Les ressources du « militantisme Avatar »

[원문] ‘아바타’와 노는 반체제 운동가들

2010-09-03     Henry Jenkins

Les ressources du « militantisme Avatar »

Par Henry Jenkins

* Ancien directeur du programme d’études comparées des médias au Massachusetts Institute of Technology (MIT), doyen du département de communication, journalisme et arts du cinéma à l’Université de Californie du Sud. Auteur notamment de Fans, Bloggers and Gamers : Exploring Participatory Culture, New York University Press, 2006. <<번역문 보기>>

En février dernier, cinq militants palestiniens, israéliens et internationaux défilaient dans le village occupé de Bil’in, le corps peint en bleu à l’image des Navi, le peuple héros du film de science-fiction de James Cameron Avatar. L’armée israélienne a lancé des gaz lacrymogènes et des bombes sonores contre ces manifestants à la peau azur, habillés de keffiehs et de foulards, et affublés de queues et d’oreilles pointues. Des images vidéo de l’incident, juxtaposées à des séquences empruntées au film hollywoodien, ont ensuite été diffusées sur YouTube. On y entend des personnages proclamer : « Nous allons montrer au Peuple du ciel qu’il ne peut pas s’emparer de tout ce qu’il veut ! Ceci, ceci est notre terre ! »

La fiction de James Cameron a fait couler beaucoup d’encre. Un critique de cinéma du Vatican y a vu une apologie du « culte de la nature », et des militants écologistes, « la plus grande épopée jamais captée sur celluloïd à la gloire de l’environnement ». A gauche, beaucoup de militants ont tourné en dérision les contradictions du film, qui à la fois condamne le colonialisme et reproduit les fantasmes de culpabilité des Blancs progressistes : ils l’ont rebaptisé « Danse avec les Schtroumpfs ». Pour un militant de la communauté cherokee, Daniel Heath Justice, le film attirait l’attention sur le sort des peuples autochtones, même si Cameron simplifiait à outrance les maux du colonialisme en créant une représentation du complexe militaro-industriel qui donnait beaucoup à détester, mais peu à comprendre . Cependant, chacune à sa manière, ces critiques rompent avec la vision d’une culture de masse triviale et insignifiante, dérivatif aux problèmes du monde réel.

Les manifestants de Bil’in ont lié le combat des Navi pour leur Eden à leurs propres tentatives de récupérer leurs terres (la vidéo diffusée sur YouTube insiste sur le contraste entre les forêts luxuriantes de Pandora et les terres arides et poussiéreuses des territoires occupés). L’imagerie plus grande que nature d’Avatar leur a offert une représentation de leur propre combat. Et, grâce à la puissante machine publicitaire hollywoodienne, ces images sont dorénavant reconnaissables dans le monde entier. La vue d’une étrange créature à la peau bleue se tordant de douleur dans la poussière, suffoquant sous les gaz lacrymogènes, a choqué et a réactivé des messages que l’on préfère ignorer.

En s’appropriant Avatar, les militants ont neutralisé certaines des objections les plus couramment faites au film. Des chroniqueurs conservateurs lui reprochaient d’encourager un sentiment anti-américain ; mais, dans la mesure où les images des Navi ont été reprises par des groupes protestataires dans le monde entier, le mythe a été recentré sur les incarnations locales du complexe militaro-industriel. A Bil’in, il mettait aux prises les Palestiniens et l’armée israélienne ; en Chine, les autochtones et le gouvernement de Pékin ; au Brésil, les Indiens d’Amazonie et les compagnies forestières.

Sans aller jusqu’à se peindre en bleu, des intellectuels comme la romancière indienne Arundhati Roy et le philosophe slovène Slavoj Zizek ont profité de débats autour d’Avatar pour rappeler la situation critique des tribus autochtones indiennes Dongria Kondh, qui tentent d’empêcher l’accès à leurs territoires sacrés, convoités pour leurs mines de bauxite. L’Amérique n’est donc pas l’unique « Empire du mal » sur la planète Terre. Des critiques de gauche craignaient que l’accent mis sur les protagonistes humains blancs du film n’offre aux spectateurs l’occasion d’une identification facile. Mais c’est le costume bleu des Navi que les protestataires cherchent à revêtir.

De fait, les « militants Avatar » ne font qu’exploiter un très vieux langage de la protestation populaire. Dans son essai devenu un classique, Woman on Top , l’historienne de la culture Natalie Zemon Davis nous rappelle qu’à l’aube de l’Europe moderne les protestataires masquaient leur identité derrière des jeux de rôles, portant des costumes de peuples réels (les Maures) ou imaginaires (les Amazoniens) perçus comme une menace pour la civilisation. Dans le Nouveau Monde, les bons citoyens de Boston perpétuèrent cette tradition en se déguisant en Amérindiens pour jeter des cargaisons entières de thé dans le port de la ville. Et à la Nouvelle-Orléans, les Noirs des Etats-Unis formèrent leurs propres tribus indiennes du Mardi-Gras en recourant à l’imagerie du « Wild West Show » de Buffalo Bill pour exprimer leur quête de respect et de dignité – une coutume récemment remise en lumière par David Simon dans sa série Treme, diffusée sur HBO.

Dans son livre Dream, l’activiste Stephen Duncombe affirme que la gauche américaine a adopté un langage rationnel, froid et élitiste, qui s’adresse à l’esprit plutôt qu’au cœur . Proscrivant le vocabulaire trop sophistiqué de la plupart des discours politiques, elle pourrait puiser sa force émotionnelle dans des récits déjà appréciés par un public de masse.

Il y a peu, une équipe de chercheurs de l’Ecole Annenberg de communication et de journalisme de l’Université de Californie du Sud a dressé une liste de groupes ayant réinvesti la culture pop pour défendre la justice sociale. Elle s’est plus particulièrement intéressée à la « culture participative » : à la différence des médias de masse, le numérique a permis à un grand nombre d’utilisateurs de s’approprier les moyens de communication et de détourner la culture à leurs propres fins. Les récits partagés constituent la base de réseaux sociaux puissants et génèrent des espaces où l’on peut débattre d’idées, produire des connaissances et créer une culture. Dans ce processus, les fans acquièrent des compétences et bâtissent une infrastructure locale afin de partager leurs perspectives sur le monde. De même que, dans les sociétés de chasseurs, les jeunes s’amusent avec leurs arcs et leurs flèches, dans une société de l’information, ils s’entraînent au maniement de cette dernière.

Le fondateur de l’Alliance Harry Potter, Andrew Slack, qualifie ce phénomène d’« acupuncture culturelle », suggérant que son organisation aurait identifié un « point de pression » vital de l’imaginaire commun qu’il voulait relier à des préoccupations sociales plus larges. L’Alliance Harry Potter a déjà sensibilisé plus de 100 000 jeunes dans le monde aux guerres en Afrique, aux droits des travailleurs et au mariage gay, levé des fonds pour Haïti, ou encore faire campagne contre la concentration des médias. Le jeune Harry Potter, avance Andrew Slack, a compris que le gouvernement et les médias mentaient au public afin de cacher le mal tapi en leur sein, et a formé avec ses camarades l’Armée de Dumbledore pour changer le monde. Il a donc demandé à ses disciples quels maux de ce monde l’Armée de Dumbledore devait combattre. Dans le Maine, par exemple, l’Alliance a organisé une compétition entre les diverses maisons de Poudlard – l’école de sorcellerie que fréquente le jeune magicien –, dans laquelle les participants devaient réunir le plus grand nombre d’électeurs pour un référendum sur l’égalité des droits dans le mariage. Cette approche ludique du militantisme permettrait par ailleurs de mobiliser des jeunes qui se sentent exclus du processus politique.

De telles initiatives peuvent paraître cyniques (renoncement au pouvoir de la raison pour convertir les masses) ou naïves (foi dans des mythes plutôt que dans la réalité). Mais il y a toujours un moment où l’on s’arrache aux réconforts de l’imaginaire pour se confronter aux difficultés de la situation sur le terrain.

Ce « militantisme » ne requiert pas forcément que l’on se peigne en bleu ; il exige que l’on fasse preuve de créativité face aux images diffusées par les médias. La droite recourt également à ce genre de démarche. Aux Etats-Unis, le dessin animé Dora The Explorer, racontant les aventures imaginaires d’une petite fille latino-américaine et de son singe, a été détourné par les deux camps politiques pour illustrer les conséquences de la nouvelle loi sur l’immigration votée en Arizona. Les « Tea Parties » ultraconservateurs ont utilisé une caricature représentant le président Barack Obama sous les traits du Joker, le méchant dans The Dark Knight Returns, l’un des films de la série Batman, comme une arme dans leur bataille contre sa réforme de la santé.

De telles analogies ne rendent évidemment pas compte des subtilités de ces débats politiques, de même que l’on ne saurait réduire les différences entre le Parti républicain et le Parti démocrate à celles qui séparent les éléphants des ânes – leurs emblèmes respectifs, héritage des bandes dessinées politiques d’une autre époque. Avatar ne peut faire justice au vieux combat pour les territoires occupés, et la vidéo sur YouTube ne peut se substituer à un discours informé sur la question. Mais leur aspect spectaculaire et participatif fournit à certains nouveaux venus à la chose politique l’énergie émotionnelle nécessaire à la poursuite du combat. Et les mène à d’autres formes d’action.