VIVRE RICHE DANS UNE VILLE DE PAUVRES
[원문] 빈곤 도시의 부자들, 자선도 투자처럼
VIVRE RICHE DANS UNE VILLE DE PAUVRES
Par notre envoyé spécial Julien Brygo *
* Journaliste.
« Vous pensez que les clubs privés sont réservés à l’élite ? Aux riches ? Aux prétentieux ? Vous avez parfaitement raison. C’est notre raison d’être . » Coincé entre un magasin de robes de mariage, des pubs pour cadres supérieurs et des bureaux d’affaires, le Glasgow Art Club, en pleine cité marchande, se présente comme « le secret le mieux gardé de Glasgow ». La porte de cette maison de maître de style victorien s’ouvre sur un majordome en costume trois pièces, qui escorte les invités jusqu’à la salle principale. Chaque semaine, dans ce « club d’élite », les notables ont rendez-vous avec la charité. <<번역문 보기>>
Le plus ancien Rotary Club d’Ecosse, créé en 1912, y organise un rituel, celui d’une rencontre rythmée par les amabilités, les renvois d’ascenseur et les discussions intéressées ; dans un lieu, celui des « artistes amateurs », créé en pleine révolution industrielle (1867) par un jeune peintre dévoué aux marchands de coton, de sucre ou d’esclaves qui lui achèteraient ses toiles. L’occasion de saluer les copains, de se détendre dans un lieu d’exception et, le cas échéant, de sortir les chéquiers pour une bonne et noble cause qui leur aurait été narrée au pupitre.
Confortablement assis à la table d’honneur, le président, M. Michael Guy, se lève, redresse maladroitement ses bretelles noires et assène un coup de marteau sec sur la cloche en argent. Il est treize heures, ce mardi 22 juin 2010. Le repas est solennellement ouvert. Les quarante convives du jour – des banquiers, des assureurs, des avocats ou des chefs d’entreprise – se lèvent comme un seul homme, plaident allégeance à la Reine, puis se rassoient. M. Guy, 67 ans, est gêné par un lourd collier comportant une centaine de petits rectangles gravés du nom de ses 98 prédécesseurs, qui lui tombe jusqu’au nombril. « Ce collier vaut 38 000 livres (46 000 euros). C’est de l’or ! Voilà une valeur qui n’est pas dépréciée ces temps-ci ! », rigole-t-il, avant de planter son couteau dans la tranche de roast beef que les serveurs viennent de lui apporter.
Bien que gêné par son pendentif, qu’il bloque sous ses bretelles pour en compenser le poids, M. Guy parvient à esquisser un diagnostic de la grande pauvreté qui frappe la ville, principalement les quartiers de l’est : « Oui, on sait : à Glasgow, il y a certains quartiers où ils vivent moins vieux qu’en Irak ! Le style de vie, la dépravation… On sait. Glasgow a toujours été une ville où les pauvres et les riches vivaient côte à côte. C’est surtout les immigrés irlandais qui ont fait baisser les statistiques. Mais bon, ça n’est pas si grave. Ça reste des poches de pauvreté, et Glasgow est vraiment une cité vibrante, avec des musées fantastiques, des concerts extraordinaires, des gens exceptionnels ! »
En août 2008, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié une enquête révélant que la différence d’espérance de vie entre un enfant né dans un quartier riche de Glasgow – au sud et à l’ouest – et un autre mis au monde dans un quartier pauvre de la même ville – à l’est – atteignait vingt-huit ans . Intitulé « Combler le fossé en une génération », ce rapport, réalisé par des chercheurs en sciences sociales, des médecins ou des hommes politiques, a établi que certains quartiers de Glasgow détenaient le record de la plus basse espérance de vie en Europe : 54 ans pour les hommes, 75 ans pour les femmes. Par les remèdes préconisés – un accès universel aux biens élémentaires (eau, nourriture, logement, soins, énergie), mais aussi l’éducation, la culture, un urbanisme harmonieux et de bonnes conditions de travail… –, cette étude aurait dû faire l’effet d’une bombe. Elle a eu l’effet d’un clapotis.
M. Peter Steven, « un des membres les plus riches du club », selon M. Guy, peine à trouver ses mots. Il bafouille, réfléchit un instant en contemplant les grands panneaux sculptés en bois précieux placés de part et d’autre de la salle, puis se lance : « Pourquoi y a-t-il une telle différence d’espérance de vie entre les riches et les pauvres dans cette ville ? C’est parce que les pauvres mangent mal, et qu’ils héritent ces mauvaises habitudes de leurs parents. C’est à cause de l’éducation. Nous, au Rotary Club, nous sommes très fiers de mener des actions dans les écoles des quartiers pauvres de la ville, comme les concours d’élocution. Beaucoup de ceux dont vous parlez vivent des allocations sociales et n’ont pas d’autre revenu. Pour eux, c’est moins cher d’acheter des Fish & Chips que de bien manger ! » Couteau en main, M. Guy impute également ce record européen à l’un des mets les plus populaires d’Ecosse, le fameux « Fish Supper » .
Quelques heures avant ce repas rituel, le premier ministre britannique, M. David Cameron, dévoilait le plan d’austérité le plus sévère de l’après-guerre en Grande-Bretagne : 110 milliards d’euros d’économies d’ici 2015 . Pour compenser le gel annoncé des investissements dans les écoles situées en zones pauvres – 4,1 milliards d’euros –, le ministre de l’éducation (« education secretary »), M. Michael Gove, a annoncé le versement de 4,7 millions d’euros à un organisme de charité, Teach First Charity, dont le but est de convaincre « les meilleurs professeurs » d’aller enseigner dans les quartiers déshérités . La main droite sabre, la main gauche fait l’aumône. Un raccourci de la question sociale à Glasgow ?
Au pupitre, revigoré par son moelleux au chocolat, M. George Russel, retraité d’une multinationale des télécommunications, appelle au « sursaut de la charité » face à « l’assaut de la coalition au pouvoir contre les services publics ». « Avec les coupes budgétaires qui s’annoncent, David Cameron compte sur la charité. Pour parvenir à une société homogène, nous devrons tous jouer notre rôle. Les gens comme nous, qui ont de l’argent, devront donner plus, c’est une certitude », dit-il après son intervention, renouant avec les accents de sa « jeunesse socialiste ». Mais le président souhaite attirer notre attention sur une autre réalité de la ville, plus agréable aux oreilles. « Vous savez, on attire beaucoup d’affaires à Glasgow. Les centres d’appel, les assurances, les centres de services financiers… Il y a surtout une très bonne offre hôtelière. Récemment, d’ailleurs, un nouveau cinq étoiles a ouvert ses portes le long de la rivière Clyde. Un hôtel magnifique… »
Dans les années 1980-1990, la poussière des hauts-fourneaux qui avait couvert Glasgow d’un voile sombre a été récurée à grands renforts de subventions. Chantiers navals, mines de charbon et aciéries avaient fermé (lire l’encadré « La facture des années Thatcher »). De la ville la plus peuplée d’Ecosse, on ferait une ville d’art, de culture et de distinction. Remodelage, maquillage, grattage. « Glasgow, l’Ecosse avec du style », proclament désormais les affiches dans toute la cité marchande et au-delà. « Les pauvres ont été relégués en banlieue, leurs logements sociaux vendus au privé par la grâce de Margaret Thatcher, qui ne haïssait rien plus que les logements sociaux. La “cappucinoïsation” de Glasgow, processus cousin de la gentrification, pouvait alors commencer », analyse Bridget Fowler, sociologue à l’université de Glasgow.
Vingt ans après avoir décroché le titre de « capitale européenne de la culture », en 1990, la ville de l’architecte Charles Rennie Mackintosh se revendique l’une des trois capitales européennes de l’art contemporain. Elle rafle les prix (« ville britannique de l’architecture et du design » en 1999), attire les évènements sportifs majeurs et les touristes fortunés, notamment grâce à sept golfs privés et cinq hôtels cinq étoiles, soit mille trois cent cinquante-huit chambres de luxe. Logique, donc, qu’elle collectionne les reportages louangeurs dans la presse européenne, laquelle oublie systématiquement de mentionner les différences d’espérance de vie entre autochtones .
Située en haut de l’échelle en matière de taux de chômage, de morts par overdose, de cancers du poumon ou de meurtres à l’arme blanche, Glasgow concentre aussi les grandes fortunes. En 2007, la « carte des millionnaires britanniques » comptait 11 288 Glaswégiens, classant la cité au septième rang du Royaume-Uni. La très bourgeoise Edimbourg, avec « seulement » 9 738 millionnaires, pointe cinq places plus loin.
Mais comment vivre riche dans une ville de pauvres ? « Je reviens d’Inde, et je peux vous dire que les gens de l’est de Glasgow s’en sortent très bien par rapport aux Indiens. Les pauvres de Glasgow sont riches par rapport aux gens du Malawi ! » Au quatrième étage de son empire, la City Refrigeration Holding – un empire prospérant dans le secteur de l’équipement des immeubles et employant plus de 12 000 salariés dans le monde –, M. William Haughey, 53 ans, patron multimillionnaire, relativise les conclusions de l’OMS. « Il n’y a pas de famine ni de problèmes sanitaires dans ces quartiers. Ce ne sont pas des raisons de pauvreté qui expliquent ces mauvais chiffres. Pas plus que des raisons sociales. Je pense que ça fait longtemps qu’on a ces problèmes. »
Dans la pièce où sont rassemblés quelques-uns de ses trophées (« Homme d’affaires de l’année », « Prix de la ville de Glasgow », « Entrepreneur de l’année »…), entre un voyage au Inde, un court séjour au Qatar et deux semaines de vacances à Las Vegas où il participe à des tournois de poker, M. Haughey parle de sa classe sociale. Depuis son accession au club très fermé mais néanmoins populeux des faiseurs d’argent de Glasgow, le « gosse des Gorbals », né dans une famille d’ouvriers spécialisés et élevé dans ce quartier populaire, sait mieux que quiconque comment parler aux riches. « Les gens qui ont beaucoup d’argent n’aiment pas du tout qu’on leur dise ce qu’ils doivent en faire. Les taxer davantage serait une erreur. Je pense que les entrepreneurs, les gens qui ont du succès et qui ont beaucoup d’argent, comme moi, doivent être convaincus. Oui, on doit les convaincre de donner davantage à la charité, aux bonnes œuvres. » A la tête d’une fortune estimée à au moins 120 millions d’euros , M. Haughey n’a effectivement pas attendu qu’on lui dise que faire avec son magot : il projette de construire à Glasgow la « plus grande maison d’Ecosse » – mais le permis de construire lui a été refusé –, organise la mutation de son entreprise en multinationale globalisée et réserve une portion de sa richesse – environ 8 % – à la charité.
« Nous sommes très discrets sur nos activités philanthropiques. A travers ma fondation, la City Charitable Trust, j’ai donné près de 10 millions de livres sterling [12 millions d’euros] à des bonnes œuvres. » Aide aux enfants handicapés, construction de puits ou d’hôpitaux en Afrique, soutien financier aux écoles les plus pauvres… M. Haughey se fait un point d’honneur de « rendre à la communauté », à Glasgow ou au Malawi. D’ailleurs, fait-il remarquer, sa villa de luxe, en Floride, accueille chaque mois « l’employé du mois et sa famille ». Ces dernières années, il s’est surtout fait connaître pour venir en aide à une organisation aujourd’hui mal en point : le Parti travailliste. Avec des dons de plus de 1,3 million d’euros, il est en effet le plus gros donateur écossais du parti débouté aux dernières élections. L’ancien premier ministre Gordon Brown est d’ailleurs venu à l’inauguration de son quartier général, en 2009. « Les fortunes de Glasgow comme celle de M. Haughey ont considérablement progressé au cours de la dernière décennie, en partie grâce aux largesses de M. Brown avec les finances publiques », remarque le journal britannique The Times (14 mars 2010).
De l’autre côté de la rivière Clyde, dans la rue Buchanan, septième rue la plus chère du monde en termes de loyers, Kevin, Michael et William arpentent les pavés, Curriculum Vitae dans le sac et hamburger à la main. Natifs des quartiers pauvres de Glasgow, les célèbres Castlemilk et Easterhouse, ils sont ce que la presse appelle des « gangsters ». Ils ne le contestent pas : « Mon gang s’appelle The Young Byre Fleeto. Nos blases sont : YHF, YBF ou HF [la barre du H se confond avec celle du F] », dit ce garçon de 18 ans, qui narre avec une simplicité déconcertante ses exploits, ses faits d’armes et ses coups de sang. Selon diverses sources, il y aurait entre cent cinquante et deux cents gangs clairement constitués dans les quartiers pauvres de Glasgow.
« J’ai grandi avec le chômage ; je n’ai jamais connu mon père et ma mère est sans emploi », dit William, qui renonce finalement à déposer son CV dans les bars et les magasins et s’engage avec Kevin, 18 ans, père de deux enfants, dans une de ses après-midi coutumières : deux whisky-coca et quatre pintes de bière, après quoi les serveurs refusent de le servir ; puis des cachets de Valium, mélangés à du cidre acheté dans une épicerie. Et des cicatrices sur tout le corps : « Des combats avec les autres gangs. On ne connaît que ça, ici, à Glasgow : tout le monde a un couteau, et on se fait la guerre. »
A la table du Crystal Palace, un bar à deux pas de la rivière Clyde, Michael explique qu’il est « déterminé à sortir de la culture des gangs ». Arrive son père. « Moi aussi je faisais partie d’un gang dans ma jeunesse. Ça m’a conduit en prison », dit-il, tapotant son fils dans le dos avant d’engloutir sa pinte et de partir pointer au commissariat. Michael, également en liberté surveillée suite à une rixe, demande, droit dans les yeux : « Est-ce que vous pensez qu’on est mauvais ? Parce que tout le monde nous stigmatise : à cause de notre façon de parler, de nous habiller, de nous amuser… » A l’évocation de M. Haughey, dont il connaît le nom car il était l’ancien patron du club de football des Celtics de Glasgow, Michael bondit de sa chaise : « En voilà un vrai gangster ! »
Au Royal Exchange Square, dans le restaurant Rogano, l’un des lieux les plus sélects de la ville, à deux pas du « Club 19 », le club des élites glaswégiennes, sir Tom Hunter prend une longue inspiration et dévide le fil de sa success-story. « J’ai gagné beaucoup d’argent, se souvient-il. Beaucoup plus que ma famille et moi n’en avions besoin. » En 1998, à la tête d’une chaîne de magasins de chaussures démarrée « à l’arrière d’un van avec seulement deux chèques de 5000 livres sterling », cet homme qui se décrit comme un « capitaliste aventureux » et croit fermement qu’« il devrait y avoir le moins d’Etat possible » vend son cheptel à son concurrent, JJB Sports. Il empoche 310 des 345 millions d’euros de la transaction. Dix ans plus tard, il est le premier milliardaire d’Ecosse, avec une fortune estimée à 1,3 milliard d’euros.
Ne sachant qu’en faire, il décide alors de « s’éduquer » et rencontre M. Vartan Gregorian, directeur de la Carnegie Corporation de New York. « Il m’a familiarisé avec la devise de Carnegie, “les riches qui meurent riches sont déshonorés”. Cela a résonné en moi et je me suis dit : “Pourquoi attendre de mourir avant de mettre mon argent au service de bonnes causes ?” C’est très satisfaisant, et c’est beaucoup d’amusement, la philanthropie. Alors, pourquoi laisser les autres avoir tout le fun ? » Tom Hunter présente effectivement quelques traits communs avec le « baron voleur » Andrew Carnegie, magnat américain des rails de chemin de fer, qui a légué au bon peuple deux mille cinq cents bibliothèques et une célèbre salle de concert aux Etats-Unis. Fondateur du fonds de placement (Private Equity) West Coast Capital, M. Hunter a réalisé en 2009 près de 4 milliards de plus-values dans ses opérations d’achat-restructuration-revente de sociétés défaillantes. « J’ai en ce moment 10 500 salariés sous mes ordres, directement ou indirectement. »
Mais les « pertes collatérales » de ses investissements – licenciements, économies diverses et restructurations – passent au second plan quand cet homme, anobli par la reine en 2005, mentionne ses grandes œuvres. « J’ai donné, via la Hunter Foundation, près de 50 millions de livres sterling à la charité. Toujours dans l’éducation ou le développement économique. » Hôpitaux ou usines au Malawi et au Rwanda, aide aux écoles pauvres d’Ecosse, création d’une fondation pour l’entreprenariat dans une université de Glasgow, mécénat culturel dans les musées de la ville… « Comme pour mon fonds de Private Equity, j’attends de mes investissements dans la charité un maximum d’impact. » M. Hunter est exactement ce que David Cameron recherche : un multimillionnaire philanthrope qui compense par son action les effets des coupes budgétaires, spécialement dans l’éducation et la santé. Les 50 millions qu’il a légués à de « bonnes causes », c’est aussi le prix de sa maison du Cap-Ferrat, qu’il a vendue à des Russes quelques mois avant la débâcle financière de 2008 . « Nous n’étions pas immunisés », dit-il, appelant à « davantage réguler le capitalisme ». Sa fortune ayant été rabotée de quelque 300 000 pièces, « sir Tom » a dû mettre sa philanthropie en sommeil – et vendre son yacht, ainsi que sa suite de luxe au Metropolitan Hotel de Londres.
Des riches beaux, attentifs, généreux ; des pauvres inactifs, drogués et alcooliques : les clichés de l’époque victorienne perdurent. Mais quelle force politique s’emploie à leur tordre le cou ? L’idée que la richesse des uns soit liée à la pauvreté des autres paraît inconcevable. La pauvreté désole, mais, jusqu’au sein des classes cultivées, on en identifie la source chez les pauvres eux-mêmes. « Pourquoi toujours nous ramener à cette image de ville dépravée, de ville pauvre où les gens meurent jeunes ? Ça me rappelle la météo de la BBC, qui commence toujours par dire qu’il pleut à Glasgow ! » Au bout de Byres Road, dans le West-End, sous un auvent de la terrasse d’Oran Mor, ancienne église fondamentaliste transformée en salle de théâtre et en bar-restaurant tout à la fois huppés et branchés, M. Sean Scanlan et Mme Barbara Rafferty, comédiens professionnels, sortent d’une représentation du Tartuffe de Molière. Collier de perles, robe de soirée, l’actrice déguste une pinte de jus d’orange ; son collègue étend ses bras le long du siège. A l’évocation de l’étude de l’OMS, les deux sexagénaires semblent agacés. Ils se définissent comme des « petits-bourgeois », bien que ce terme fasse naître une grimace contrariée sur le visage de Mme Rafferty, dont le père travaillait, comme des centaines de milliers de Glaswégiens, sur les chantiers navals fermés dans les années 1970.
De sa main ornée d’un saphir rectangulaire, Barbara mime les forces motrices de la « dépravation ». Les raisons majeures des vingt-huit années de différence d’espérance de vie entre les habitants de Milngavie, le quartier où ils vivent, et ceux d’un des nombreux quartiers « déshérités » de la même ville, tiennent en trois mots : alcool, héroïne et « fish & chips ». « Ces gens-là, dit-elle, ne mangent jamais de légumes, ni de fruits. Ils s’empiffrent de nourriture industrielle à faible valeur nutritionnelle. C’est un cercle vicieux. Dans les années trente, les ouvriers vivaient plus longtemps car ils mangeaient de la soupe. Maintenant, c’est saucisses-frites et tartes grasses ! » Pour sortir de ce chaudron huileux, Barbara et Sean s’exilent, trois à quatre fois par an, dans leur maison de Nice, pour, disent-ils, « ne rien faire, marcher le long de la promenade des Anglais et manger des fruits ».
Dans la cuisine de son château, M. David Kelburn peste. « Dans la société moderne, il semble que les riches hommes d’affaires soient devenus les héros, alors que les aristocrates, comme nous, sont davantage perçus comme des ennemis. » A 32 ans, le vicomte de Glasgow, fils du comte de Glasgow, dit ne pas être « un vrai riche ». « Non, on ne fait pas de petits déjeuners au champagne et on n’a ni maîtres d’hôtel, ni valets qui nous servent en posant un genou à terre ! » Lui possède en revanche le prestige du titre et le patrimoine. Un château d’une quinzaine de pièces, dont la valeur tourne autour de 4 millions de livres, avec un terrain de 3,5 hectares. « Je mesure chaque jour à quel point je suis très chanceux », dit-il, entre deux courriels envoyés avec son iPhone.
A force de regarder les spectacles philanthropiques télévisés, comme le « Live 8 » ou « The Secret Millionaire », jeu de téléréalité qui consiste à faire essayer à des millionnaires la vie de sans-abri, le vicomte de Glasgow voit la lutte des classes à sa porte. Une « nouvelle classe, fondée sur l’argent et la célébrité », serait en train de prendre le dessus. « Certes, nous, les aristocrates, héritons de la richesse de nos ancêtres. Mais quand les hommes d’affaires transmettent leur richesse à leurs enfants, leurs grandes maisons par exemple, le mécanisme n’est pas tellement différent de l’aristocratie ! » Les philanthropes ne sont pas sa tasse de thé. « Ils se montrent partout et prennent la posture de sauveurs du monde, alors que leurs soi-disant actions de charité ne représentent qu’un infime pourcentage de leur richesse. C’est très immoral, je trouve !»
Se décrivant comme un libéral humaniste – il soutient la nouvelle coalition au pouvoir –, M. Kelburn éprouve parfois des moments de solitude. « Bien sûr, les gens des zones dépravées de Glasgow ne peuvent pas comprendre que, pour moi, ce château représente un souci quotidien, voire un poids de longue durée. Mais, globalement, c’est un grand château froid en hiver, et ça nous coûte au moins 60 000 livres par an, rien que pour l’entretien. Je pourrais vendre, oui. Mais la famille est ici depuis 1140 ! » En 2007, David a choisi le levier de l’art pour redorer son blason – à l’instar de ses « ennemis », les hommes d’affaires philanthropes. Un beau jour, le vicomte de Glasgow a décidé d’orner les parois de son château de… graffitis. Métissage garanti : « Ce sont des artistes brésiliens. Ils se sont inspirés de l’atmosphère sociale des quartiers pauvres de Rio. Mais ça pourrait être n’importe où. Oui, ce sont des peintures sociales, en quelque sorte. » Des femmes le poing en l’air, des Brésiliens « marchant » les jambes autour du cou, des hiboux trônant sur les cheminées... « Cette idée d’un système de classes, le fait que ces deux groupes ne rentrent jamais en contact, est très réelle. Oui, nous y sommes. Mais ça empire, avec l’ignorance, et donc la haine entre les classes. »
Pourtant, à Glasgow, jamais cette « haine entre classes » n’a été aussi lissée, discrète, invisible. Les vingt-huit années d’espérance de vie qui séparent quartiers pauvres et riches ont été évacuées du monde politique, chassées de l’espace public où la ségrégation géographique assure l’étanchéité des milieux. Qu’une sorte d’apartheid social se perpétue sans remous donne une idée du travail idéologique effectué ces trente dernières années pour reformuler les enjeux de la lutte en termes traditionnels, familiers, presque rassurants : ici, comme aux XIXe siècle, coexistent pauvres dépravés et riches philanthropes. « Cette négation des classes explique pourquoi aucun sociologue n’a travaillé sur les riches de Glasgow », s’insurge M. Paul Littlewood, sociologue à la retraite de l’Université de Glasgow.
A l’horizon bouché des uns répond l’avenir étincelant des autres. « Le marché du luxe se développe assez rapidement. La ville est tout simplement fabuleuse. Toutes les grandes marques ont déjà leurs magasins : Rolex, Ralph Lauren, Versace… Glasgow est d’ailleurs, après Londres, la deuxième place pour le shopping en Grande-Bretagne », souligne Mme Summera Shaheen, directrice du Diamond Studio, un magasin de pierres précieuses situé au centre-ville. Début mars, Mme Shaheen a lancé l’association Love Luxury Glasgow, une amicale d’entreprises prospérant dans le domaine du luxe. Limousines, spas, boutiques de luxe, parcours de golf... « Nous visons la clientèle écossaise, bien sûr, mais aussi les nouveaux riches russes. » A l’évocation de l’étude de l’OMS, elle fait la moue. « De toute façon, il y a très peu de chances que notre clientèle croise les gens dont vous parlez. La plupart des zones dangereuses se trouvent en dehors de la ville. Et puis, vous savez, les Glaswégiens ont du cœur. Cette semaine, trois événements charitables sont organisés dans la ville. » Pour vivre riche dans une ville de pauvres, il suffirait donc de pratiquer l’évitement et d’ouvrir son cœur, de préférence devant les caméras.
La recette sera-t-elle appliquée au sommet de l’Etat ? La coalition entre conservateurs et libéraux démocrates concentre le plus grand nombre de millionnaires jamais observé dans un gouvernement britannique. Dix-huit des vingt-trois membres du « cabinet d’austérité », soit les quatre cinquièmes, disposent de comptes en banque à sept zéros. Leur fortune collective atteint, selon le Sunday Times, cinquante millions de livres sterling . Nul doute qu’au lendemain de l’annonce du plus sévère plan de rigueur infligé aux Britanniques, ils sauront donner un peu de leur richesse pour compenser les effets de leur politique.
Julien Brygo