Soyons « rigoureux » : la rigueur n’est pas la solution.

긴축재정, 처방전이 뒤바뀌었다

2010-09-03     Laurent Cordonnier

Soyons « rigoureux » : la rigueur n’est pas la solution.

Par Laurent Cordonnier *

* Economiste. Auteur de L’Economie des Toambapiks, Raisons d’Agir, Paris, 2010.

Ainsi la crise financière aboutit-elle, deux ans après la faillite de la banque Lehman Brothers, à la rigueur pour les populations du Vieux Continent, fermement « invitées » au sacrifice pour expier des fautes qu’elles n’ont pas commises. Même si l’on connaît bien, depuis l’ère Reagan – Thatcher, la propension des gouvernements néolibéraux à agiter l’épouvantail de la dette publique – entretenue par des baisses d’impôt consenties à leur clientèle aisée – pour réduire les dépenses de l’Etat, privatiser les entreprises publiques, tailler dans les programmes sociaux et affaiblir les systèmes de protection sociale, il ne pouvait être prédit qu’ils y parviendraient à nouveau, tant l’habituelle « stratégie du choc » semblait devoir se faufiler cette fois par une porte assez étroite. <<번역문 보기>>

Il fallait en effet effrayer suffisamment les populations pour qu’elles admettent que l’on ne peut pas éternellement « vivre au-dessus de ses moyens » et, simultanément, rassurer les marchés – déjà affolés par le montant de cette dette. Ce coup double exigeait un certain doigté, que tous ne maîtrisaient pas complètement. Les dirigeants du Fidesz, le parti libéral au pouvoir en Hongrie, s’y sont certainement mal pris lorsqu’ils ont voulu mettre sur le dos de leurs prédécesseurs socialistes l’état soi-disant calamiteux des finances publiques . En comparant la situation de Budapest à celle d’Athènes, ils ont certes réussi à frapper les esprits, en oubliant peut-être que « les marchés » en manquent un peu. Au lendemain de ces annonces, le Forint chutait de 3 % et la prime d’assurance contre le risque de défaut sur la dette s’envolait, provoquant ainsi l’inverse de l’effet recherché.

Depuis lors, la doctrine s’est affinée, au moins dans les discours, pour faire place à une sorte d’ethos de la modération, que M. Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand, a pris soin d’énoncer urbi et orbi : « Nous sommes totalement convaincus qu’une réduction mesurée des déficits publics, propice à la croissance, ne met pas cette dernière en danger, mais la stimulerait plutôt à long terme. » Expert en psychologie des foules, M. Schäuble en donne l’explication : « Les Allemands se font du souci quand la stabilité monétaire ne semble pas garantie. Ils s’inquiètent beaucoup de savoir si les déficits sont maîtrisables. En les réduisant de manière modérée, nous luttons contre le sentiment d’incertitude de la population et nous soutenons ainsi la demande . » Keynes (la demande) et la rigueur dans le même lit, sous le regard attendri de la Reine Victoria… La scène a apparemment plu aux marchés : depuis quelques semaines, l’euro se stabilise et les taux d’intérêt sur les dettes publiques allemande et française atteignent un niveau plancher. Sur fond d’indicateurs économiques contradictoires , M. Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe, veut y croire : « La situation est en voie de normalisation . »

Si la voie de la « normalisation » signifie l’installation de l’Europe dans une interminable période de déflation larvée, le pronostic a quelques chances de se révéler juste. Economiste pas vraiment hétérodoxe et chroniqueur vedette du Financial Times, Martin Wolf prévient : « Quand le Japon – ou le Canada ou la Suède – ont pratiqué la rigueur dans les années 1990, l’économie mondiale était porteuse et a pu absorber leurs offres excédentaires. Mais il n’y a pas d’économie suffisamment forte pour contrebalancer une nouvelle récession en Europe et aux Etats-Unis. Dans ces circonstances, une restriction budgétaire concertée pourrait échouer. A mesure que les économies se contracteraient, de plus amples déficits cycliques contrecarreraient les efforts de rigueur structurelle. Une grande partie de la planète se trouverait embarquée dans un jeu de chacun-pour-soi face à une politique budgétaire américaine de plus en plus restrictive . »

Le pire n’étant jamais certain, « les marchés » pourraient l’encourager. Lorsqu’ils seront déniaisés concernant les objectifs de réduction des déficits publics affichés à l’horizon 2013 – lesquels apparaîtront tôt ou tard comme mensongers, avec l’aide sans doute des agences de notation –, un deuxième krach obligataire ne sera plus impensable. Rendu à cette nouvelle extrémité, le plan de sauvetage européen, qui conduit des Etats déjà très endettés à s’endetter derechef, cette fois-ci collectivement, pour porter secours à d’autres Etats surendettés, pourrait ne même pas être mis en œuvre. Pour les prêteurs sollicités, l’avantage de parier sur la victoire de l’équipe de France de football au Mondial 2010 plutôt que sur le succès de ses vingt-quatre joueurs sélectionnés paraîtra sans doute assez fumeux. Et le plan de sauvetage européen ressemblera alors à l’adossement de deux tréteaux pourris qu’on cherche à faire tenir ensemble par la grâce de leurs fatigues respectives.

On ne devrait cependant pas avoir besoin d’agiter la menace d’une nouvelle catastrophe pour armer une stratégie du contrechoc à opposer aux néolibéraux. La situation dans laquelle ils ont plongé les économies de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) aurait déjà dû légitimer d’autres choix…

Si le montant des dettes publiques devient préoccupant (sans être alarmant), et si la principale menace est celle de la déflation, les remèdes devraient aller de soi : stopper la dynamique déflationniste et rétablir une fiscalité digne de ce nom sur les hauts revenus et les revenus du capital. Sur le Vieux Continent, le danger est aggravé par les stratégies de désinflation compétitive adoptées par les gouvernements qui misent sur la rigueur salariale pour faire tirer leur économie par la demande extérieure… en provenance de leurs partenaires moins rigoureux (voir l’article de Till Van Treeck) . Si l’Europe économique avait un sens, elle viserait au contraire une coordination des politiques salariales, pour faire progresser les rémunérations plus rapidement dans les pays qui accumulent des excédents commerciaux et aplanir ainsi (par le haut) les écarts de compétitivité.

Cette politique de « réflation » salariale, concertée au niveau européen, et négociée avec les partenaires sociaux, n’aurait sans doute pas pour seul mérite d’entretenir une douce inflation (devenue, du coup, maîtrisable sans le concours de la Banque centrale européenne [BCE]) et d’alléger les dettes : elle forcerait sans doute les entreprises des pays « sur-compétitifs » et tournés vers l’exportation à comprimer leurs marges pour maintenir leurs positions… ce qui serait favorable à un meilleur partage de la valeur ajoutée.

Si les conditions de la « réflation » étaient réunies, accomplir le redressement des finances publiques en Europe ne poserait pas de réels problèmes. Car en moyenne, les déficits publics sont presque intégralement dus à la crise économique et financière, aux plans de relance et aux pertes de recettes fiscales dues à la baisse de l’activité et des revenus. En 2007, l’année ayant précédé la récession, la somme des déficits annuels des finances publiques représentait 0,6 % du produit intérieur brut (PIB) de la zone euro (0,8 % pour les Vingt-Sept). Deux ans plus tard, en 2009, elle compte pour 6,3 % du PIB pour la zone euro (6,8% pour les Vingt-Sept). Un retour à meilleure fortune – qui exigerait précisément l’arrêt des politiques de rigueur – ramènerait pour partie ces déficits dans des limites souhaitables. Il suffirait d’ailleurs, pour hâter la marche de ce rétablissement, que ces pays s’entendent pour lutter (avec rigueur !) contre la fraude fiscale. Celle-ci représente en effet, de l’avis même de la Commission, entre 2 et 2,5 % du PIB européen ! Il y a bien plus à gagner de ce côté-là qu’en rognant 1 % d’augmentation sur les salaires des fonctionnaires (soit 0,06 % du PIB hexagonal …).

La situation budgétaire française fait exception. En effet, le déficit résulte principalement des baisses d’impôts, menées à contre-courant des partenaires européens. D’après la Cour des comptes française, le déficit « structurel » de l’Etat représenterait 5 % du PIB en 2009, soit à peu près 100 milliards d’euros par an. Il ne provient aucunement d’une dérive « structurelle » des dépenses publiques, lesquelles ont en réalité très peu augmenté depuis le début des années 2000 . Son origine a été détaillée avec la plus grande clarté dans un récent rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale présenté par M. Gilles Carrez (député Union pour un mouvement populaire -UMP) : « Entre 2000 et 2009, le budget général de l’Etat aurait perdu entre 101,2 – 5,3 % de PIB – et 119,3 milliards – 6,2 % de PIB – d’euros de recettes fiscales, environ les deux tiers étant dus au coût net des mesures nouvelles – les “baisses d’impôts” – et le tiers restant à des transferts de recettes aux autres administrations publiques – sécurité sociale et collectivités territoriales principalement . »

La moitié de ces baisses d’impôts (de 33 à 41,5 milliards d’euros) concerne l’impôt sur le revenu, à travers les réductions successives des tranches et la multiplication des niches fiscales ; une autre jolie portion (de l’ordre de 10 milliards d’euros) est du aux baisses de l’impôt sur les bénéfices de sociétés. Quant aux exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, dont l’efficacité est pour le moins douteuse sur l’emploi, elles représentent environ 27 milliards d’euros de pertes de recettes, compensées par l’Etat à la Sécurité sociale. Rétablir les finances publiques exige dans ces conditions moins de rigueur budgétaire que de rigueur intellectuelle et morale : il suffirait, pour boucler les comptes, de revenir sur cette gabegie qui constitue autant de cadeaux faits aux plus hauts revenus salariaux et à ceux du capital.

Remettre la main sur les 40 milliards d’impôt sur le revenu perdus chaque année devrait constituer un jeu d’enfants. Il suffirait de réinstaurer une ou deux tranches, ponctionnées entre 50 % et 70 %, avec un seuil de déclenchement suffisamment bien calibré pour engranger ladite somme. Dans un contexte où la menace d’un nouveau krach obligataire n’a pas complètement disparu, on pourrait même se payer le luxe d’offrir le choix aux nouveaux assujettis : payer normalement le supplément d’impôt dû (les 40 milliards en question), ou placer trois fois cette somme sur un compte, bloqué pendant sept ans, destiné à financer le déficit que cette « option fiscale » continuerait d’entretenir. En un sens, ce choix est celui qui fut longtemps offert aux classes aisées : voter pour des gouvernements qui réduisent leurs impôts et leur procurent en contrepartie des titres de la dette publique… qu’ils achètent avec l’argent ainsi épargné. On veillerait cette fois à supprimer le double dividende que constitue le paiement des intérêts sur ces placements. Un compte sur Livret (à taux zéro, donc), que l’on pourrait baptiser « Livret L », pour « Libéral » – puisqu’il laisserait le choix – parviendrait à collecter, en régime stabilisé (au bout de sept ans), 840 milliards d’euros. L’économie pour l’Etat, en termes d’intérêts payés sur la dette, serait de l’ordre de 32 milliards d’euros par an. Et la moitié de la dette publique française serait ainsi sécurisée, mise hors marché, ce qui ramènerait à presque rien le risque de défaut perçu par « les marchés », tout en repassant allègrement sous les critères du Pacte de stabilité. Il ne serait pas interdit aux autres pays de s’en inspirer…