Sentinelles de la surveillance financière

[원문] ‘금융 빅브러더’의 출현

2010-04-09     Gilles Favarel-Garrigues

Sentinelles de la surveillance financière
Gilles Favarel-Garrigues, Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes *
* Chercheurs au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Dans les dernières semaines de l’année 2009, on découvre dans la presse le visage d’un certain Hervé Falciani. Après avoir dérobé des données bancaires, cet ancien informaticien de la banque HSBC les a proposées aux autorités françaises. Début 2008, un employé de la banque du Liechtenstein LGT avait déjà vendu son fichier plusieurs millions d’euros au fisc allemand et, après avoir livré à l’administration fiscale américaine dix-neuf mille clients, un ancien banquier d’UBS revendiquait le droit de toucher plusieurs millions de dollars sur les impôts ainsi encaissés. <<번역문 보기>>

Ces récentes affaires au cours desquelles des données bancaires sont récupérées par des gouvernements, avec la complicité d’anciens employés, montrent l’importance prise par cette pratique. Les échanges d’informations entre autorité publique et institutions financières ne sont cependant pas nouveaux. Ils se sont développés depuis vingt ans dans le sillage de la lutte anti-blanchiment qui a favorisé l’enrôlement des banques dans ce type de surveillance – tout en excluant jusqu’à présent la matière fiscale.

En 1989, c’est lors d’un sommet organisé à l’Arche de la Défense que les pays du G7 se décident à engager un combat contre la dissimulation de « l’argent sale », alors limité aux profits issus du trafic de stupéfiants. Créé à cette occasion, le Groupe d’action financière contre le blanchiment de capitaux (GAFI) est chargé de mettre au point des recommandations internationales et de les diffuser. Dans les années 1990, le combat est étendu au crime organisé, puis, après les événements du 11 septembre 2001, au financement du terrorisme. Cible malléable par excellence, « l’argent sale » comprend, depuis le milieu des années 2000, les fonds liés à la prolifération nucléaire ; après l’éclatement de la crise financière de 2008, l’inclusion de la fraude fiscale ne semble plus constituer un tabou. La traque des ressources économiques illégitimes accompagne en tout cas nécessairement toute action répressive de grande envergure contre une menace définie comme globale.

Si la lutte anti-blanchiment est prête à l’emploi pour lutter contre de nouveaux flux préoccupants de capitaux illicites, c’est qu’elle repose sur une collaboration inédite, mais désormais rodée, entre acteurs publics et acteurs privés (les banques en premier lieu, mais aussi les compagnies d’assurance, les notaires, les agences immobilières, etc.). Chargés de détecter les transactions suspectes, ces derniers doivent communiquer leurs soupçons à une autorité publique spécialement créée à cette fin – la Serious Organised Crime Agency (SOCA) au Royaume-Uni, le Financial Crimes Enforcement Network (FinCEN) aux Etats-Unis ou le Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TracFin) en France.

Après enquête discrétionnaire, ces organismes décident ou non de transmettre le dossier à la Justice. Plusieurs affaires qui, ces dernières années, ont défrayé la chronique politico-judiciaire en France – de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) aux comptes de M. Julien Dray – sont ainsi liées à une déclaration de TracFin.

Après deux décennies, il est difficile d’apprécier les effets de cette politique. L’histoire de l’anti-blanchiment est officiellement présentée comme un succès, près de cent soixante-dix juridictions nationales prenant en compte les recommandations du GAFI. Leur diffusion internationale a indéniablement favorisé la coopération policière et judiciaire, ainsi que la formation d’une communauté d’experts de la lutte contre « l’argent sale », partageant des références professionnelles.

Les conséquences sur la circulation des capitaux d’origine illicite appellent, en revanche, une plus grande circonspection. Certains estiment que les résultats judiciaires, même s’ils sont minimes, prouvent l’efficacité de ce combat ; d’autres insistent sur le caractère dissuasif du dispositif ; d’autres enfin n’y voient que poudre aux yeux. Ces derniers relèvent que les capitaux « sales » continuent de prospérer et de circuler ou encore que l’existence des « paradis fiscaux » et places sous-régulées n’est pas menacée, en dépit des effets d’annonce. Une analyse attentive des pratiques bancaires montre cependant que les principaux effets se trouvent ailleurs[1]. En octroyant aux acteurs de ce secteur un rôle clé dans la surveillance des clients et des transactions, la lutte contre le blanchiment a fait de la production du renseignement financier un enjeu crucial.

Arguant que leur vocation professionnelle consiste à garantir la confidentialité aux clients, les banques n’étaient initialement guère motivées à exercer une telle fonction, apparentée à leurs yeux au rôle d’« auxiliaire de police ». Pendant dix ans, elles ont manifesté peu d’empressement à appliquer les obligations de vigilance imposées dans la législation nationale. En France, il a fallu attendre le début des années 2000 pour que la loi se concrétise dans leur pratique quotidienne. C’est sous l’effet conjugué de la priorité internationale accordée à l’anti-terrorisme, y compris à son financement, et du choc créé par la mise en examen pour blanchiment aggravé du président directeur général de la Société générale (affaire Sentier II[2]), que les établissements se sont mis à investir massivement les activités anti-blanchiment .

Les banques ont d’abord créé ou étoffé leurs pôles de « sécurité économique » en recrutant d’anciens membres des services de police ou des magistrats. A titre d’exemple, l’Office central de répression de la grande délinquance financière, au sein de la police nationale, a vu nombre de ses cadres rejoindre de tels établissements. En maintenant des contacts avec leurs anciens collègues, ces transfuges incarnent le rapprochement de deux univers professionnels qui s’ignoraient. Comme le raconte l’un d’entre eux, « mon expérience a séduit la direction de la banque, qui accorde de l’intérêt à l’ “ intelligence ” [au sens de renseignement] et souhaite nouer des liens avec les services secrets français ».

Cette situation n’est pas sans provoquer des conflits de loyauté : ainsi, l’un de nos interlocuteurs revendique être d’« resté un flic » et de continuer à « rendre service » à son « ancienne administration ». Une telle allégeance suscite la réprobation des agents qui ont effectué toute leur carrière dans la banque : « Un policier demeure toute sa vie un policier : il fournira toujours des renseignements sur sa banque à la police. »

Intégré dans la politique de gestion des risques bancaires, ce nouvel objectif a conduit les responsables de la lutte anti-blanchiment à renforcer la connaissance de la clientèle et à définir des procédures d’alerte adaptées pour gérer les transactions suspectes. Les banques ont également dû s’équiper en outils informatiques spécialisés. Un marché considérable s’est développé depuis le début des années 2000 afin d’aider les établissements à mieux apprécier les risques liés à leurs usagers. Des outils puissants proposent désormais un éventail de prestations. Ils assurent en particulier la gestion des listes noires officielles afin d’exclure les clients indésirables.

Une telle activité ne se limite pas aux listes anti-terroristes dressées par les gouvernements, l’Organisation des Nations unies (ONU) ou la Commission européenne. Dans le cadre de la lutte contre la corruption, la notion de « personne politiquement exposée » (PPE) s’est imposée dans plusieurs textes internationaux et s’ajoute désormais aux obligations de vigilance des établissements bancaires. L’imprécision de cette notion, qui couvre dans tous les pays du monde les personnalités politiques, les dirigeants des grandes entreprises d’Etat, leurs proches associés et leur entourage, ouvre la porte à la formation de listes comportant jusqu’à cinq cent mille noms de famille[3]. Dès lors qu’un PPE apparaît dans une transaction, il est censé faire l’objet d’une vigilance particulière de la part des banques.

Les outils proposent également des fonctions de profilage, permettant de détecter les « anomalies » dans les opérations réalisées par les clients. Ces derniers sont associés à des groupes de pairs qui permettent d’apprécier et de prédire s’ils se comportent « normalement » ou « inhabituellement », ainsi de découvrir des liens non apparents entre des personnes et des flux. Les outils les plus avancés combinent ainsi des techniques de détection mettant en relation le filtrage des listes, l’analyse comportementale du client et l’examen de ses relations avec les pays à risque. Il va sans dire que l’écart est considérable entre la quantité de situations anormales détectées par les instruments et celle des déclarations de soupçon transmises à l’autorité publique.

Comme le confie un banquier, « c’est un peu Big Brother : on sait tout d’un client, mais qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? » Les responsables de l’anti-blanchiment dans les banques doivent donc rassembler les informations permettant de confirmer ou d’infirmer les éventuelles doutes qu’ils nourrissent à l’égard d’un client. Mais, s’interroge l’un d’entre eux : « Où s’arrête le bon sens ? Où commence l’inquisition ? »

Cette nécessité d’étayer les soupçons à l’égard d’un client ou d’une transaction provoque plusieurs effets. D’une part, elle conduit les responsables de l’anti-blanchiment dans les banques à paramétrer les outils en ciblant des populations particulières, liées à une activité économique, à un âge et à un lieu de naissance ou de résidence.

Le paramétrage peut ainsi répondre à de pures intuitions, car il dépend de la perception que les responsables se font des principales menaces selon les contextes régionaux dans lesquels ils travaillent. « Les capitaux russes affluent sur la Côte d’Azur, en Savoie et dans le Sud-Ouest,  raconte l’un d’entre eux ; les Colombiens sous-traitent le blanchiment à des organisations situées dans les pays de l’Est connaissant parfaitement les circuits financiers. »

Comme on le voit, les stéréotypes sur les « Etats voyous » cristallisent l’effroi de ces professionnels. Au point qu’un autre renchérit : « La Russie et le Mexique ont beau ne plus figurer sur la liste du GAFI, ce sont des pays bandits que je maintiens sur ma liste. » D’autre part, les sentinelles bancaires doivent développer des relations discrètes mais routinières avec des agents du renseignement et de la police judiciaire. Il s’agit échanger des informations, pour des raisons liées ou non aux impératifs de la lutte contre l’argent sale : un policier peut demander des indications sur des personnes ou des flux, tandis que son interlocuteur bancaire peut, lui, chercher à « lever un doute », « connaître le pedigree d’un bonhomme » ou « se rassurer face à un gros gibier ».

Dépassant le strict cadre de la lutte anti-blanchiment, de telles interactions consacrent la montée en puissance d’une nouvelle forme de coproduction de la surveillance financière. Tracfin, l’un des maillons du système français, y joue un rôle clé : son activité ne se limite pas à apprécier la pertinence des déclarations en provenance des banques et à les transmettre à la justice, mais également à stocker, hors de tout contrôle, des informations, voire à les communiquer à d’autres services de renseignements.

Ces échanges excluaient jusqu’à présent la fraude fiscale, qui bénéficiait de la protection d’une « muraille de Chine ». Il existait en effet un consensus entre tous les acteurs impliqués dans la lutte contre « l’argent sale » pour combattre les « maux publics » – trafic de stupéfiants, crime organisé ou terrorisme –, mais pas pour réprimer la fraude fiscale. Comme le répètent à l’envi les responsables bancaires, « on n’est pas des inspecteurs du fisc » ou encore « on n’est pas là pour lutter contre la fraude du charcutier ». Dans les banques d’affaires, l’avis paraît encore plus tranché dans la mesure où « l’optimisation fiscale » constitue un « business quotidien ». Mais la muraille semble s’effriter, à la faveur de la législation européenne et de la crise financière récente. 

Tous ces enjeux ne suscitent guère de débats. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) s’est certes préoccupée dès 2003 de l’accumulation de bases de données et de l’usage des outils informatiques destiné à combattre le blanchiment. Elle a notamment pointé les risques que l’utilisation de fichiers contenant des données personnelles pouvait faire peser sur les libertés individuelles. Cette préoccupation est restée sans écho en France comme en Europe, du fait notamment de la priorité accordée par les gouvernements à la lutte contre le terrorisme.

Seuls les banquiers s’émeuvent des pressions publiques exercées pour qu’ils incluent dans leurs pratiques une dimension policière, avec en arrière-pensée le maintien du statu quo ante, la défense de la confidentialité des transactions et, de fait, la sanctuarisation des illégalismes fiscaux hors du dispositif.

Le silence des organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées dans la défense des libertés individuelles s’explique vraisemblablement par la difficulté de trouver une position dans un débat où la critique des mesures antiterroristes rassemble, sous une même bannière, la protection de la vie privée et celle du secret bancaire…

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[1] Gilles Favarel-Garrigues, Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes, Les sentinelles de l’argent sale. Les banques aux prises avec l’anti-blanchiment, La Découverte, Paris, 2009. Les entretiens cités ci-dessous sont tirés de ce travail

[2] La banque et son PDG ont été mis en cause pour avoir accepté le dépôt de sommes provenant de l’escroquerie dite du « Sentier II », un vaste trafic de chèques organisé entre la France et Israël.

[3] L’un des outils les plus populaires dans le milieu utilise une base de données américaines de plus de neuf millions d’enregistrements constitués à partir de quinze mille sources mondiales (Global Regulatory Information Database).