Les bouleversements du Care
[원문] >‘케어’ 정책의 대변혁, 기대해도 좋을까?
Les bouleversements du Care
Par Evelyne Pieiller
Qui refuserait de reprendre à son compte cette vigoureuse affirmation : « Nous voulons une société du respect, et non pas une société dure, violente, brutale, égoïste » ? Belle formule, qui a le charme prenant des évidences. Il serait pourtant quelque peu frivole d’en sourire, comme d’une invocation utopique et consensuelle au parfum de « peace and love ». Car ce vœu, formulé par la première secrétaire du Parti socialiste français, Mme Martine Aubry, ne fait pas seulement écho au malaise diffus suscité par la difficulté d’imaginer un avenir différent : il relève avant tout d’une entreprise ambitieuse de refondation des valeurs de la social-démocratie, à la faveur d’une lecture apparemment modernisée tant de la question sociale que du fonctionnement de la démocratie. C’est dire qu’on est loin du gadget promotionnel ou de l’effusion personnelle : ce qui s’énonce et s’annonce ici, c’est une définition revisitée des enjeux et des moyens du socialisme libéral. Une voie nouvelle pour la gauche, objet du désir de nombreux citoyens mélancoliques, serait-elle enfin ouverte ? <<번역문 보기>>
C’est autour de la notion de care que s’élabore ce projet. Etrange choix que celui de ce terme de la langue anglaise que les dictionnaires traduisent par « souci, soin(s), attention », et que le plus distrait des spectateurs connaît grâce à l’expression « Take care », prononcée le plus souvent avec une ferveur contenue dans les films américains chaque fois qu’un personnage prend congé. Qu’est-ce donc que le care possède que la « sollicitude » ignore ? Tout simplement, son… background théorique.
Le care en tant que concept a été élaboré par les féministes nord-américaines au fil des trente dernières années . Il faut reconnaître que sa définition manque de clarté, du moins pour des esprits regrettablement cartésiens, car s’y superposent et s’y confondent, une pratique et une éthique. Initialement, le care désigne et étudie les « soins à la personne », pour en faire apparaître à la fois l’impérative nécessité et la paradoxale dévalorisation, que confirme et conforte le fait que l’exercent les catégories sociales « dominées » : les femmes, les étrangers, les pauvres. Mais, de façon plus ample, les théories du care vont interroger la notion de « dépendance », et postuler que les malades, vieillards, enfants, handicapés, ne sont pas seuls à entrer dans la catégorie des personnes qui ne peuvent se suffire à elles-mêmes. La dépendance serait en réalité le propre de l’humain, qui a besoin d’autrui physiquement, socialement, spirituellement, pour devenir et demeurer humain. L’enfant dépend de la mère, le salarié dépend de son employeur, l’identité même « s’élabore dans le cadre de relations interpersonnelles qui sont d’abord des relations de dépendance ».
L’indépendance ne serait qu’une illusion, agréablement permise grâce à la satisfaction rapide de nos divers besoins – physiologiques, émotionnels… – par les autres. Dès lors la dépendance ne peut plus être considérée, avec plus ou moins de courtoisie, comme une pathologie ou un symptôme d’échec : elle cristallise, et met en crise, l’interdépendance généralisée des humains, dont la nature même implique la vulnérabilité au besoin. Une « société du care » sera donc, comme le précise Mme Aubry, « une société de l’attention aux autres », destinée à gommer les inégalités, dépasser les situations de domination, passer de la dépendance subie à l’interdépendance assumée et valorisée.
On pourrait croire qu’il s’agit là d’une ode de plus à l’altruisme, d’une nouvelle déclinaison de la sensibilité de gauche, parfois à la recherche du supplément d’âme qu’offre la compassion. C’est bien autrement compromettant. Comme le souligne en connaisseur le spécialiste de l’assurance et théoricien du patronat François Ewald , ce qui s’annonce ainsi est un « bouleversement ». Avec cette « attention aux autres » présentée comme la valeur centrale devant conduire la réorganisation de la société, c’est désormais l’individu dans la particularité de sa fragilité que la collectivité se doit d’aider, faire entendre, et satisfaire, faute de quoi la société ne peut que pratiquer l’injustice, sinon l’exclusion.
Cela semble une critique essentielle de la démocratie dite libérale, au sens politique du terme, fondée sur le respect égal et impersonnel des droits et libertés de chacun. Egalité insuffisante, à cause de son abstraction même : le « citoyen » n’est pas un humain réel, mais une fiction ; pas un être de chair et de désirs, mais un concept. Du concret ! Un individu n’est pas réductible à un prototype universel. L’égalité ne peut devenir effective que lorsqu’elle n’est plus simplement un « ensemble général de principes », mais permet « d’accueillir la pluralité et la multiplicité des attentes énoncées ». Les droits de l’homme n’ont de sens que s’ils deviennent droits des hommes, contextualisés, individualisés. Cette demande d’une évolution du citoyen sujet de droit vers l’individu porteur de droits, d’une égalité formelle vers une égalité réelle, les minorités, les femmes, les enfants d’immigrés, les homosexuels…, l’ont formulée depuis longtemps. Mais, plus fortement que le multiculturalisme, le care, en « universalisant » et en développant les potentialités de cette position, rend lisibles les tensions qu’elle inscrit dans la démocratie, quitte à diluer la « chose publique » dans une morale brouillant les frontières qui, précisément, permettent l’existence de cette res publica.
Ce choix de la valorisation de l’individu dans sa vulnérabilité spécifique, et l’accent mis sur l’interdépendance, qui s’appuie sur les limites tout à fait réelles du libéralisme, intime donc comme obligation première de reconnaître le besoin propre à chacun « d’assumer une responsabilité par rapport au besoin identifié et de chercher comment y répondre ». Ce besoin, quelles que soient les formes qu’il prend, est, en définitive, celui du bonheur, ce qui pourra advenir dans ce que Mme Aubry nomme une « économie du bien-être », au sens plein du terme, par opposition à une « société du tout-avoir ». Comme le dit le philosophe Axel Honneth, « ce qui doit former le cœur même de la normalité d’une société, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi ». Les conditions de cette « société décente », selon l’expression que Mme Aubry emprunte à Avishai Margalit , passent par une forte atténuation de la séparation de la sphère publique et de la sphère privée.
Les empêchements à la réalisation de soi, la « dépendance subie », sont évidemment liés à l’inégalité des situations : en moyens financiers et en moyens de pouvoir, mais aussi en ressources physiques, affectives, ou intellectuelles. Pour que chacun parvienne à s’accomplir, la société ne peut se contenter de la seule protection des droits de ses membres, elle doit leur assurer le respect d’eux-mêmes. Plus encore que le « juste », c’est le « bien » qui importe dans cette perspective. Prendre en compte les besoins, c’est permettre à chacun l’exercice de ses capabilities , ses capacités potentielles, seul garant d’une vie bonne. Ce sont la solidarité, l’attention en action, déployée comme environnement affectif, social et politique, qui restaurent l’indispensable dignité et confiance en soi. Bien-être, mieux-être, seront portés par le « soin mutuel » : « N’oublions jamais, explique Mme Aubry, qu’aucune allocation ne remplace les chaînes de soin, les solidarités familiales et amicales, l’attention du voisinage. » Le lien social se retisse, en dehors des combats collectifs. Foin du matérialisme…
A vrai dire, cette société du care évoque fortement les projets de deux grands penseurs : le Français Léon Bourgeois et l’Anglais Anthony Giddens. Abonné aux postes de ministre sous la IIIe République, membre influent du Grand Orient de France, prix Nobel de la paix en 1920 pour son travail en faveur de la création de la Société des Nations, Bourgeois était un des théoriciens du « solidarisme », qui proposait de réaliser non pas la socialisation des biens, mais la socialisation de la personne. Giddens est, quant à lui, le théoricien du New Labour selon M. Anthony Blair, instituant comme programme, pour un Au-delà de la gauche et la droite , de réparer les solidarités endommagées, et de repenser à cette aune l’Etat-providence.
Pour que se déploie cette égalité réelle dans la prise en considération des différences, il conviendrait en effet de reconsidérer ledit Etat-providence, parfois moins pertinent pour résoudre des difficultés que l’initiative privée, qui évite la neutralisation de la singularité dans l’universel. Mais la sphère publique garde un rôle central, qui doit être au plus près des « projets de vie » de chacun. Ainsi, estime Mme Aubry, « les services publics doivent éduquer, accompagner, émanciper chacun, pour le porter au plus haut de lui-même ». Ce qui ne va pas tout à fait de soi. Car l’émancipation n’est-elle pas d’ordre personnel ? Quelles normes implicites déterminent le bon niveau d’accomplissement ? Les « projets de vie » ne sont-ils pas liés à des modèles dominants ? Ne risque-t-on pas de s’engager ainsi sur la voie d’une morale officielle, au nom du respect du fameux « vivre-ensemble », pour ne rien dire d’une obligation d’épanouissement mesuré dans la diversité ? Et, inversement, si les individus sont fondés à revendiquer la garantie par la sphère publique d’une vie réussie, qu’advient-il de l’intime confrontation de chacun à l’imprévisible des désirs, de l’accueil du trouble de penser et de la peine de vivre, qui permettent à l’humain de rêver et d’agir, de prendre ses responsabilités ?
En toute logique, cet idéal, qui ne peut prendre consistance que dans la « proximité » tant valorisée, requiert le cadre d’une « démocratie participative », appuyée sur des réseaux, associations, forums, assemblées, où la voix de chacun n’est pas annulée par un suffrage « universel ». Dans le même élan, l’attention aux besoins est susceptible de rencontrer le devoir d’ingérence, tout comme le champ de l’action écologique – « Nous pouvons nous attendre à un réexamen complet de l’idée selon laquelle nous ne sommes pas responsables des malheurs qui se produisent loin de nous »… Mais ce qui se joue là dans son ensemble n’est pas un simple ajustement aux nouvelles demandes de la société. C’est une remise en cause de la souveraineté de la loi, qui peut négocier, se limiter, se transformer au contact d’arrangements privés. Plus besoin, par exemple, d’accords sociaux généraux, sinon comme cadres. L’âge de la retraite doit pouvoir se choisir… La tension entre l’universel et le particulier ainsi réactivée ne risque pas seulement de privilégier la « gouvernance », si ardemment souhaitée par le capitalisme actuel : elle semble également ménager la possibilité, dûment moralisatrice, de gauchir la question sociale en questions de société, et de dissoudre le politique, le collectif, dans une morale psychologisante qui aurait l’avantage d’être vertueuse, et de ne rien changer à certaines des causes les plus gênantes de l’aliénation, l’exploitation, l’humiliation : les structures de l’économie. Pour citer Benjamin Constant, grand libéral pourtant : mieux vaut sans doute que le pouvoir se borne à être juste ; nous nous chargeons de notre bonheur.