Gossip Girl, la série qui vous fait aimer les riches

[원문] ‘가십 걸’을 보면 부자들이 좋아진다

2010-08-10     Mona Chollet

Gossip Girl, la série qui vous fait aimer les riches

« Je crois qu’il y a une fascination inhérente aux mondes dont on ne peut faire partie qu’à condition d’y être né. Dans Newport Beach , il était déjà question de gens riches qui vivaient dans une gated community [lotissement-bunker], mais, si on avait suffisamment d’argent et de succès, on pouvait devenir l’un d’entre eux. Dans l’Upper East Side, en revanche, seul compte le droit de la naissance. On n’y trouve pratiquement que des gens dont la famille est arrivée sur le Mayflower . J’ai grandi à Calgary avec une mère célibataire, je n’aurais pas pu être plus éloignée de cet univers. Et pourtant, j’ai toujours été fascinée par l’idée qu’il existait . » Ces considérations de Stephanie Savage, la scénariste et productrice qui, avec le jeune prodige de la télévision Josh Schwarz, a créé Gossip Girl, disent assez le masochisme foncier qui préside au succès de la série. <<번역문 보기>>

Lancée à la rentrée 2007 aux Etats-Unis par CW, la chaîne pour adolescents détenue conjointement par CBS et la Warner Bros, celle-ci met en scène une poignée d’élèves richissimes d’une école privée de New York. Regardée tant par son public cible que par de jeunes adultes – essentiellement des femmes – chez qui elle réveille la nostalgie de leurs années-lycée, elle est désormais diffusée dans près d’une cinquantaine de pays (dont la France, sur TF1).

Jeunes et beaux, ses héros vivent à l’année dans des palaces et ne se déplacent qu’en limousine. Leurs affaires de cœur et leurs rivalités, brassant des enjeux d’une portée métaphysique vertigineuse (« Comment devenir/rester la reine de l’école ? », « Comment me faire bien voir du doyen de Yale ? », « Comment me venger de cette communiste de prof qui m’a mis un B ? »), se déroulent sur fond de fêtes branchées, de bals de fin d’année féeriques, de tournois de polo ou de ventes aux enchères chez Sotheby’s. Ils manifestent une arrogance virulente et décomplexée : ils considèrent que « le métro, c’est pour les rats », et maudissent ce monde qui, en dehors du quartier huppé de l’Upper East Side, où ils vivent, a parfois l’outrecuidance d’« oublier qu’il existe des classes sociales ». La mère de l’une d’entre eux ayant un passé amoureux chargé, on apprendra au passage que « Sarkozy embrasse mal ».

Bien que le téléspectateur appartienne, dans l’écrasante majorité des cas, aux classes sociales que ces personnages vomissent, la série l’amène à se prendre d’affection pour ces gosses de riches odieux. Pour cela, elle l’invite à s’identifier aux deux intrus pleins d’ambition qu’elle propulse dans cet univers : un frère et une sœur, Dan et Jenny, des manants qui vivent dans un loft à Brooklyn, et dont le père, propriétaire d’une galerie d’art, se saigne aux quatre veines pour leur payer un lycée d’élite. Jenny rêve de devenir styliste ; Dan veut être écrivain, et se venge du mépris dont il est l’objet à coups de sarcasmes gauchisants. Son rapport à ce milieu connaîtra la même évolution que celui du spectateur : d’abord révulsé, il se laissera peu à peu amollir, sinon séduire, au fur et à mesure que les portes s’ouvriront devant lui. Il finira par trouver un certain charme à ce monde « où les draps sentent bon », tandis que la découverte de leurs blessures intimes lui révélera la touchante humanité que dissimulent ces jeunes snobs. Ainsi, ayant appris par hasard sur quel forfait a été bâti l’empire industriel du père d’un de ses camarades – un incendie déclenché pour toucher l’assurance, qui a fait une victime –, il hésite à divulguer l’information, et finit par y renoncer. Son père approuve sa décision : « Tu as protégé cette famille. » La famille riche et puissante s’entend…

Gossip Girl est l’exemple parfait d’un produit culturel hyper calibré. A l’origine, une agence de communication spécialisée dans la fiction pour jeunes filles, 17th Street Productions, a élaboré le concept : la vie de riches adolescents relatée par une mystérieuse blogueuse, « Gossip Girl » (« l’amatrice de potins »). L’éditeur Little, Brown l’a acheté et en a tiré une série de romans. Ceux-ci, écrits par Cecily von Ziegesar, qui, au départ, avait simplement rédigé le synopsis chez 17th Street, se sont vendus à des millions d’exemplaires, transformant leur auteure en reine incontestée de la « littérature pour jeunes adultes », ou, plus précisément encore, de la « littérature pour jeunes poulettes » (« young adult chick lit »).

L’adaptation télévisée en propose une version très aseptisée : disparus les problèmes de drogue et de boulimie, l’ambiguïté sexuelle ; la punk au crâne rasé est devenue une ravissante métisse, le poète nihiliste un boy-scout. Dans les premiers épisodes, certains éléments laissent poindre un soupçon de mauvais esprit dans le regard porté sur ce milieu : un jeune homme aux prises avec un père cocaïnomane accusé de malversations financières, une mère qui exerce une surveillance impitoyable sur le poids et l’apparence de sa fille… Très vite, cependant, ces velléités critiques cèdent la place à un message unique, et nettement moins intellectualisant : il fait bon être riche.

Les héros de Gossip Girl ont donc d’excellents résultats scolaires tout en passant leur temps à faire la fête et à courir les boutiques ; ils ont des parents aimants, des domestiques attentionnés ; leur vie sexuelle, à peine entamée, est aussi trépidante qu’épanouie, et les jeunes filles ont des corps parfaits sans souffrir de désordres alimentaires. Leur figure de proue, la blonde Serena Van Der Woodsen, réalise l’un après l’autre tous les rêves que sont censées nourrir les adolescentes à l’ère du people : jouer les mannequins, trôner au premier rang d’un défilé de mode, s’envoler en jet privé pour un week-end en Espagne, se faire pourchasser par les paparazzi…, tandis que Dan réalise ceux des garçons : séduire la star du lycée, et, plus tard, une vedette de Hollywood.

En dehors de cet épuisement des fantasmes majoritaires, la série présente, côté narration, un encéphalogramme résolument plat, et cela en dépit des ambitions affichées : Cecily von Ziegesar avait calqué son intrigue de départ sur le roman d’Edith Wharton Le Temps de l’innocence , auquel les références abondent. Les acteurs sont sélectionnés pour leur physique avantageux plus que pour leur jeu, qui va du médiocre au calamiteux (« Quoi, mon fils caché est mort dans un accident avant que j’aie pu faire sa connaissance ? Comme c’est triste ! Bon, si on mangeait chinois pour le dîner ? »). Les intrigues sont convenues, les rebondissements improbables. Tout semble mis en œuvre pour que le téléspectateur puisse ne prêter qu’une oreille distraite aux dialogues (« Tu es ma meilleure amie, comment as-tu pu coucher avec mon fiancé ? ») et se concentrer sur les décors, sur les tenues des personnages et sur chaque détail de l’univers luxueux où ils évoluent : oh, la robe ! Oh, la chambre d’hôtel ! Oh, le collier !, etc.

Et cela tombe bien : non seulement la série constitue un écrin sur mesure – et surexploité – pour le placement de produits, mais on trouve, sur le site de la chaîne CW, une boutique où l’on peut acheter en ligne les vêtements et les bijoux portés par les actrices, qui se changent tous les trois plans environ ; les ventes explosent après chaque diffusion. Dans la fonction de série-relais de l’industrie de la mode, Gossip Girl a remplacé Sex and the City, tout en amenuisant encore la part de la fiction. Les magazines féminins s’arrachent les conseils vestimentaires de son styliste, qui a justement fait ses classes sur le plateau de Sex and the City, et qui a développé au printemps une collection « Gossip Girl » pour une enseigne de prêt-à-porter anglaise. A grands renforts de slogans maniant le vieux paradoxe publicitaire de l’affirmation de soi par le suivisme (« You know what you want ! »), la consommatrice est invitée à choisir parmi différents styles, chacun correspondant à un personnage : rock, BCBG, ethnique/bohémien…

Ainsi, non seulement la série produit de la docilité sociale, en substituant l’envie et la fascination à l’hostilité légitime que pourraient susciter ses jeunes héros, mais elle propage dans l’univers de la consommation des mots d’ordre impliquant des dépenses exorbitantes. Une blogueuse américaine, mère d’une adolescente, s’inquiète de cette stimulation effrénée de la pulsion d’achat : « A mon époque, on aimait déjà les marques, mais on parlait d’une paire de jeans à 70 dollars ; aujourd’hui, c’est plutôt d’un sac à 700 dollars. Qu’est-ce que c’est que cette folie ? Le plus malsain est que l’on voit de plus en plus de jeunes porter des articles de luxe. Que se passera-t-il quand ils vivront dans le monde réel et dépenseront tout leur salaire en chaussures ? Qui paiera leur nourriture, leur loyer, leur assurance maladie ? (…) J’aime regarder Gossip Girl ; c’est mon péché mignon. Mais je suis une adulte, et il s’agit d’un programme destiné aux adolescents. Est-ce que les enfants normaux sont capables de se sentir concernés par la vie luxueuse de l’élite de Manhattan ? Est-ce à cela qu’ils aspirent de nos jours ? Je crois qu’une telle série, loin d’être un simple conte de fées, leur prépare d’immenses déconvenues . »

A l’étranger, Gossip Girl répand une image pour le moins biaisée de la vie des adolescents américains. En Chine, où l’on estime que chaque nouvel épisode est suivi par 3 à 5 millions de personnes, un étudiant commentait sur un forum en ligne : « Aux Etats-Unis, les lycéens peuvent se maquiller, porter des bottes, boire du champagne et jouer avec des téléphones portables hyper sophistiqués. Ils vivent aussi des histoires d’amour mouvementées et passionnées. Cela nous renvoie à notre quotidien à nous, fait d’uniformes démodés, d’examens sans fin, de lunettes en cul de bouteille et de béguins secrets . »

A défaut d’avoir une quelconque qualité à faire valoir, la série se forge également une image branchée en soignant sa bande originale, et en invitant de nombreux musiciens à y faire une apparition – la plus illustre étant Lady Gaga, dans la troisième saison. Avant de devenir galeriste, le père des deux jeunes héros « roturiers » a lui-même été, dans sa jeunesse, le chanteur d’un groupe de rock à succès, ce qui semble justifier l’intégration de ses enfants à cet univers. Autrement dit : les seuls mortels dignes d’accéder à l’Olympe des privilégiés, ce sont les membres du showbiz et leur progéniture. La série rejoint ainsi la presse anglaise ou américaine, qui parle couramment de « l’aristocratie du rock », ou des « royautés du rock », relayant le monde du spectacle dans son népotisme débridé et son culte de la lignée.

Au cours de la deuxième saison, le portier d’un immeuble cossu est surpris en train de lire le dernier livre d’Ann Coulter, une célèbre commentatrice politique conservatrice : Guilty. Liberal « Victims » and Their Assault on America (« Coupables : les “victimes” de gauche et leur attaque contre l’Amérique » ), énième variation sur le thème de la dictature des « perdants ». Cette saine lecture, dit-il, lui a été recommandée par Dorota, la gouvernante polonaise de l’une des héroïnes. Dévouée corps et âme à sa jeune maîtresse tyrannique, Dorota suit les péripéties de son existence comme on dévore un roman-feuilleton, passant alternativement de l’inquiétude à l’attendrissement. Devant Gossip Girl, la vraie position du téléspectateur pourrait bien être celle de la bonne ou du portier…

Mona Chollet