voies d’accès. L’une sinueuse, à deux voies pleines de nids de poule – à voir les nids, ce sont des poules de l’ère jurassique, avec des dents de tyrannosaure –, et l’autre, certes à quatre voies, mais sur laquelle les bouchons sont proverbiaux – pire qu’à Moscou, ce qui n’est pas peu dire.
Bien sûr, il y a le mythe : tout y renvoie, dans cette configuration dentelée qui offre des sites portuaires magnifiquement morcelés. La « Corne d’or » d’ici – c’est son nom en russe –, partagée entre les ports militaire et commerciaux, ouvre sur le Bosphore oriental, et les petites baies qui y débouchent ont des noms de légende : Diomède, Ulysse, Ajax, Patrocle… Le site est fantastique, mais très contraignant. En ville, pratiquement toutes les berges sont occupées par des installations portuaires interdites d’accès, avec pour résultat qu’il n’y a au centre qu’une plage de 300 mètres de long et quelques accès publics défiant l’imagination, dignes d’une zone industrielle napolitaine.
Torturée par la civilisation de l’automobile, ensuite. On dit qu’il y a plus de voitures que d’habitants, et lorsqu’on y a séjourné, on est tenté de le croire. On a rarement vu un tel chaos, et le fait que 99,9% des véhicules aient un volant à droite tout en roulant à droite n’y est même pas pour grand-chose. Comme dans beaucoup de villes russes, les urbanistes n’avaient pas prévu l’ « automobilisation » de masse, et ils n’ont pas vraiment cherché à s’y adapter.
Torturée par la voracité des hommes, aussi. La ville et la région Prémaritime (en russe Primorskii Kraï) sont réputées pour être parmi les plus mafieuses et corrompues de Russie. Sur place, on a l’impression que les édiles étaient plus occupés, ces dernières années, à se partager tout ce qui pouvait présenter un intérêt immobilier spéculatif qu’à refaire les trottoirs, moderniser les réseaux d’eau ou de tout-à-l’égout, etc.
Le résultat est sidérant : état lamentable des immeubles, des infrastructures, de la voirie – à première vue, on a du mal à imaginer qu’il soit possible de faire rouler des tramways sur des rails et des aiguillages aussi tordus. Tout un quartier XIXe- début XXe, au centre, mériterait d’être restauré. Il faut lire le petit livre où Joseph Kessel raconte son passage à Vladivostok comme officier pilote sans avion, en 1919 : une plongée envoûtante dans un monde en perdition … Du vieux quartier chinois, dont on voit de magnifiques photos dans les livres du début du siècle dernier, il ne reste qu’un ensemble de maisons en briques à un ou deux étages, actuellement sur la sellette car certains voudraient l’abattre (il est très bien placé, en plein centre-ville).
Ces ambitions immobilières croisent la politique migratoire. Depuis ce temps qu’évoque Kessel, les Chinois ont été expulsés en 1938 (après la bataille du lac Khanka) et les Coréens déportés en 1939 (avant la « Grande guerre patriotique ») ; si bien qu’en dépit des débats sur le péril jaune, largement entretenus par la presse et les responsables locaux qui en ont fait un argument électoral, il y a moins d’Asiatiques ici en 2009 qu’au début du XXe siècle ou qu’à Moscou aujourd’hui. Il faut dire que la ville, interdite aux étrangers jusqu’en 1992, était bien gardée. Certains n’hésitent pas à évoquer avec nostalgie ce temps béni où elle était fermée, propre et fleurie… Ils oublient de signaler qu’à cette époque, ce type de ville bénéficiait de normes spéciales d’approvisionnement qui en faisaient des lieux relativement privilégiés.
Torturée par les ambitions politiques, enfin. En 2012, Vladivostok accueillera le sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC). L’événement est d’importance car la Russie soviétique fut longtemps écartée de ce forum. Le Kremlin compte bien faire de cette réunion une étape majeure de sa nouvelle stratégie asiatique. Le gouverneur actuel, M. Serguei Darkin, a saisi la balle au bond et proposé un énorme chantier d’infrastructures destinées, selon les dirigeants régionaux, à faire de leur ville le Vancouver local .
Résultat : des années de projets chimériques plus coûteux les uns que les autres. Des hôtels six étoiles, des installations de congrès somptuaires et, surtout, un tunnel et deux ponts géants en construction : l’un sur la Corne et l’autre reliant le continent à la grande île Rousskii, plus au sud, de l’autre côté du Bosphore. Sauf que, sur cette île, il n’y a pratiquement pas d’habitants : quelques installations militaires délabrées, quelques datchas, et les plages favorites des locaux car situées sur la mer du Japon, au-delà des courants polluants du port. Mais quel terrain pour les spéculateurs…
La presse russe se déchaîne sur ce pont vers « nikouda » – le vide. Pour sauver leur coûteux bébé, les dirigeants proposent de donner les bâtiments construits pour ce Sommet à la future Université fédérale d’Extrême-Orient. L’idée suscite l’inquiétude des universitaires : combien de temps faudra-t-il pour se rendre dans l’île par les deux ponts ? Car, en raison de ce programme qui pompe toutes les subventions, rien n’a été fait en ville pour tenter de la désengorger des bouchons et résoudre les problèmes quotidiens des citadins. Et qui va vouloir, des étudiants et des enseignants qui logent tous dans la partie centrale et nord de l’agglomération, aller suivre ou donner des cours sur ce campus insulaire, loin de tout ?
Déjà l’on entend des pronostics funèbres : les étudiants vont changer d’université et s’inscrire dans celles (car, bien sûr, c’est la concurrence) qui resteront en ville – lesquelles se frottent déjà les mains. Le président russe Dmitri Medvedev doit avoir conscience du problème. Dans une interview récente, il dit de Vladivostok : « C’est une ville magnifique, très belle, mais assassinée ; il n’y a même pas de canalisations normales ; tout y est vieux et branlant... » Selon lui, cependant, le sommet est une chance pour la ville, « un bon prétexte » pour commencer des travaux sérieux . Pour la ville ou pour ses dirigeants ?
Certains annonçaient un changement de gouverneur, mais M.Vladimir Poutine est venu le soutenir en septembre dernier. Le précédent, personnage-symbole des années Boris Eltsine, décrit comme un gros bonnet de la mafia de la pêche, avait été limogé par M. Vladimir Poutine, mais pour être immédiatement nommé ministre... de la pêche. Quant au gouverneur actuel, suite à l’obligation faite par M. Medvedev à tous les dirigeants régionaux de publier leurs revenus et ceux de leurs conjoints, le quotidien moscovite Novaïa Gazeta l’a épinglé en détaillant tous ceux qu’il tentait, selon le journal, de masquer sous divers noms et comptes offshore . Les batailles politiques prennent souvent ici la voie détournée des « kompromat », les rumeurs et les accusations impossibles à vérifier.
Dans le même temps, plusieurs mesures protectionnistes, récemment adoptées par le gouvernement pour venir en aide à divers secteurs de l’économie russe en crise, ont eu des effets contre-productifs pour cette région particulière, largement tournée vers le commerce extérieur. Mesures contre l’exportation de ferrailles puis de bois brut, contrôle renforcé sur les prises de pêche dans les ports : tout cela a encore affaibli une activité économique déjà fragilisée par l’éloignement des principaux centres du pays et renforcé au sein de la population l’opinion selon laquelle Moscou se désintéresse de l’Extrême-Orient russe. La population réagit d’ailleurs « par les pieds », comme l’on dit ici : les taux d’émigration vers d’autres régions du pays ont atteint des niveaux record, et la ville de Vladivostok elle-même ne cesse de perdre des habitants.
Dans ce contexte déjà tendu, l’adoption par le gouvernement, en décembre 2008, d’un décret augmentant de façon significative les taxes à l’importation de voitures d’occasion, à compter du 11 janvier 2009, a été la goutte qui a fait déborder le vase, provoquant des manifestations sans précédent récent. Une association informelle, baptisée TIGR (« Camaraderie des citoyens actifs de Russie »), et le Parti communiste russe ont pris la tête de ce mouvement, mais celui-ci les dépassait de loin. Le 14 décembre, plus de dix mille manifestants bloquaient complètement le centre, alors que d’autres tentaient sans succès d’envahir l’aéroport. Débordés, la milice et les OMON – sorte de Compagnie républicaine de sécurité (CRS) russes – n’ont rien pu faire, sinon minimiser l’importance de la manifestation, d’autant que nombre de députés locaux participaient au mouvement. Les 15 et 17 décembre, signe de l’importance du malaise, l’assemblée régionale, puis la Douma (assemblée) de la ville, demandaient officiellement au président Medvedev et au premier ministre Vladimir Poutine de revenir sur cette décision .
L’ampleur de ce mouvement d’humeur s’explique par l’importance de ces importations pour l’économie de la région. Les automobilistes russes préfèrent de loin les voitures importées aux productions nationales réputées de qualité médiocre et dont les élites elles-mêmes, qui ne roulent qu’en BMW, Mercedes ou Porsche Cayenne, se détournent. En Extrême-Orient et dans toute la Sibérie orientale, où il n’existe aucune usine automobile, le problème se double du fait qu’il faut faire venir les voitures russes de la partie européenne, ce qui accroît encore leur prix. Plus de 90 % des voitures utilisées ici sont donc japonaises ou coréennes (c’est-à-dire avec un volant à droite), d’occasion le plus souvent. Et un vrai secteur économique s’est développé, qui approvisionne toute la Russie d’Asie.
Au-delà des marins, des dockers et des personnels commerciaux qui achètent en Asie puis gèrent ce flux de plusieurs dizaines de milliers de véhicules par an, il s’agit en fait d’une véritable industrie. Certains, pour contourner des règlements de plus en plus contraignants, vont jusqu’à démonter et scier en deux les châssis des jeeps japonaises pour les importer « en kit » et les remonter sur place, en proposant toutes sortes d’adaptations des véhicules aux besoins de l’utilisateur final. On parle de près de cent mille emplois dans la région « Prémaritime », avec la particularité qu’il s’agit pour l’essentiel de vraies petites et moyennes entreprises indépendantes. La tentation de mettre au pas ce secteur largement autonome, échappant au contrôle des autorités tant fédérales que locales, n’est d’ailleurs pas tout à fait étrangère à cette bataille.
Moscou a vite réagi à ces premiers débordements. Dûment tancés, les dirigeants locaux ont dû revenir sur leur première réaction et ont entrepris d’expliquer la sagesse des décisions gouvernementales, redoublant le mécontentement de leurs concitoyens. La nouvelle manifestation des TIGR, annoncée pour le 21 décembre, a cette fois été dispersée violemment par les OMON. Les chaînes nationales gardaient le silence sur cette révolte, se contentant de vanter les quelques concessions proposées par le Kremlin : une aide au transport des voitures de fabrication russe en Extrême-Orient pour égaliser les prix, et la promesse d’abaisser le prix des billets d’avion vers la partie européenne pour les étudiants et les retraités. Cela n’a pas empêché d’autres manifestations début janvier, lors de la mise en œuvre du fameux décret ; mais, le froid et les OMON aidant, les autorités ont réussi à éviter une extension de la fronde.
Pourtant, sur le fond, rien n’est réglé. Nombre d’experts russes critiquent les mesures protectionnistes prises par le gouvernement pour tenter de sauver les constructeurs automobiles russes de la faillite : accompagnées de nouvelles aides financières massives, elles n’ont jusqu’ici rien donné. Personne n’a réussi à casser le cercle vicieux de la corruption, du laisser-faire et de l’économie administrée qui explique que ces entreprises continuent de produire des véhicules dont les usagers ne veulent pas.
En ces premiers jours de mai, le beau temps est enfin revenu. Mais, entre les manifestations sous contrôle du 1er mai et la célébration de la victoire du 9 mai, l’ambiance demeure maussade. Le port tourne au ralenti : le volume de fret subit de plein fouet les effets de la réduction des activités. On fait le gros dos en attendant la fin de la crise économique et en vivant sur les réserves. Il y a ceux qui espèrent que le gouvernement, après cette période difficile, finira par supprimer ou atténuer ce décret et que les affaires pourront enfin reprendre. Mais la plupart sont pessimistes et prévoient déjà le pire : cet épisode va encore affaiblir une économie fragile, que ne sauvera pas l’organisation du sommet de l’APEC. On assistera selon eux à une nouvelle vague de départs de Russes de la région vers la partie européenne, et ce sont les éléments les plus jeunes et dynamiques qui partiront les premiers.
En même temps, la crise a pris un tournant plus politique. Dès janvier 2009, une commission de la Douma fédérale (le Parlement russe) émettait un rapport accusant les organisateurs des manifestations d’être des agents manipulés de l’étranger : « On peut considérer les manifestations de masse contre la hausse des tarifs douaniers comme une action organisée de déstabilisation de la situation sociale dans plusieurs régions de Russie (...), action conduite selon un scénario unique rappelant celui des révolutions orange. » Et de conclure que ces actions, manipulées par des « technologues étrangers », ont « pour but principal de tenter de détacher l’Extrême-Orient de la Russie ».
En dépit, il est vrai, de quelques fanions orange brandis par certains manifestants, il a été amplement démontré que cette prétendue menace de sécession de la part des Russes d’Extrême-Orient n’était qu’un épouvantail brandi sous l’ancien gouverneur par une partie des élites locales pour mobiliser les citoyens en leur faveur. Mais, à Moscou, on préfère sans doute ne pas réellement discuter de l’état de l’opinion régionale telle qu’elle est révélée par un rapport de Viktor Larin, le directeur de l’Institut d’histoire de Vladivostok. A la question « D’où viennent les principales menaces contre les intérêts de la Russie et de ses territoires d’Extrême-Orient ? », les habitants de la région ont répondu lors d’un sondage de façon assez claire : pour 47 % d’entre eux, la première menace est « la mauvaise politique de Moscou ». Seuls 37 % évoquent « la puissance militaire chinoise » et 36 % « l’hégémonisme américain »…